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dimanche 19 juillet 2020

L'adieu à Byzance par Albert NACCACHE


L’ADIEU À BYZANCE

Chronique d’un papy flingueur Albert NACCACHE


Hagia Sophia

Construite en 537, la basilique de la Sainte-Sagesse, Hagia Sophia, en grec, ou Sainte-Sophie est le chef-d’œuvre de l’empereur Justinien. Au terme d’un chantier-éclair de cinq années conduit par les meilleurs architectes de l’époque, Isidore de Milet et Anthémios de Tralles, elle devient le monument le plus spectaculaire de la chrétienté. Elle fut construite dans l’idée de rivaliser avec le temple de Salomon. Lors de son inauguration en 537, Justinien se serait écrié : «Je t’ai vaincu, Salomon !»


Mehmet II

En 1453, lors de la conquête d’Istanbul par les Ottomans, Hagia Sophia est épargnée par le sultan Mehmet II. Éclatant trophée de guerre, la basilique déchue devient la mosquée Aya Sofya (en turc). C’est le symbole de la victoire de l’islam sur le christianisme. Le premier geste de Mehmet II fut en effet s’y rendre pour la prière du vendredi.
Tout autre sera le comportement de Mustafa Kemal Atatürk. En 1934, le premier président de la République de Turquie désacralise la basilique-mosquée pour «l’offrir à l’humanité» en la transformant en musée par le décret du 24 novembre 1934. Ce geste s’inscrit dans sa volonté d’ancrer le pays dans la modernité et la laïcité, au même titre que le changement d’alphabet ou l’abolition du califat, en 1924. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, Sainte-Sophie attire des touristes du monde entier et enregistre quelque 3,8 millions de visiteurs en 2019.
Ataturk - Erdogan

Le 10 juillet 2020, le Conseil d’État qui est le plus haut tribunal de Turquie, a accédé à la requête d’associations en invalidant la mesure de 1934 et affirmé que Sainte-Sophie est «au service du public en tant que mosquée» et que ce statut «ne peut être modifié». Affirmant sa volonté d’exercer «ses droits souverains», le président turc Recep Tayyip Erdogan a aussitôt rendu le joyau d’Istanbul au culte musulman. Le 24 juillet 2020, le monument deviendra officiellement la 84.685e mosquée du pays, en accueillant, la grande prière du vendredi.

Washington se dit «déçu», «la France déplore». La décision d'Erdogan suscite la colère du monde orthodoxe. «L’inquiétude de millions de chrétiens n’a pas été entendue», a dénoncé le porte-parole de l’Église orthodoxe russe Vladimir Legoida.
Entre 1955 et 1964, la plupart des orthodoxes d’Istanbul ont été expulsés et se sont réfugiés à Athènes ou en Thessalonique. Les Grecs dénoncent une «provocation ouverte», une «bombe dégoupillée par Erdogan ». Indignation est le mot qui revient dans toute la presse. Le Conseil des églises du Proche-Orient reproche à Erdogan d'avoir «inversé ce signe positif de l'ouverture de la Turquie pour en faire un signe d'exclusion et de division». Il demande aux Nations Unies et à la Ligue des États arabes à faire «appel de la décision de la Cour suprême turque». Vœu pieux.
Le Conseil œcuménique des Églises (COE), qui réunit 350 Églises chrétiennes, notamment protestantes et orthodoxes, pourtant très favorable à l’islam, a également exprimé «chagrin et consternation». Le Pape François déclare : «Ma pensée va à Istanbul. Je pense à Sainte-Sophie et je ressens une grande douleur». Il est sans doute déçu par la trahison de ses partenaires sunnites du «Comme des frères qui s’aiment».
Vierge et l'enfant

En effet le geste provocateur d’Erdogan est un déni du dialogue islamo-chrétien et équivaut à brûler la déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine. Le document historique a été adopté le 4 février 2019 par le pape et Ahmad Al-Tayeb, grand imam de la mosquée d’Al-Azhar, surnommé parfois le «pape des musulmans». Le texte aux airs de Déclaration universelle annonçait «une nouvelle page dans l'histoire du dialogue entre le christianisme et l'islam».
L’UNESCO a exprimé ses «profonds regrets et ses « graves préoccupations». Audrey Azoulay a déploré une décision «prise sans dialogue préalable». La presse française qui pendant des années a présenté la Turquie comme le modèle de «l’islamisme modéré» accueille avec tiédeur et détachement la décision d’Erdogan. AFP, RFI, Courrier international, Le Monde, Médiapart, … assurent un service minimal et insistent sur la dimension politique de la décision : «Sainte-Sophie a été une mosquée avant d'être un musée», «volte-face», «Coup politique d’Erdogan».
            Le journal (chrétien ?) La Croix relativise : «La conversion des lieux de culte était une pratique courante», «Peut-être plus encore que religieux, le symbole serait aussi politique». Il faut «comprendre cette fascination des sultans ottomans pour Sainte-Sophie», «Le piège serait de répondre par la défense d’un héritage chrétien occidental». Son éditorialiste Guillaume Goubert écrit le 12 juillet : «Et l’on peut donc se demander si la décision du président turc de réinstaurer le culte musulman dans cet extraordinaire édifice est une décision sage».
La Vie désinforme : «Pragmatique, Erdogan, arrivé au pouvoir en 2003, avait toujours refusé de toucher au statut de Sainte-Sophie, estimant qu'il avait plus à y perdre qu'à y gagner». «Chrétiens de Méditerranée» dont l’objet principal est justement la défense des chrétiens d’Orient est muet sur le sujet ! Mais toujours obsédé par sa haine d’Israël. Le 13 juillet 2020, il lance «un cri pour de l’espoir» «justice pour la Palestine» et demande à : «Tous les chrétiens ainsi que les Églises, aux niveaux paroissial, confessionnel, national et de l’ensemble de la communauté œcuménique, à s’engager dans une action décisive. Nous ne pouvons servir Dieu et l’oppression des Palestiniens». L’Œuvre d’Orient qui est la première association française (de défense ?) des chrétiens d’Orient ne dit mot sur le sujet et laisse passer l’orage.
En réalité le geste d’Erdogan s’inscrit dans une histoire longue du pays. «Entre 1894 et 1924, trois vagues de violences ont balayé les minorités chrétiennes d'Anatolie. En 1894, les Arméniens, les Assyriens et les Grecs représentaient 20% de la population ; en 1924, ils n'en représentaient plus que 2%». Pour Erdogan, la mosquée devient une arme de guerre, comme l’écrivait le poète turc Ziya Gökalp (1875-1924) : «Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casernes et les croyants nos soldats».  Pour avoir récité publiquement ce vers en 1998, alors qu’il était maire d’Istanbul, Erdogan avait été destitué de sa fonction par l’armée et condamné à quatre mois de prison pour «incitation à la haine religieuse».
Erdogan se proclame l’instrument de la volonté divine et des musulmans (bien au-delà du seul peuple turc) pour personnifier la reconquête de l’islam. D’Ankara à Jérusalem, des Balkans à la Syrie et jusqu’à la Libye, sur tous les anciens territoires de l’empire ottoman. Erdogan déclare : «La Turquie s’est débarrassée d’une honte» et promet de «libérer la mosquée Al-Aqsa» à Jérusalem après avoir «ressuscité Sainte-Sophie» «La résurrection de Sainte-Sophie annonce la libération de la mosquée al-Aqsa, c’est l’indice de la volonté des musulmans du monde entier de sortir de l’interrègne ». 
Aleteia comprend fort bien que la basilique Sainte-Sophie est «rendue à l’islam comme une arme de guerre». Pour Annie Laurent «Ce projet s’inscrit dans une démarche révisionniste entamée alors qu’il était Premier ministre (2003-2014) et amplifiée dès son élection à la tête de l’État, en 2014. Il s’agit d’en finir avec l’héritage kémaliste, trop laïc aux yeux du reïs (chef), en œuvrant à la réislamisation du droit et des mœurs, conformément au programme de sa formation politique, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), d’obédience islamiste, avec l’appui de son allié, le Parti de l’Action nationaliste (MHP). Ces paroles s’inscrivent dans un contexte de confrontation entre l’islam et l’univers non musulman. Par son allusion à Jérusalem, le reïs, qui aspire à la restauration du califat dont il se verrait bien titulaire, entend montrer que son pays défend la cause palestinienne» (Annie Laurent - Aleteia - 14 juillet 2020) 
Prière devant sainte Sophie

«Dans ses discours haineux Erdoğan utilise l’expression «Rescapés de l'épée» (kılıç artığı en turc) qui est une insulte courante contre les personnes qui ont survécu aux massacres de chrétiens - principalement les Arméniens, les Grecs et les Assyriens –dans l'ex-Empire ottoman. Elle exprime une fierté : «Oui, nous avons massacré des chrétiens et des non-musulmans et ils le méritaient !»
«Les Arabes s’intéressent de près à tout ce qui se passe en Turquie et sont prompts à y trouver matière à polémiquer», écrit Feras Abou Helal, rédacteur en chef du site qatari Arabi21. «Car la Turquie, et plus encore le président turc, Recep Tayyip Erdogan, offrent un modèle pour beaucoup d’Arabes qui ne trouvent pas d’autre figure qui corresponde à leurs aspirations nationales et religieuses. Il suffit de regarder les réseaux sociaux pour constater les réactions spontanées de large soutien à la décision du président turc» de transformer Sainte-Sophie de musée en mosquée.
Pour Oumma.com c’est le cri du cœur : «Le président turc, et des milliers de ses supporters, militaient pour cette conversion depuis des années. «Ça y est», Sainte-Sophie, est sur le point de redevenir une mosquée».

Selon le sociologue Saïd Bouamama, en France, pour de nombreux jeunes des quartiers populaires, Erdogan est en passe de devenir leur nouvelle idole.


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