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vendredi 24 août 2018

La Turquie hypothèque sa coopération militaire avec les Etats-Unis


LA TURQUIE HYPOTHÈQUE SA COOPÉRATION MILITAIRE AVEC LES ÉTATS-UNIS
Par Jacques BENILLOUCHE
Copyright ©  Temps et Contretemps
               

          La Turquie semble négliger les limites de son bras de fer avec les Etats-Unis. Elle n’a pas affaire à l’Europe qui, à la première menace, préfère composer pour éviter le clash avec le dictateur Erdogan. A fortiori lorsque, en face de lui, se trouve Donald Trump qui n’aime pas trop qu’on lui marche sur les pieds. Les derniers développements entre la Turquie et la Russie, qui fournira les systèmes de défense S-400, ont poussé les Américains à suspendre toute livraison d’avions furtifs F-35.


S-400

 Le 21 août 2018, Alexander Mikheev, patron de Rosoboronexport, l’agence chargée des exportations russes d’équipements militaires, a confirmé que la livraison des premiers systèmes de défense aérienne S-400 à la Turquie aurait lieu au premier semestre 2019. Il a été précisé que le paiement de cette commande, évaluée à  2,1 milliards d’euros, ne s’effectuera pas en dollars mais en «devises locales». On ignore si la devise locale sera la livre turque en pleine déconfiture.
La Turquie sait, pour en être membre, que le système S-400 est incompatible avec les équipements dont disposent les pays membres de l’Otan, et en particulier les avions F-35 qu’Erdogan a commandés à 100 exemplaires. Il ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, car les Américains ne sont pas prêts à mettre à la disposition de ses alliés russes les données sensibles relatives à l’avion de 5ème génération développé par Lockheed-Martin. 

Heidi H.Grant

Heidi H.Grant, sous-secrétaire adjointe de l’US Air Force pour les affaires internationales, avait déjà mis en garde la Turquie en novembre 2017 : «C’est une préoccupation importante, non seulement pour les États-Unis, car nous devons protéger cette technologie de pointe, mais aussi pour tous nos partenaires et alliés qui ont déjà acheté le F-35». Israël a depuis le début de l'année constitué plusieurs escadrilles de F-35 en service. Dans sa folie anti-Trump, Erdogan ne semble pas avoir assimilé cet avertissement.
Or le Congrès des États-Unis a voté, avec une célérité inhabituelle,  un budget de 716,3 milliards de dollars pour le Pentagone.  En effet, le 1er août 2018,  une semaine après la Chambre des représentants, le Sénat a adopté, à large majorité (87 voix pour, 10 contre) le projet de «National Defense Authorization Act» (Ndaa), qui fixe le niveau des dépenses militaires américaines pour 2019. Mais ce projet contient des mesures législatives qui interdisent au Pentagone de livrer le moindre avion de combat F-35A à la force aérienne turque tant qu’Ankara maintiendra sa volonté d’acquérir des systèmes de défense aérienne S-400 auprès de la Russie. Aucun de ces appareils destinés à la Turquie ne sera autorisé à quitter le territoire américain.
Andrew Brunson

Mais le projet Ndaa comporte des exceptions pour les pays, comme l’Inde, qui ont déjà acquis du matériel russe antérieurement au texte voté. Ankara ne bénéficie pas de cette exception. Sachant pourtant que le texte promulgué touchait directement la Turquie, le président américain ne s’y est pas opposé et il l’a signé le 13 août 2018 en pleine crise entre Washington et Ankara à propos du sort du pasteur Andrew Brunson, emprisonné en Turquie pour ses relations présumées avec le PKK et avec le réseau du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être derrière le coup d’État manqué du 15 juillet 2016. Les Turcs mettent dans la balance l’extradition de Fethullah Gülen, réfugié aux États-Unis, en échange de la libération du Pasteur.
Une association pro-Erdogan, certainement suscitée par les autorités turques, a demandé l’arrestation d’officiers américains, accusés d’avoir des liens avec le mouvement Gülen. L’Association pour la justice sociale, qui réunit des avocats et des juristes proches de Recep Tayyip Erdoğan, a déposé une plainte auprès du bureau du procureur général d’Adana pour demander l’arrestation de plusieurs officiers américains, dont certains sont encore affectés à la base aérienne d’Incirlik. 
Officiers américains à Inciurlik

Un expert français en relations internationales fait le parallèle entre la base d'Incirlik et celle de Bizerte qui en 1961 avait presque failli effondrer le régime de Habib Bourguiba. On se souvient que le président tunisien avait envoyé ses troupes et la population civile à l’assaut de Bizerte pour obtenir, par la force, sa restitution à la Tunisie. A l’époque, le général de Gaulle avait répondu par la force causant plus d’un millier de morts tunisiens. Donald Trump, sur ce plan, risque de se comporter comme le Général de Gaulle si la base est attaquée. 
La similitude est liée au fait que les plaignants turcs veulent que les autorités turques bloquent les vols militaires américains à partir d’Incirlik et exécutent un mandat de perquisition dans cette enceinte afin de chercher des «preuves supplémentaires» contre les officiers américains visés. L'Histoire est un éternel recommencement. La Turquie reproche à ces militaires américains d’avoir des liens avec le réseau Gülen et d’avoir «tenté de détruire l’ordre constitutionnel en essayant d’empêcher partiellement ou totalement le gouvernement turc d’exercer son autorité et mettant en danger la souveraineté de l’État turc». L’Association soutenue par le gouvernement turc ose aller plus loin en exigeant «d’arrêter les commandants de l’US Air Force qui en tant que supérieurs des soldats basés à Incirlik, ont joué un rôle dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016».
colonel John C. Walker

Sont notamment visés les colonels John C. Walker, patron du 39th Air Base Wing à Incirlik, Michael H. Manion son adjoint, David Eaglen et David Trucksa ainsi que les lieutenants colonels Timothy J. Cook et Mack R. Coker. Deux sous-officiers sont aussi cités, à savoir les sergents Thomas S. Cooper et Vegas M. Clark. Font également partie du lot le général Joseph Votel, le chef de l’US Central Command, le commandement américain chargé de l’Asie Centrale et du Moyen-Orient, ainsi que le général Rick Boutwell, directeur des affaires régionales du sous-secrétaire adjoint à l’US Air Force et le général John Campbell, qui fut le dernier commandant de la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan. Rien que cela. Plus c’est gros et plus la Turquie y croit.
Mais ce qui risque d’irriter le gouvernement turc est l’excellence des relations des Américains avec les militaires turcs. L’US Air Force a ouvertement affirmé, par la voix de la capitaine Amanda Herman, porte-parole de la base d’Incirlik : «Nous continuons à mener à bien notre mission ici et nous sommes fiers de la relation que nous entretenons avec nos partenaires militaires turcs».

Boeing KC-135R Stratotanker à la base Incirlik

Il faut noter que la base d’Incirlik abrite une partie des bombes nucléaires tactiques B-61 mises à la disposition de l’Otan par les États-Unis. Comme pour Bizerte en Tunisie, le sort de cette base a été régulièrement contesté par les autorités turques qui l’utilisent comme moyen de pression. Par ailleurs, l’association prétend disposer d’une preuve sur l’implication des États-Unis dans la tentative du coup d’État de juillet 2016. Elle aurait découvert un document Word intitulé «directive sur le coup d’État» trouvé dans des courriels adressés à un certain Hüseyin Ömür, alors assistant du général Mehmet Partigöç, un officier accusé d’avoir pris part à la tentative de coup d’État.

Bombe nucléaire B61

Il n’est pas impossible que les États-Unis décident de réduire leur présence à Incirlik pour protéger leurs militaires. Washington hésite cependant à rompre totalement avec la Turquie, membre de l’Otan, en raison de la position géographique stratégique qu’elle occupe, avec le contrôle des détroits entre la mer Noire et la Méditerranée. Erdogan se sent en position de force depuis que le Qatar a pris fait et cause pour lui en signant un accord d’échange de devises pour un montant maximal de 3 milliards de dollars. Doha envisage aussi d’acquérir des systèmes S-400. Le revirement du Qatar s'explique depuis que l'Arabie saoudite, le Bahreïn, les Emirats et l'Egypte n'entretiennent plus de relations diplomatiques avec lui parce qu'il est accusé de flirter avec des groupes islamistes radicaux. Cela explique qu'il ait rejoint la Turquie dans son attitude anti-occidentale.
Aaron Wess Mitchell

Aaron Wess Mitchell, chargé des relations avec l’Europe et l’Otan au département d’État américain, a été clair : «une acquisition de S-400 aurait inévitablement des conséquences sur l’avenir de la coopération militaro-industrielle turque avec les Etats-Unis, y compris concernant les F-35». Il menace de transférer aux Israéliens les activités relatives à la production de l’avion de Lockheed-Martin, jusqu’alors confiées à des entreprises turques. La seule gagnante de ce bras de fer sera sans aucun doute la Russie, dont l’accès à la Méditerranée dépend des détroits turcs.


1 commentaire:

Marianne ARNAUD a dit…

Cher monsieur Benillouche,

Je viens d'apprendre qu'un institut néerlandais - Clingendael Institute - avait rendu publique une étude consacrée au nombre de morts provoquées par les guerres et conflits du XXème siècle. Entre 1900 et 2000, ce sont 231 millions de personnes qui ont été "tuées à la suite d'une décision d'origine humaine".
Je n'ai aucun doute sur la supériorité des armes du XXIème siècle, sur celles du XXème, mais je me demande, si en nombre de morts, au XXIème siècle, nous ferons mieux ou moins bien, qu'au XXème siècle ?

Très cordialement.