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mardi 3 janvier 2023

Juifs du Liban/2 - le Tumulte de Selim NASSIB

 


JUIFS DU LIBAN/2 - LE TUMULTE DE SÉLIM NASSIB


Chronique d’un papy flingueur Albert NACCACHE


Selim Nassib


Le roman le Tumulte, de Sélim Nassib [1], raconte l'histoire de Youssef, adolescent qui grandit à Beyrouth dans une famille juive. C’est un très beau roman autobiographique, une œuvre poignante à forte portée émotionnelle. L’auteur est né en 1946 à Beyrouth. Après avoir travaillé de nombreuses années comme journaliste pour le quotidien Libération, il se consacre à l’écriture depuis 1990.




L’auteur s’est choisi un double de fiction, Youssef Hosni, né comme lui dans une famille juive de Beyrouth, jeune homme épris de justice et de liberté, devenu journaliste en France. Le livre est construit en triptyque : «L’âge d’homme, 1956», «Avant la guerre, 1968» et «La fureur, 1982». Ce sont les époques qui balisent un parcours initiatique dont Beyrouth est le cœur, trois moments forts de l’histoire du Liban.

L’âge d’homme, 1956 

Le premier tableau est une évocation poétique de l’enfance. Youssef qui a 13 ans est avide de grandir. On découvre le narrateur à la veille de sa bar-mitsvah. Entre un père joueur de poker et une mère timide, Youssef vit à Beyrouth dans un monde imprégné de sensualité et de mystère. Les mélodies de l'hébreu qu'il entend chez lui se mêlent aux sonorités de la rue arabe. Ce qui l'occupe, c'est l'éveil au sexe, le tumulte de peur et de désir qu'il sent monter en lui. L'éducation sentimentale occulte les questions autour de la crise de Suez et de l'occupation du Sinaï par l'armée israélienne. Les pages sont souvent tendres et drôles, toujours empreintes de nostalgie.

La rue

«La rue et, surtout, l’autre rue, celle que l’on ne voit pas, sont bien réelles pour moi. Je vivais dans un coin proche du centre-ville où il ne se passait rien, avec des épiciers chrétiens, musulmans, des voisins grecs… Les rapports étaient harmonieux, c’est-à-dire polis, sans que l’on sache vraiment la part de sincérité dans cette convivialité apparente. Et ce mélange fait qu’un enfant ne sait pas d’où vient cette oppression qu’il ressent, alors que tout est souriant. ... À Beyrouth, il y a dans l’air plusieurs langues, plusieurs accents, plusieurs points de vue à la fois, y compris en soi, c’est ce qui provoque cette élasticité mentale caractéristique du Liban et des Libanais».

La maison

«Mes parents venaient de Syrie, de Damas dans le cas de mon père, d’Alep dans le cas de ma mère. Ils arrivent au Liban au début des années 40, années pendant lesquelles le port de Beyrouth se développe rapidement ; Il n’y avait d’ailleurs pas de frontières entre les deux pays à cette époque. La Syrie est ainsi le lieu des origines, la France est le pays rêvé. Il y a aussi ce pays mystérieux, Israël, qu’on désigne entre nous sous son nom de code, Eretz,,, Chez nous, on parle français. Sauf papa qui ne parle jamais, ou rarement. Le français, c’est maman. La frangié, c’est comme ça que ses sœurs l’appellent. Ça lui est égal : elle continue de me pousser vers le français comme s’il était son seul miroir, mon seul avenir. La France a quitté le Liban depuis plus de dix ans mais même de loin elle reste la tendre mère qui veille et protège, la source qui pourvoit en images, en rêves. L’arabe, lui, est réservé aux échanges avec les épiciers ou les bonnes, mais c’est aussi la langue de tout ce qui est sale. Le français est une langue aussi bien élevée que moi, en costume de velours à bretelles et chemise de satin, innocent petit garçon à sa maman, respectueux».

Judaïsme

«Je ne suis pas religieux mais j’aime dans le judaïsme l’idée que l’identité juive échappe à toute définition, qu’elle demeure fluide, qu’elle intègre le doute, le questionnement jusqu’à la mise en cause de Dieu lui-même».

La circoncision 

«Ils ont profité que je ne pouvais pas me défendre pour sacrifier une partie de moi, une partie infime soi-disant pour que le reste puisse se souvenir de son alliance avec Dieu … ils disent qu’ils ont obéi à l’armée des morts qui nous ont faits, à Dieu lui-même».    

Bar-mitsvah

«Treize ans est l'âge fixé par Dieu lui-même, des forces supérieures se conjugueront à la seconde dite et me feront changer d'état. Alors j'entrerai dans le monde de Rocco (son camarade de classe), libéré de toute tutelle, responsable de mes actes, comptant dans le miniane et la prière des morts, sexuellement puissant, faisant partie de la tribu, libre de la quitter enfin».

Temple Maghen Abraham


La synagogue

Il décrit la synagogue dans les dernières heures du jeune de Kippour, avec les hommes, fantômes enveloppés dans leurs châles de prière s’adressent à Dieu et les femmes qui papotent, interpellées souvent par le rabbin «Ya nissouane» (Les femmes) pour les faire taire.

Alliance israélite


L’école de l’AIU

Youssef fréquente l’école de l’Alliance à Wadi Abu Jamil. «Les quelque mille élèves de l’Alliance israélite universelle se rangent dans la cour de récréation qu’une courte barrière grillagée divise en deux, côté garçons et côté filles. Chaque professeur se tient devant sa classe en attendant que Mr Préciado, debout au milieu de la cour, ventre en avant, donne le signal. Les élèves entonnent alors à pleins poumons, l’hymne de l’école qui commence par «Vivant espoir de l’Alliance» et finit par «Au progrès marchons avec elle / Avec elle à la liberté !»

Ecole Selim Tarrab classe de 9ème Beyrouth 1954


      Nasser nationalise le canal de Suez et c’est le triomphe de «l’autre rue». «L’autre rue est arrivée dans la mienne». Beyrouth est loin du théâtre des opérations, mais, déjà, la petite communauté juive (6.000 personnes) est sur le qui-vive. «Les Juifs ont attaqué», entend-on dans la rue. Le boulanger musulman cherche à venger la défaite égyptienne en faisant brûler le gâteau juif rituel. Mais, à l’école israélite, la victoire israélienne est vécue autrement : «Garçons d’un côté, filles de l’autre sont montés en classe avec des sourires invisibles aux lèvres. On a gagné mais on ne doit pas le dire. Nous sommes les plus forts mais secrètement. En territoire ennemi. Nains dans ce pays, géants dans l’autre. Même entre nous, il faut feindre. Feindre de feindre. La dissimulation fait partie du plaisir. Il suffit que les regards se croisent, la jubilation déborde, les visages s’éclairent, comme lavés, comme vengés. Mais de quoi ?»

Avant la guerre, 1968

Deuxième tableau : Vingt ans après, en mai 68, il s'engage en politique pour rencontrer des filles. Mais l'Histoire le prend au sérieux. Il se retrouve en prison et découvre qu'une véritable guerre civile coule dans les entrailles du pays. Sa mère lui disait «Ne te mêle pas, c’est dangereux, ce pays n’est pas le nôtre, on est juif» et lui demandait De quel côté es-tu à la fin ?

     «Je ne voulais plus être juif» J’avais rejoint une autre tribu, une tribu de mon choix : l’extrême gauche afin d’«ébranler la logique confessionnelle» pour que chacun appartienne «à son pays avant d’appartenir à sa confession». «Un groupe se constitue donc à Beyrouth. C’est aussi un groupe mixte où on peut enfin rencontrer des filles, puisque les écoles n’étaient pas mixtes». Bien sûr, comme ses camarades il souhaitait la défaite du «l’impérialisme» et du «sionisme» mais sa famille juive imaginaire qui vivait de l’autre côté de la frontière dans «le pays interdit», douchait quelque peu ses velléités guerrières.

Guerre des Six-jours


La guerre des Six-jours va «changer les choses du tout au tout» : il doit à la fois participer à des manifestations contre Israël et protéger le quartier juif de Beyrouth. Lors d’une immense manif à Beyrouth, il craint pour le quartier juif !! Le groupe d’extrême-gauche toutes confessions confondues établit un cordon dans la rue à l’entrée du quartier juif et la foule poursuit son chemin vers la place Riadh el Solh. Les cinq Juifs du groupe dont Rocco Saltiel sont emprisonnés pendant quelques jours par les phalangistes !!! Nasser ne démissionne plus et Arafat apparait. La guerre a changé les choses «du tout au tout» et les Juifs quittent le Liban. Rocco le copain plus âgé, va faire des études de lettres et quittera le quartier juif pour vivre au milieu des musulmans. Fouad Farchakh, le fils de son professeur d’arabe, autre figure du groupe deviendra avocat. Youssef fera des études à Paris et voyagera régulièrement entre Paris et Beyrouth pour voir ses parents.

La fureur, 1982

Troisième tableau : le journaliste qui couvre les conflits. Lorsque l'armée israélienne envahit le Liban pour en chasser les Palestiniens de l’OLP, Youssef quitte Paris où il est devenu journaliste et revient à Beyrouth couvrir de l'intérieur le siège de sa ville. Dans les rues dévastées et les immeubles éventrés par la guerre se renouent les fils de son destin. C'est le temps des retrouvailles avec les amis de jeunesse dans un Beyrouth ravagé. Youssef est accueilli par Rocco devenu membre du Fatah, il obtient un papier avec en tête OLP l’accréditant comme journaliste (français parlant arabe) et passera deux mois à Beyrouth, logé chez Rocco près de l’université américaine. Il retrouve Fouad ainsi que son jeune frère Zeid qui a rejoint le Hezbollah et qui soutient que l’islam l’emportera dans le monde.

Youssef souhaite visiter sa maison d’enfance, il retrouve son quartier guidé par Fouad qui lui permet d’éviter mines et trous béants, puis sa rue et sa maison occupée par 2 femmes. Il retrouve des voisins et Mr Farchakh père, aveugle et dur d’oreille : «Mon Dieu, comme vous m’avez manqué ! un garçon juif, je n’en ai plus vu depuis …trente ans ! Vous êtes tous partis. Le monde mélangé, le mien …a complètement disparu ».

Jana dont il était amoureux est professeur à l’université américaine et n’est pas mariée. «Jana surgit d’un coup tellement réel et tellement poussière de rêve en même temps». Tu as mis le temps… lui dit-elle. Elle refuse de le revoir en tête à tête. «Ce qui s’est passé entre nous est trop violent pour être pris à la légère, trop dangereux», pour moi jouissif jusqu’à l’évanouissement. Elle dit qu’elle a peur de reprendre feu – alors que c’est tout ce que je veux».

Ralph Raouf Farhi le pharmacien juif de Chatila est assassiné en tant qu’espion par le Hezbollah naissant. Youssef prononce le Kaddish. Apercevant un drapeau israélien, Youssef dit à Rocco : «Tu te souviens quand on était petits on gravait l’étoile de David au canif sur certains bancs de la classe. Ça voulait dire notre vrai pays n’est pas ici»

Selim Nassib (à droite) interviewe Yasser Arafat (au centre), à bord de l’Atlantis, au moment du départ du Liban du leader palestinien, le 31 août 1982.

A la question «L’engagement de ces jeunes juifs pour la cause palestinienne que vous évoquez est-il réel dans votre expérience ?» posée par Joséphine Hobeika, Sélim Nassif répond :  «Absolument. J’ai été l’un de ces militants juifs de 68 qui rejetaient l’idée d’une loyauté vis-à-vis d’Israël et se montraient solidaires des Palestiniens. La vision politique était assez claire, c’était plus compliqué au niveau humain. Certains pouvaient avoir de la famille en Israël, même s’ils ne l’avaient jamais vue. Cette ambiguïté plus ou moins avouée du sentiment me paraît plus proche de la réalité que les grandes déclarations. Dans le roman, le narrateur qui revient dans sa ville de Beyrouth encerclée prend à l’évidence une position anti-israélienne. Mais cinquante pages plus loin, il est anti-Hezbollah. Rien n’est univoque. En cela, le roman essaye d’être un miroir de la complexité du Liban et des différentes subjectivités qui s’y affrontent. Quand le narrateur se retrouve avec Mahmoud Darwiche déclamant l’un de ses poèmes dans le cargo qui vogue vers Beyrouth en guerre, on a l’impression d’être dans une épopée. Mais tout de suite après, on entend le poète exprimer son ras-le-bol d’être toujours obligé d’ânonner le même poème : Inscris, je suis arabe. On glisse ainsi tout le temps du grave au trivial, du sérieux au drôle… Ça aussi, c’est un tumulte !» [2]

Quand la guerre de 1982 touche à sa fin, le héros réalise que tout le monde l’a perdue. Béchir Gemayel qui devait signer la paix avec Israël est assassiné le 14 septembre 1982, trois semaines après avoir été élu président de la République.



Beyrouth Livres, une occasion ratée  

Dans un message Facebook et Twitter, posté à l’occasion de la tenue du festival littéraire «Beyrouth Livres», , Mohammed Mortada, ministre libanais de la Culture, proche du Hezbollah et du mouvement chiite Amal, écrivait Le 8 octobre 2022 les propos suivants : «Le ministère de la Culture ne peut permettre que la porte soit ouverte pour la culture sioniste, serait-elle masquée, ni que le Liban soit un tremplin de propagande pour la littérature sioniste et les contenus littéraires aux objectifs et à l’inspiration sionistes». Il avait également affirmé qu’il «ne permettrait pas à des sionistes de venir parmi nous et de répandre le venin du sionisme au Liban».

Après ces propos, quatre auteurs français de renom, aussi jurés du prix Goncourt, Éric-Emmanuel Schmitt, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner et Pierre Assouline, avaient alors décidé de ne pas se rendre au festival. Sélim Nassib avait lui aussi annoncé dans un communiqué qu’il renonçait également à participer au festival, affirmant que les propos du ministre l’avaient «profondément dégoûté». Pour quelle raison le ministre du tandem chiite a-t-il suscité cet incident, usant une fois de plus de l’épouvantail du sionisme ? M. Mortada n’avait pas précisé à quels auteurs il faisait allusion.

Sélim Nassib devait présenter son dernier roman, Le tumulte, où il condamne le Hezbollah.


Le quotidien Al-Akhbar, proche du Hezbollah, a aussitôt publié un article se félicitant du désistement des auteurs, sous le titre : «Beyrouth tient tête aux sionistes».


Des combattants du Hezbollah brandissent le drapeau de leur groupe devant une statue du général iranien Qassem Soleimani

 

[1] Éditions de l'Olivier

[2] OLJ / Propos recueillis par Joséphine HOBEIKA, le 12 septembre 2022

2 commentaires:

Avraham NATAF a dit…

Fascinant, confusion entre la réalité, l'identité, l'appartenance et la solitude.

Anonyme a dit…

Excellent article ! C'est comme si j'avais lu le livre.