«Migrants, islam, la grande
peur des Européens», tel est le titre d’un article publié par Judith
Weintraub dans le Figaro Magazine du 29 septembre. Cet article
reprenait une interview de Dominique Reynié, que j’ai eu le plaisir de recevoir
dans ma dernière émission. Dominique Reynié est professeur à Sciences Po Paris
et directeur général de Fondapol, la Fondation pour l’innovation politique.
Fondapol publie régulièrement des
analyses très intéressantes, mais son originalité consiste à réaliser et à
commenter des enquêtes d’opinion parfois à l’échelle internationale. C’est le
cas d’une étude concernant 26 pays, intitulée «Où va la
démocratie ?» Les résultats détaillés de cette enquête, mais
surtout les commentaires, pays par pays, ont été publiés dans un ouvrage de 320
pages édité chez Plon. Dans sa présentation, Dominique Reynié, écrit : «Depuis
plusieurs années déjà, les signes d’une fragilisation du monde démocratique se multiplient.
La hausse de l’abstention, l’installation d’un puissant vote populiste et les
fractures territoriales et culturelles en sont les signes les plus remarquables».
Dans le cadre de cette interview,
nous nous sommes centrés sur un élément qui est, pour les uns la cause, pour
les autres un symptôme de la crise de nos démocraties : la peur de l’islam,
un islam souvent associé aux migrants.
Premier constat, l’image négative de
l’islam qui d’après cette étude semble s’imposer en Europe. A la question :
«L’islam représente-t-il une menace pour notre pays ?»,
58% des citoyens de l’Union Européenne ont répondu «oui». La
réponse est majoritaire sauf dans deux États. Où se situe la France ? 57%
ont répondu «oui» à la question, soit juste dans la moyenne
européenne. Partout, la peur est forte, à l’exception du Portugal et de la
Croatie. La peur est maximale dans les pays d’Europe centrale, ex-communistes,
avec un record pour la République tchèque où la réponse se situe à 85%.
Pour Dominique Reynié, cela ne
traduit pas un racisme, mais il utilise – même s’il critique son utilisation
politique – le terme «d’islamophobie». Pour lui c’est «une
peur née du constat partagé un peu partout en Europe que les problèmes de
cohabitation, les contentieux interculturels, mais aussi les violences – sans
parler des attentats – sont toujours associés à une certaine interprétation de
l’islam». A-t-on posé des questions précises pour cerner, pays par
pays, la cause principale de ce rejet ? Mon invité souligne qu’il faut prendre
le terme d’islamophobie dans le sens propre de «peur de l’islam»,
mais que cette peur a des raisons objectives.
Au fond, c’est le sentiment que
l’ordre européen, dans son système de valeurs, est remis en question ; et
cela donne un nouveau terreau aux partis d’extrême-droite qui viennent,
paradoxalement, se présenter en défenseurs d’acquis auxquels nous sommes tous
attachés, comme l’égalité homme-femme, ou la liberté de la presse avec Charlie-Hebdo.
En Europe de l’Est où le rejet semble massif, les populations musulmanes sont
très peu nombreuses, et il n’y a quasiment jamais eu d’attentats :
n’est-ce pas étrange ? Pour notre invité, il y a d’abord le traumatisme
historique des invasions de l’Empire ottoman, en Autriche ou en Hongrie. Par
ailleurs, ils suivent de loin les problèmes vécus en Europe occidentale et ils
craignent que cela arrive chez eux.
Alexander Gauland et Alice Weidel sont les leaders du parti AfD |
En ce qui concerne l’Allemagne, malgré
une économie florissante, la victoire mitigée d’Angela Merkel aux dernières élections
et le succès du parti anti-islam AfD seraient dus à l’accueil massif d’un
million de migrants, en majorité des réfugiés syriens. Dans son interview du Figaro
Magazine, Dominique Reynié cite l’impact qu’auraient eu les agressions
sexuelles massives pendant la nuit de la Saint-Sylvestre 2016 ; est-ce sûr, car
on a appris ensuite que la grande majorité des personnes inculpées pour ces
délits n’étaient pas des migrants ? Pour mon invité, au-delà de cet
évènement particulier, cet accueil massif de réfugiés syriens a donné lieu à
des difficultés d’intégration qui sont indiscutables ; et la percée
historique de l’AfD s’explique clairement par cela.
Au Royaume-Uni, le modèle
multiculturel et la longue complaisance des autorités avec les islamistes militants
n’ont pas empêché des attentats meurtriers ces derniers mois. Or le référendum
qui a conduit au Brexit n’était-il pas plutôt lié à une rancœur contre les
travailleurs détachés d’Europe de l’Est ? Dominique Reynié considère que
le rejet de l’immigration est devenu là-bas généralisé, et qu’il concerne à la
fois les musulmans et les immigrés d’Europe de l’Est. David Cameron avait déjà
fait, dans le passé, le constat de l’échec du modèle communautariste ; et
donc la société britannique a bien changé. Mais, précise notre invité, on fait
le même constat en Scandinavie où l’immigration musulmane est maintenant mal
vécue.
Concernant la peur des migrants, on
relève globalement un contraste entre un idéal de fraternité (64% des sondés
disent «c’est notre devoir d’accueillir dans notre pays ceux qui
fuient la guerre et la misère»), et une majorité qui dit, presque
partout «nous ne pouvons plus accueillir davantage de réfugiés».
Quelles sont les raisons invoquées ? Dominique Reynié dit que cela prouve
bien que le racisme n’est pas le moteur du rejet. Les raisons invoquées sont
les chocs culturels, le terrorisme, et des raisons économiques comme la peur de
la concurrence, ou le sentiment que l’on ne pourra pas matériellement
accueillir des masses importantes de réfugiés.
Le rejet de l’Europe et la peur de
l’islam sont-ils systématiquement liés, et est-ce que partout les partis
politiques eurosceptiques sont aussi anti-islam, comme l’est le Front
National chez nous ? En réponse, Dominique Reynié note que les partis
populistes ont su capitaliser partout la peur de l’islam, mais que leur échec -
pour le moment -, s’explique par leurs menaces contre les acquis de l’Union
Européenne, et en premier lieu l’euro. Quels sont les motifs invoqués quand islam
et Europe sont liés, critique-t-on surtout les accords de Schengen, par
rapport à la menace terroriste ? Ou les avis de la Cour Européenne des
Droits de l’Homme qui pourrait imposer la réunification familiale ? Mon
invité pense que l’idée d’une «Europe passoire» a beaucoup
d’échos, et cela surtout en Europe de l’Est. L’ensemble des opinions publiques
européennes considèrent que la globalisation est une évidence, et elles ne
remettent pas en cause une certaine forme de pouvoir supranational ; mais elles
n’acceptent pas une asymétrie entre une normalisation tatillonne et un échec pour
protéger les frontières.
Dans son interview au Figaro
Magazine, Dominique Reynié dit que «les classes dirigeantes ont
échoué partout en Europe à poser les problèmes de l’immigration, de l’islam, de
l’islamisme et du conflit des valeurs dans des termes politiquement
recevables et que cela est particulièrement vrai pour la France». En
effet, lorsqu’on considère les débats de société chez nous - défense de la
laïcité, terrorisme et sécurité nationale, zones urbaines sensibles,
immigration -, ils ont un point commun, «les musulmans».
Est-ce qu'en réalité, ce sont des sujets toujours clivants pour la société
française, ou y a-t-il des consensus ? Pour mon invité, il existe bien un
consensus pour le «vivre ensemble», mais les responsables
politiques ont eu le tort de ne pas reconnaitre les problèmes, comme ces
territoires où la République n’a plus d’autorité. Il y a toujours des
tâtonnements, des hésitations.
Tout devient sujet à polémique, sans
avancer sur le fond. Et on abandonne la majorité des musulmans, qui souhaitent
coexister sans affrontements avec le reste de la société. Question corollaire,
les discours polarisés et simplistes sur ces sujets de chaque extrême – Front
National d’un côté («tout est de la faute de l’islam»),
France Insoumise de l’autre («les musulmans sont toujours des
victimes») – sont-ils porteurs, ou au contraire posent-ils les
limites de leur progression ? Citant la figure du tisserand dans Platon,
Dominique Reynié aimerait rester optimiste dans l’absolu ; cela devrait
être le rôle noble de la politique qui permet de proposer des solutions, et de
proposer une dialectique pour progresser.
Hélas, la démagogie peut aussi triompher au final, avec ses risques de
violence.
Geert Wilder |
J’ai abordé pour finir la situation
des communautés juives à travers l’Europe : elles sont partout sur la
défensive, en raison du grand retour de l’antisémitisme, et surtout d’un
antisémitisme nouveau alimenté à la fois par la propagande de l’islamisme
radical, et par celle de l’extrême-gauche. Les Juifs sont dans une situation
peu enviable : si aux Pays-Bas, par exemple, Geert Wilders se présente
comme leur ami et un soutien d’Israël, un antisémitisme plus ou moins affiché
colle le plus souvent à l’identité de ces partis politiques.
Le recul des partis politiques
modérés est-il durable ? Dominique Reynié juge que la fragilisation des partis
modérés est une mauvaise nouvelle pour la démocratie et pour le débat ; c’est
une tendance historique, et il faut qu’ils retrouvent de nouvelles propositions
pour séduire les électeurs ; or, ils n’en prennent pas le chemin. Fondapol
a étudié par ailleurs les violences antisémites qui se sont répandues partout
en Europe : elles ont essentiellement comme origine des personnes de
culture musulmane ; ceci rejoint donc directement les problèmes de conflit
des valeurs évoqués lors de cet entretien.
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