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mardi 13 novembre 2018

Que devient la Turquie ? par Jean CORCOS



QUE DEVIENT LA TURQUIE ?

Par Jean CORCOS



Dorothée Schmid a été notre invitée à Radio Judaïques le 4 novembre. Elle dirige le programme «Turquie / Moyen Orient» à l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales). Nous l’avions donc reçue l’an dernier pour commenter son ouvrage «La Turquie en 100 questions» [1]. Cet ouvrage de référence permet de comprendre ce fascinant pays. L’actualité des derniers mois a remis la Turquie sous les feux de la rampe.






Au début de l’année, l’armée turque est  entrée dans une petite zone au Nord-Ouest de la Syrie, ce qui a fait craindre un engagement militaire beaucoup plus important. Les élections présidentielles ont été ensuite gagnées au premier tour par Recep Tayyip Erdogan alors qu’on le disait en perte de vitesse. Mais il y a eu surtout la grave crise avec les Etats-Unis, après l’emprisonnement d’un pasteur, retenu sous prétexte d’espionnage. Au cœur de l’été la dégringolade de la livre turque a révélé la fragilité économique du pays. Et enfin, la Turquie est revenue tout dernièrement à «la une», avec l’affaire Jamal Khashoggi, ce journaliste opposant assassiné dans le consulat saoudien d’Istanbul, engageant un véritable bras de fer avec l’Arabie.
S’agissant des élections du 24 mai, le président sortant Erdogan est passé au premier tour avec plus de 52% des voix, alors que l’on pronostiquait un ballottage. Est-ce une surprise ? Dorothée Schmid souligne que deux élections ont eu lieu le même jour. Pour la présidentielle, il n’y avait pas de personnalité pouvant menacer Erdogan, et l’élection démontre que sa popularité reste très grande. Pour les législatives, l’AKP a dû s’allier à un parti d’extrême-droite pour avoir une majorité.

Vu la forte répression contre les médias d’opposition, il n’est pas certain que les élections aient été vraiment libres en tenant compte de la campagne extrêmement courte imposée par ces élections anticipées, ainsi que du contrôle des médias par l’AKP. Mais malgré cela, les oppositions ont mené une campagne très pugnace ; même le HDP, très proche de la minorité kurde, a pu maintenir une présence à l’Assemblée.  Les résultats pour les Turcs vivant en Europe sont aussi étonnants. Ils ont voté en masse pour Erdogan, 65% en France. Dorothée Schmid a donné deux raisons à l’antenne. D’abord, une forte popularité d’Erdogan dans la Diaspora qui pense qu’il a redonné sa fierté à leur pays d’origine. Ensuite l’AKP investit beaucoup auprès de ces populations, en menant campagne à l’Etranger.

Erdogan à Paris

Concernant les relations avec Israël, elles sont à nouveau au plus bas, suite aux accrochages sanglants à la frontière de Gaza. La Turquie a rappelé son ambassadeur, a expulsé celui d’Israël, alors qu’elle n’était pas directement concernée. Des injures incroyables ont été proférées lorsque le Premier ministre Binali Yildirim a jugé la victoire israélienne à l’Eurovision : «c’est un vote truqué, et d’ailleurs Israël ne sait que tuer et ils ne savent pas chanter». Mais en même temps, le commerce reste très important entre les deux pays.



Et, étrangement, Muharrem Ince, l’opposant kémaliste, a reproché à Erdogan de maintenir ces relations : pourquoi ? Pour Dorothée Schmid, cela est dû à une «contamination islamiste» de l’ensemble du corps politique. La vision géopolitique du pays a changé, et elle n’est plus celle d’avant-hier où Israël s’était trouvé deux alliés stratégiques non arabes, la Turquie et l’Iran. Aujourd’hui, la question palestinienne n’est plus en tête de l’agenda des pays arabes, en particulier du Golfe. Et c’est Erdogan qui se manifeste le plus fortement pour la prendre à son compte, comme on l’a vu à propos du transfert de l’Ambassade américaine à Jérusalem.
A propos de la Syrie, on craignait que l’armée turque occupe tout le Nord et donc s’oppose frontalement aux Occidentaux qui soutiennent les Kurdes ; mais on a l’impression au contraire d’une grande prudence. La Russie a stoppé l’offensive des troupes d’Assad sur le dernier réduit rebelle d’Idlib, et les Turcs ont beaucoup pesé auprès de Poutine pour, en quelque sorte, geler les forces sur le terrain. Pourquoi ?
Dorothée Schmid rappelle d’abord que le nombre des belligérants conduit à plusieurs conflits, les puissances extérieures évitant de s’affronter directement. Paradoxalement, la Turquie est à la fois membre de l’OTAN, et se trouve sur le terrain pour combattre les Kurdes, eux-mêmes alliés des Américains. Peu à peu, les Turcs grignotent toute la zone Nord de la Syrie, en s’installant de façon durable. Autre élément de préoccupation pour eux et dont on parle peu, l’inquiétude concernant Alexandrette – en Turc, Iskenderum -, cédée par la France à la Turquie à l’époque du mandat pour la convaincre de ne pas s’allier à nouveau à l’Allemagne. La Syrie n’a jamais reconnu la perte de ce territoire. Enfin, Dorothée Schmid rappelle qu’il est impossible pour les Turcs de faire un renversement d’alliance en quittant l’OTAN, car «ils ne font pas le poids» face à la Russie, sans les Etats-Unis et sans l’Union Européenne ; en outre, leurs relations avec l’Iran connaissent toujours des hauts et des bas.
Andrew Brunson

Concernant maintenant la crise avec les Etats-Unis. Pour rappel, un pasteur américain, Andrew Brunson, était assigné à résidence depuis deux ans sous l’accusation – fantaisiste – d’espionnage. Il avait été proposé en monnaie d’échange contre Fetullah Gülen, l’opposant  exilé aux Etats-Unis. Donald Trump a fini par menacer, il a pris des sanctions économiques, ce qui a encore aggravé la chute de la livre turque. En réponse, Erdogan a eu d’abord des propos bravaches, en parlant de «complot étranger» et en disant «nous vous défions» ; mais au final, Brunson a été libéré. Comment l’expliquer ? Les relations turco-américaines sont indispensables aux deux parties. Or, elles vont très mal depuis que Gülen a été présenté comme le responsable du putsch manqué de 2016. Elles vont mal aussi en raison de l’alliance américano-kurde en Syrie. L’affaire du Pasteur Brunson traduit bien la méfiance extrême vis-à-vis des Chrétiens, évangélistes surtout, dans une Turquie à 99% musulmane. Mais cette affaire était d’abord une épine dans le pied des Turcs, et  complétement contre-productive pour eux.
La devise turque, qui s’échangeait en janvier à 3,5 livres pour un dollar, a subi une chute vertigineuse en atteignant le cours de 7 livres pour redescendre à peu près à 5,5 actuellement. Ce dévissage s’explique alors que le principal succès de l’AKP a été 15 ans d’expansion économique. Dorothée Schmid rappelle la multiplication par trois du PNB par habitant pendant cette période. Mais ces dernières années, on a constaté une surchauffe, avec une croissance tirée uniquement par le secteur des grands travaux, et surtout par un financement étranger vu la faiblesse de l’épargne intérieure. Or – et c’est vrai pour tous les pays émergents – les capitaux américains sont en train de revenir aux Etats-Unis. Erdogan a réagi de façon irrationnelle face à la crise ; son gendre, nommé ministre de l’économie alors qu’il n’a aucune compétence, a mal géré la crise ce qui a encore plus affecté la confiance des milieux financiers.
Jamal Khashoggi et sa femme

S’agissant de l’affaire Jamal Khashoggi, le journaliste opposant saoudien a été assassiné dans l’enceinte du consulat d’Arabie à Istanbul. Il vivait aux Etats-Unis mais il devait se marier avec une Turque, d’où son passage fatal au consulat pour récupérer des documents. La presse turque a révélé l’affaire, à partir d’informations distillées peu à peu par les autorités. Bien sûr, Khashoggi a été une victime d’un meurtre barbare, et il ne s’agit pas de nier le scandale diplomatique. Mais on sait aussi qu’il était Frère musulman et sa fiancée proche de l’IHH, ONG islamiste turque (impliquée en particulier dans l’affaire du Mavi Marmara).
Cela pourrait expliquer le zèle d’Erdogan. Pour Dorothée Schmid, cela a été l’occasion de rétablir un équilibre face à l’Arabie Saoudite, et à la compétition de leadership sunnite. Face aux oppositions saoudiennes au leadership actuel à Ryad, Khashoggi s’était réfugié aux Etats-Unis. Des comptes sont à régler entre le camp des Frères musulmans et du Qatar, soutenu par la Turquie, et l’axe Arabie – Egypte. Erdogan se pose ainsi à nouveau en interlocuteur privilégié des Américains. Certes, on peut lui reprocher sa répression contre les médias avec les centaines de journalistes virés, arrêtés ou condamnés chez lui, mais il peut dire «nous on n’a pas découpé de journalistes vivants dans les enceintes diplomatiques»
Enfin, le «feuilleton» dans la presse turque a permis à Erdogan d’apparaître comme le seul capable de bien gérer cette affaire, par contraste avec des Saoudiens très mauvais communicants, qui ont commencé par tout nier pour donner ensuite des versions contradictoires de l’affaire. Côté turc, et grâce certainement à des écoutes, on a pu distiller les informations petit à petit.
En conclusion, peut-on dire qu’Erdogan s’est révélé ces derniers mois comme un politique très habile, à la fois sur le plan intérieur et sur le plan international ? Dorothée Schmid le pense, malgré une faiblesse en matière économique où il ne comprend pas grand-chose ; il sait très bien rebondir, alors qu’on le disait fini il y a deux ou trois ans.

[1] Editions Tallandier. Une édition réactualisée en format poche vient de paraître

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