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jeudi 22 octobre 2020

Koweït, normalisation impossible par Jean CORCOS

    

   

KOWEÏT, NORMALISATION IMPOSSIBLE ? 


Par Jean  CORCOS



         

          Le véritable «blitzkrieg diplomatique» brillamment réussi par Israël dans le Golfe ces dernières semaines, avec la «normalisation» actée par les Émirats Arabes Unis puis par le Bahreïn, a tout de suite donné lieu à des spéculations sur la suite : quelle pétro-monarchie allait suivre ? On a bien sûr suggéré l’Arabie Saoudite, le plus puissant et le plus riche de leurs voisins. Mais on a évoqué aussi – dans les médias communautaires en particulier – d’autres Émirats, dans le désordre et il faut le reconnaitre, avec une vision bien superficielle de ces pays. Ainsi étaient cités le Qatar, Oman et le Koweït, comme si leurs choix géopolitiques étaient transposables, pour ne rien dire des échanges (ou de l’absence d’échanges) avec Israël au cours des dernières années : c’était aussi faire preuve d’un mépris réel pour ceux qui ont suivi de près ces différents États. Faut-il le souligner ? 


Cheikh Nawaf al-Ahmad al-Sabah nouvel émir du Koweït


          À Jérusalem comme à Washington, d’éminents universitaires étudient depuis des décennies l’évolution des régimes et des sociétés arabes, et leurs travaux sont considérés là-bas comme indispensables. Mais à Paris, pour avoir produit pendant une vingtaine d’années sur la fréquence juive une série radiophonique sur le monde musulman, je crains d’avoir récolté dans le public communautaire le plus inculte une réputation de «traitre» : qu’ils persévèrent dans leur ignorance et leur racisme primaire. Et intéressons-nous donc au Koweït, Émirat moins sous les feux de l’actualité ces dernières années et dont le souverain est mort il y a peu [1]. 
          Commençons par démolir une image d’Epinal que nous avons tous à l’esprit en pensant aux pétro-monarchies de la péninsule arabique. Le décor, d’abord : partout un désert aride, où personne n’aurait jamais rien cultivé. Ensuite, des populations pratiquant toutes le même islam, pour le dire vite fanatique et sanguinaire. A Koweït City comme à Manama, partout des femmes soumises portant le Niqab. Partout aussi, des Monarchies s’étant imposées aux tribus locales par la force et dans un passé très récent. Aucune ressource, hormis le pétrole miraculeusement apparu au siècle dernier et qui est devenu leur principale source de revenus. Profitant de cet «or noir» une minorité d’autochtones, l’essentiel du travail étant réalisé par des travailleurs immigrés vivant dans des conditions lamentables. Et pour chacun de ces royaumes, une alliance aveugle avec les États-Unis, l’ennemi désigné étant l’Iran – d’où, dans une logique imparable, l’alliance qui serait souhaitée par tous avec Israël, l’ennemi d’hier. 

        Disons aussi qu’il m’a fallu un moment pour substituer dans mon esprit une mosaïque de représentations à l’image unique que je me faisais de ces pays. Un livre très riche, «l’Arabie Saoudite en 100 questions» de Fatiha Dazi-Héni m’a permis de me défaire de la vision simpliste décrite juste ci-dessus, que ce soit pour la connaissance de ce pays [2] ou pour ses relations avec les Émirats voisins [3]. Surtout, cela m’a inspiré un article publié en octobre 2018 sur mon blog du Times of Israël [4], dont la teneur peut se résumer aux intertitres choisis : l’Arabie Saoudite n’est pas le «patron» de ses voisins ; Oman est un Sultanat singulier ; le Qatar reste le cauchemar de l’Arabie ; les Émirats Arabes Unis sont les alliés fidèles des Saoudiens ; Bahreïn est le petit protégé de Riyad ; et le Koweït témoigne toujours une hostilité résolue à Israël. 

          Si par exemple le Yémen est une contrée de vieille civilisation, hélas ravagée par d’incessantes guerres civiles, si l’Arabie a vu la naissance de l’islam et abrite deux de ses Lieux saints, l’Émirat du Koweït n’était presque pas peuplé jusqu’à il y a peu. Privés d'eau douce, les habitants devaient s’approvisionner par des boutres amenant de gros tonneaux en bois en provenance de Bassorah, dans l’Irak actuel. Seul point de peuplement, la petite ville de Koweït, apparue à la fin du 17ème siècle et où s’installèrent des Arabes chiites venus de Dahran. Un peu plus tard, la famille Al-Sabah va fonder à la fois une dynastie et une nation, dans un petit coin de désert de 18.000 km2 enclavé entre l’Irak et l’Iran d’aujourd’hui. Commerce et pêche des huitres perlières feront ainsi vivre une population très réduite, à l’ombre de la Perse, seule vraie puissance locale et ce depuis des millénaires. 
          Au 19ème siècle, les Britanniques alors en guerre avec la Perse vont établir leur protectorat sur le Koweït, alors que le futur Irak restait sous l’autorité théorique de l’Empire Ottoman. A la chute de ce dernier se crée un nouveau royaume, ayant pour capitale Bagdad. Après l’élimination sanglante de la branche irakienne de la dynastie hachémite en 1958, les militaires – qui ne cesseront de putsch en putsch de diriger l’Irak -, réclament le rattachement de l’Émirat, «la 19ème province» à leur pays. Les Al-Sabah, eux, proclament leur indépendance en 1961, sous la protection théorique des Américains et des Anglais.
Un char irakien Type 69, exposé sur le site du martyre d'Al-Qurain, Koweït.


          A l’été 1990, ruiné par sa guerre désastreuse et ratée avec l’Iran, Saddam Hussein tente un coup de poker en envahissant très facilement le petit Emirat : rattachement de la province perdue ; hold-up des riches champs pétroliers à cheval sur la frontière ; et espoir, vite déçu, du dictateur irakien d’un ralliement massif du monde arabe à ce qu’il incarnait, un nationalisme arabe irréductible face à l’Occident et à l’entité sioniste : ce fut, on le sait un échec sanglant, son armée étant écrasée six mois plus tard par les 500.000 hommes de la coalition internationale intervenant sous mandat de l’ONU. 
         Ainsi donc devait renaitre le Koweït, mais après un traumatisme profond : cette guerre avait mis en évidence sa dépendance totale de l’Occident ; mais aussi suscité une peur terrible de la monarchie régnante, qui la pousse à jouer les médiateurs dans chaque conflit local, plutôt qu’à risquer de prendre à nouveau des coups. En voici deux exemples : dans le conflit diplomatique ayant opposé le Qatar à une coalition de pays menés par l’Arabie Saoudite depuis 2017 - et qui a abouti à la mise en quarantaine de l’île - l’Émir Sabah Al Ahmad Al Sabah a choisi une politique de neutralité et de médiation ; vis-à-vis de l’Iran, même prudence, le Koweït se situant à mi-chemin des monarchies ayant conservé de bonnes relations avec la République Islamique (Qatar et Oman) et celles qui la considèrent comme l’ennemi prioritaire (Arabie, Bahreïn et Emirats Arabes Unis) ; alors que son pays doit tant aux États-Unis qui l’ont ressuscité par la guerre du Golfe en 1991, le Koweït est resté très prudent face à la politique étrangère de Donald Trump. Mais cela s’explique aussi par la présence sur son sol et dans son voisinage immédiat du Sud irakien, de nombreuses populations chiites ; leurs mosquées ont fait l’objet d’attentats sanglants de l’État Islamique, et l’Émir a manifesté à l’occasion sa solidarité à leur égard. 
          La politique traditionnelle de «bons offices» du petit Émirat était ancienne, et lui a donné du prestige dans le monde arabe, prestige disproportionné par rapport à son poids réel : ainsi durant la guerre civile des années 1960 au Yémen ; pendant les sanglants événements de Septembre noir, en 1970, entre la monarchie jordanienne et l’Organisation de libération de la Palestine ; et dans les années 1980, durant la guerre civile libanaise. Cet «activisme arabe» est allé de pair avec un soutien affirmé aux Palestiniens, fortement alimenté aussi par la présence d’une des plus importantes et des plus influentes de leurs diasporas. 
          Leur implantation dans le pays a plusieurs caractéristiques uniques par rapport au reste du monde arabe : elle a été fortement encouragé pendant longtemps, faisant passer leur nombre de quelques dizaines de milliers à plus de 300.000 en 1990, au moment de l’invasion du pays et alors qu’il y avait environ 2 millions d’habitants ; elle a concerné plusieurs couches sociales, aussi bien des travailleurs manuels que des fonctionnaires, des commerçants, voire pour les couches les plus éduquées nombre de médecins, ingénieurs et professeurs ; c’est ainsi que «la cause palestinienne» allait avoir un impact disproportionné par rapport à d’autres pays arabes, puisqu’elle s’exprimait dans tous les médias du pays et toutes les instances de la société civile. C’est aussi au Koweït que Yasser Arafat allait créer sa propre organisation, le Fatah. On le sait, le même Arafat allait faire en 1990 le choix désastreux de Saddam Hussein, certains Palestiniens du Koweït jouant alors les «collabos» pendant la courte occupation irakienne. Nombre d’entre eux furent alors expulsés, à titre provisoire ou définitif : mais leur influence et leur poids restent grands dans le pays, au point que comme l’écrivait un journal local, Al-Qabas, «nous serons les derniers à normaliser avec Israël». 
          Mais en comparant la situation du Koweït à celle des Emirats Arabes Unis, qui, après une longue période de rapprochement discret viennent d’entamer une vraie «lune de miel» avec l’Etat juif, on réalise les différentes éclatantes entre les deux monarchies qui sont autant d’obstacles à une vraie normalisation avec la première. Certes, les deux doivent leur richesse à l’or noir, les deux ont d’ailleurs un poids équivalent au sein de l’OPEP, rivalisant pour la cinquième place. Mais l’après-pétrole qui deviendra une réalité incontournable dans quelques décennies a été pensé et préparé à Dubaï et Abou Dhabi, et ignoré à Koweït City. D’un côté, développement d’activités nouvelles comme le tourisme, surtout à Dubaï, et investissements massifs dans l’énergie solaire (la Fédération émiratie est le siège de l’Agence Internationale pour les énergies renouvelables) ; une industrie commence à se déployer en particulier dans le hightech : autant de raisons, objectives, de nouer une coopération avec Israël, pionnier dans ces domaines. 
          Par ailleurs, les compagnies émiraties, ayant les flottes aériennes les plus modernes du monde occupent des parts de marché qui demeureront après la crise. Côté koweïtien, les investissements ont été surtout financiers et immobiliers dans les pays occidentaux, mais le pays n’a pas été modernisé ; il dépend toujours à 90% du pétrole, en n’ayant quasiment rien développé à côté. Il est vrai que – séquelle de la guerre du Golfe – il a subi une pollution effroyable : l’incendie des puits par l’armée de Saddam et le rejet de six millions de tonnes de pétrole dans le Golfe, ont été accompagnés d’une pollution massive des sols ; ceci, joint à une dégradation régulière de l’environnement, surtout sur les côtes densément peuplées, n’incite guère au tourisme. Autre différence, aussi, et ceci pèsera à terme sur leurs relations internationales, la différence de traitement des Frères Musulmans, pourchassés à Abou Dhabi, faisant partie du jeu politique à Koweït City où ils sont présents au Parlement. 
          Mais reste aussi une différence essentielle : à Abou Dhabi, le prince héritier Mohammed ben Zayed Al Nahyane, véritable homme fort du pays, a 59 ans. C’est bien jeune par rapport Cheikh Nawaf Al Ahmad Al Sabah, qui a remplacé à 83 ans son demi-frère l’Emir du Koweït, décédé à l’âge de 91 ans. On ne peut guère miser sur l’évolution des Koweïtiens dans ces conditions. Et, au final et à la réflexion, cette «normalisation impossible» n’est ni étonnante, ni vraiment à regretter.

6 commentaires:

Elizabeth GARREAULT a dit…

Article très instructif. On notera cependant que la normalisation entre les EAU et Israël n'a pas provoque' de réactions agressives et virulentes de la part du Koweït. Prudence ou désir de ne pas insulter l'avenir? Nous verrons bien, ce dernier nous le dira.

Salman a dit…

Croyez-vous que, pour convaincre votre lectorat d'avoir raison, vous soyez obligé de vous montrer si méprisant et insultant à l'égard de gens qui ne pensent pas comme vous "dans le public communautaire le plus inculte, persévérant dans leur ignorance et leur racisme primaire" ?

Anonyme a dit…

En réponse à Salman ... raison sur quoi ?
Le débat est simple, mais peut-être me suis-je mal exprimé. Il y a dans la communauté juive en France une proportion que je n'ai pas quantifiée mais que j'ai entendue et souvent lue, qui effectivement est inculte, ne voulant rien entendre et qui manifeste du racisme. Idem bien entendu, au niveau général, pour les musulmans comme pour toutes les autres minorités. Le dire n'est pas insulter, et ce serait bien insultant pour les non juifs que d'affirmer que seuls les juifs ne comptent aucuns idiots dans leurs rangs.
Ensuite "penser comme moi", à quel sujet ? On peut contester mon analyse, prédire avec des arguments que très vite le Koweït normalisera ses relations avec Israël, et j'en serais heureux ... mais il n'est pas question de cela, ni dans ce que j'ai écrit, ni dans votre interprétation ! J'ai dit qu'il y a chez certains une telle haine qu'une approche documentée du monde arabe, même géopolitique, même historique, est devenu impossible à lire ou à entendre ; ou alors il faudrait seulement radoter sur le thème "tous affreux, sales et méchants". Et une émission longtemps consacrée au monde musulman - et qui a suivi tous les épisodes des 20 dernières années, des guerres d'Israël au nucléaire iranien en passant par les révolutions arabes de 2011 et la guerre civile en Syrie - c'était au dessus des forces de certains pour pouvoir être écouté.Soyez tranquille, personne ne vous oblige non plus à me lire.

Salman a dit…

Réponse à la réaction anonyme: Relisez-vous, vous avez écrit "je crains d’avoir récolté dans le public communautaire le plus inculte une réputation de «traitre» : qu’ils persévèrent dans leur ignorance et leur racisme primaire". sans doute avez-vous manqué de nuances dans votre propos. Si vous reformulez en précisant et en relativisant votre affirmation précédente "qu'existe dans la communauté juive en France une proportion de gens incultes que vous n'avez pas quantifiée, etc., c'est déjà moins généralisant et moins stigmatisant. Et vous faites bien d'ajouter "Idem bien entendu, au niveau général, pour les musulmans comme pour toutes les autres minorités."
Ca va mieux en l'explicitant.
Enfin, soyez tranquille, personne ne vous oblige non plus à publier si vous ne supportez pas la critique.

Georges KABI a dit…

Jean, c'est toujours un plaisir de te lire. Le Koweit n'existait pas en tant que tel, mais etait administre par les Ottomans puis par les Anglais, sous couvert du Mandat britannique. Les anglais se sont apercus que si ils ne controlaient pas un acces au Golfe Persique, leur petrole devrait etre achemine plus loin et devenait donc plus cher. C'est pourquoi les Britanniques creerent de toute piece le Koweit. Et au debut des annees 60, leur "independance" fut proclamee.
Ethniquement, religieusement, la population du Koweit est un appendice de l'Irak. D'ailleurs meme des Juifs vivaient au Koweit, temoin le nom d'un celebre commentateur sportif de la radio israelienne Nissim Kiwiti. Les Juifs irakiens furent expulses, y compris ceux du Koweit.
Ce n'etait qu'une information dont tu n'as pas fait mention dns ton article tres bien documente.

Jean Corcos a dit…

Merci pour les deux derniers commentaires :
- à Salman : faute de manip d'abord pour ma première réponse qui m'a rendu "anonyme", vous l'aviez bien compris. Merci pour votre deuxième message. Et enfin, rassurez vous, je n'ai pas l'intention de me décourager, ni ici, ni ailleurs.
- à Georges : merci pour tes compliments et tes commentaires : en effet, je ne m'étais pas documenté sur les juifs du Koweït, totalement disparus du pays à ce que j'ai compris. A noter aussi que la présence d'une communauté même minuscule (Bahreïn, Emirats Arabes Unis) a quelque part "annoncé" la normalisation avec Israël.