Tout venait d’un rêve. Une énorme foule en mouvement. Pas de cause.
Ni ‘’Pour les femmes’’. Ni ‘’A bas Bibi’’. Ou ‘’A bas les capitalistes’’’’. Ni ‘’Contre
la vie chère’’. Mais, horreur, une foule de personnes avec, toutes, une tête de
téléphone mobile !! La jeune fille, toute menue, toute blonde ébouriffée,
et toute stupéfaite d’elle-même, n’eut pas terminée son récit que les exclamations
fusèrent. Drôles de smartphones ! Des mobiles qui marchent ! Bien
entendu, Les mobileshommes ! Aussitôt reprit par Et pourquoi pas
les mobilesfemmes !! Suivi d’un Les femmes, c’est moins
rigolo !!
Le bruit mêlé des vagues et du vent matinal emplit un instant la
troupe devenue silencieuse et pensive. Un quadragénaire rondouillard et jovial
tenta bien d’entretenir une distance au sujet en affirmant qu’il ne se sentait
pas avoir une tête de smartphone. Mais pour se faire renvoyer un ironique Pas
sûr ! Et surtout, un concert s’éleva qui, effectivement, reconnut que
le rêve caricaturait la réalité d’un phénomène déterminant. À la fois par sa
dimension et par sa vitesse. Il suffisait de se reporter quinze ou vingt ans en
arrière. Comment contacter son fils en promenade au Néguev, surveiller sa résidence
normande à distance, photographier sa voiture après l’accident, vérifier en
temps réel que l’avion de Paris vient d’atterrir ou que ‘’atterrir’’ prend bien
deux ‘’t’’ et deux ‘’r’’……Il suffisait de reconnaître la situation. Dans les
bus, trains, neuf passagers sur dix sont rivés sur leur mobile. Cinq sur dix
marchent avec leur téléphone à l’oreille ou en suivant leur propre main qui le
tient comme un leurre devant eux. Deux bras, deux jambes, une tête, et un
boitier, voilà ce qu’un martien pourrait retenir du premier terrien qu’il découvrirait.
Pour le meilleur d’ailleurs. Le concert devint proprement louangeur.
Il est l’ami, personnel, complet, disponible. Égalitarisme total, disponible au
pauvre comme au riche, au jeune comme au vieux, au nord comme au sud. Communication
partout, pour tous, à tous moments. Accès à toutes les catégories de connaissance.
Ouverture au monde entier. Naviguer dans le temps. Du passé au présent
immédiat. Couteau suisse, il parle, traduit, photographie, très bien, traduit,
calcule, enregistre, transmet. À usage personnel, professionnel, éducatif. Militaire,
compléta le colonel à la retraite.
Peut-être un peu trop louangeur, d’ailleurs. Car s’ensuivit une
espèce de contre-concert. Le colonel, sur sa lancée, suivant la tradition
‘’ronchon’’ de son ex-profession, fit une envolée quasi lyrique sur la dérive
addictionnelle provoquée par l’usage incontrôlable du mobile. Recevant il
est vrai le renfort de nombreux participants. Le mobile peu aussi bien isoler
du monde que raccorder au monde. Il risque de focaliser l’attention sur un
monde virtuel, amener à ignorer le monde réel. Le prof de lettre alla jusqu’à évoquer
La République de Platon. Le mobile est comme une caverne portative. Il peut
aider à trouver le Vrai, et le Bien. Mais, le plus souvent, il favorise le
monde des images, des ombres. Il peut couper la communication directe entre les
gens, il peut rendre insensible au temps qu’il fait, aux personnes proches, aux
rencontres, au dialogue, à l’environnement, aux paysages. Source
d’épanouissement personnel possible, il devient souvent instrument
d’enfermement dans un territoire individuel restreint. Il peut provoquer, peu à
peu, une forme d’appauvrissement intellectuel. Pourquoi connaître dans le détail
la géographie d’Israël, ou de la Bretagne ou européenne, si, grâce à son GPS on
peut aller de Beersheba à Haïfa, de Rennes à Plougastel, de Madrid à Bucarest,
sans coup férir et sans rien apprécier des pays que l’on traverse ?
Assez admiratif, Jonathan vit la jeune rêveuse, remise de son
émotion initiale, secouer ses boucles blondes, se lever, et reprendre son fil
là où elle l’avait laissé. Elle reconnut l’étrangeté de ce défilé d’humains à
tête de téléphone, remercia habilement les partisans et les opposants au
phénomène envahissant des ‘’mobiles’’, et déclara comprendre maintenant, grâce
à eux, où la conduisait cette étrange procession.
Nouvel adjuvant aux capacités humaines, le smartphone est devenu lui,
le prolongateur des forces et des faiblesses humaines. Le laisser dominer
conduira l’homme au décervelage. Maîtriser la multiplicité de ses facultés
amplifiera les possibilités humaines. La diversité des visages humains doit
remplacer l’uniformité des écrans. Le vieux colonel, lui encore, galant et beau
joueur, se leva, s’inclina : une smart jeune femme prévaudra toujours
sur un smartphone. Une salve d’applaudissements vint lui apporter
confirmation.
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