SHIMON PERES
L'ARTISAN DE L’AMITIÉ FRANCO-ISRAÉLIENNE
Par Jacques BENILLOUCHE
copyright © Temps et Contretemps
Pour des raisons que seuls les Israéliens pourraient expliquer, Shimon Peres a toujours été le mal aimé de la nation alors qu’il bénéficiait d’une aura exceptionnelle à l’étranger. Pourtant il a été, aux côtés de Ben Gourion, à l’origine de la création de l’armée israélienne au lendemain de l’indépendance en tant que vice-ministre de la Défense de 1959 à 1965. Il s’est identifié à l’idylle franco-israélienne qui commença en 1954 pour se terminer avec le général de Gaulle en 1967. Il a préparé dans le secret, avec Moshé Dayan, la campagne de Suez de 1956 lancée par la France et la Grande Bretagne contre le régime égyptien de Nasser.
Dayan et Pérès au second rang |
Le
rêve sioniste, imaginé avec beaucoup d’anticipation par Theodor Herzl, avait
été concrétisé par David Ben Gourion le 14 mai 1948. Mais la France avait
contribué au minimum à la création de l’État juif. En ce temps, l’allié
principal des Israéliens était l’URSS qui avait apporté son soutien
psychologique et moral, ses dogmes et son idéologie et qui avait confié aux
pays de l’Est le soin de livrer des armes et des munitions pour combattre les «impérialistes».
L’URSS était alors impressionnée par la vivacité du socialisme israélien dont
l’application sur le terrain recueillait un succès concret. Cette réussite
avait poussé Andreï Gromyko à déclamer son discours, en 1948, à la tribune de
l’ONU avec un magnifique vibrato : «Pour ce qui concerne l’État juif,
son existence est un fait, que cela plaise ou non».
La
France avait eu du mal à digérer l’indépendance d’Israël au point de mettre
plusieurs mois avant de reconnaître le nouvel État. Les États-Unis et la Russie
l’avaient fait, le 15 mai 1948, dès le lendemain de la résolution de l’ONU. Les
relations diplomatiques avec la France ne seront établies que le 24 janvier
1949, sept mois plus tard. Le Quai d’Orsay refusait la création d’un État juif.
Le ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, sensible aux arguments de
son administration, tenait à préserver les relations franco-syriennes et
franco-libanaises. Mais les pressions conjointes du nouveau président du
Conseil, Robert Schuman, et de l’ancien chef du gouvernement provisoire, le
très influent Léon Blum, avaient fait basculer le vote de la France, en
dernière minute, au grand dam de certains diplomates du Quai d’Orsay qui
auraient alors qualifié leur propre pays de «république bananière».
Truman reconnait Israël |
L’hésitation de la France pouvait se justifier alors. Elle jugeait d’un
mauvais œil les liens privilégiés d’Israël avec le bloc communiste qui
fournissait alors la majorité des armes utilisées contre le mandataire
britannique, l’allié historique qui avait permis la libération de la France.
Par ailleurs, l’État juif était pratiquement considéré, en raison de son
idéologie communiste appliquée et réussie sur le terrain, comme un satellite de
l’URSS capable de déstabiliser la région et les intérêts occidentaux.
Mais
le danger d’être catalogué comme un pays du rideau de fer n’avait pas échappé
au visionnaire David Ben Gourion. Il opéra un changement stratégique brutal en soutenant
les États-Unis contre la Corée ce qui sonna le glas des relations avec les pays
de l’Est et mit Israël dans une situation d’isolement dramatique au moment où
les besoins en armement devenaient vitaux. L’époque était déjà troublée, durant
l'année 1956, où la tension était vive avec l'Égypte qui encourageait les raids
meurtriers menés par les fedayin palestiniens contre le territoire israélien.
Le problème algérien et Nasser vinrent à point nommé pour orienter une frange politique française vers le soutien au sionisme. Certes les Français qui montrèrent leur sympathie à Israël étaient en majorité socialistes ou juifs mais ils contribuèrent à favoriser l’idylle franco-israélienne. Ben Gourion chargea alors Shimon Peres de nouer des relations privilégiées avec la France grâce aux liens personnels profonds entre socialistes français et israéliens. Le jeune socialiste israélien réussit alors à donner un élan particulier à l’alliance entre les deux pays.
Nasser |
Le problème algérien et Nasser vinrent à point nommé pour orienter une frange politique française vers le soutien au sionisme. Certes les Français qui montrèrent leur sympathie à Israël étaient en majorité socialistes ou juifs mais ils contribuèrent à favoriser l’idylle franco-israélienne. Ben Gourion chargea alors Shimon Peres de nouer des relations privilégiées avec la France grâce aux liens personnels profonds entre socialistes français et israéliens. Le jeune socialiste israélien réussit alors à donner un élan particulier à l’alliance entre les deux pays.
Pérès - Ben Gourion |
Vincent Auriol, premier président de la IV° République, sera
l’instigateur en 1954 de la signature d’un important contrat d’armement entre
Shimon Pérès, 31 ans, et le ministre Catroux, préfigurant ainsi une alliance
tacite contre Nasser qui avait fait son coup d’État le 23 juillet 1952 pour
devenir champion du panarabisme. Shimon Peres, bras droit de Ben Gourion, reçut
la mission d’armer l’embryon d’armée constituée par les miliciens de la Haganah,
du Palmach rejoints ensuite par les nationalistes de l’Irgoun. C’était une
mission difficile pour un jeune qui n’avait pas fait son service militaire, ce
qui lui sera reproché durant toute sa carrière, mais il connaissait les
ficelles de la défense nationale autant que le plus expert des généraux.
Peres
exploita le fait que depuis 1954, les Français étaient embourbés dans la guerre
d’Algérie. Guy Mollet, président du Conseil, et Maurice Bourgès-Maunoury,
ministre de la Défense, étaient persuadés que le cœur du FLN était au Caire et
qu’en abattant Nasser, ils pouvaient mater la révolte algérienne. Or Nasser,
qui venait de renverser le roi Farouk d’Égypte, chercha un moyen d’asseoir sa gloire
précaire par un acte de prestige symbolique en construisant le barrage
d’Assouan. Les Occidentaux refusèrent de le financer en raison de son coût
exorbitant. Ce refus incita Nasser à
nationaliser en juillet 1956 le canal de Suez et tous les biens franco-britanniques.
Il compléta ces mesures de rétorsion en offrant son soutien aux rebelles
algériens et en ouvrant ses mers et ses ports aux navires soviétiques. Cela ne
pouvait qu’exacerber le conflit avec les autorités militaires françaises et
anglaises.
Ce
camouflet calculé du leader égyptien conduisit les Anglais et les Français à
songer à des mesures militaires inéluctables. La France aurait bien voulu agir
seule mais elle n'alignait que quelques escadrilles de Mystère, à court rayon
d’action, inutilisables à longue distance. L’Angleterre n’était pas mieux lotie
car elle ne disposait pas de base proche de l’Égypte. Alors les deux grands
pays cherchèrent à camoufler leur impuissance militaire derrière un écran de
fumée diplomatique et des gesticulations. Dès le lendemain de la
nationalisation, Français et Anglais avaient envisagé une riposte militaire ;
les États-Majors avaient achevé les préparatifs dès le 15 août 1956. Mais il
n’était pas question de mêler Israël à l’opération car la France et la Grande-Bretagne
répugnaient à se compromettre avec le jeune État hébreu, dont la solidarité
avec l'Occident était sujette à caution en raison de ses liens avec le bloc de
l'Est. Les Britanniques, conseillés par les États-Unis, renoncèrent à toute
action militaire contre l’Égypte.
Les
Français se tournèrent alors vers Israël car Shimon Pérès leur avait parlé du
jeune et bouillant chef d’État-Major de 41 ans, Moshé Dayan, qui rêvait d’en
découdre avec les fedayin qui traversaient la frontière en apportant avec eux
la mort dans les kibboutzim. Cependant le chef du gouvernement, David ben
Gourion, connaissant les limites de son armée, refusa d'autoriser Tsahal à
lancer des opérations militaires contre les terroristes au-delà de la
frontière. Les Français trouvèrent ainsi une oreille très attentive au sein de
l’armée israélienne et décidèrent d’encourager sa coopération en lui
fournissant l’armement qui lui manquait.
Ainsi, bien avant la crise de Suez, du 11 avril à la mi-mai 1956, les
négociations entreprises avec Shimon Peres permirent à l’armée israélienne d’obtenir
la livraison de 72 chasseurs Mystère, 200 chars, 10.000 roquettes antichars et
40.000 obus. Mais ces contrats avaient été signés à l’insu du ministère
français des affaires étrangères. De cette période idyllique date d’ailleurs le
début de l’animosité avec le Quai d’Orsay qui abritait des diplomates issus de
la vieille aristocratie catholique, profondément pro-arabe. Cet armement permis
à Dayan d’organiser ses plans pour mettre fin aux attaques des fédayins venus
d'Égypte et de Gaza mais il n’obtint jamais le feu vert de Ben Gourion pour
attaquer l’Égypte, sauf s'il trouvait un arrangement avec les Français.
Dayan campagne de Suez |
Le
28 septembre 1956 un bombardier français conduisit en France une délégation
secrète composée de Moshé Dayan, Shimon Pérès, Golda Meir et Moshe Carmel, le
ministre des transports, après une halte technique dans la base de Bizerte. Cette
nouvelle visite brève eut une conséquence heureuse et fructueuse pour Israël
puisqu’elle permit à Moshé Dayan et à Shimon Pérès d’obtenir toutes les
livraisons d’armes, de chars AMX et d’avions Mystère IV, qui n’avaient pas été débloqués
malgré la signature des contrats.
Tandis que Pérès, Dayan et même Begin de passage «par hasard» à Paris, s’affichaient inconsciemment dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, le Général Beaufre, aidé de l’amiral Barjot, planifiait la campagne de Suez de 1956 qui prit le nom de code «Kadesh». Le général Challe, qui se distingua plus tard en Algérie, raccompagna Dayan et Pérès en Israël ce qui leur permit de tisser, durant le voyage de retour, des liens étroits de professionnels.
Tandis que Pérès, Dayan et même Begin de passage «par hasard» à Paris, s’affichaient inconsciemment dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, le Général Beaufre, aidé de l’amiral Barjot, planifiait la campagne de Suez de 1956 qui prit le nom de code «Kadesh». Le général Challe, qui se distingua plus tard en Algérie, raccompagna Dayan et Pérès en Israël ce qui leur permit de tisser, durant le voyage de retour, des liens étroits de professionnels.
Mais aucune décision ne fut arrêtée lors de cette rencontre car les
dirigeants à Paris étaient décontenancés par l’équipe de «jeunots»
israéliens conduite par Moshé Dayan, 41 ans, et le gamin Shimon Pérès, 33 ans
alors que l’État-Major français comptait des vieux militaires illustres, bardés
de médailles, qui s’étaient distingués sur les champs de bataille de la Seconde
Guerre Mondiale. Les Français exigèrent donc d’avoir la caution personnelle du
premier ministre israélien.
Sharon campagne de Suez |
Le
21 octobre 1956, en fin d’après-midi, Christian Pineau, ministre français des
affaires étrangères, reçut l’ordre du chef du gouvernement de se rendre seul
près de l’aérodrome militaire de Vilacoublay dans le pavillon d'un couple de
Juifs français, les Elgozy. À son arrivée, il trouva attablés autour d’un
potage, non seulement son collègue Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la
Défense, mais aussi quatre israéliens de premier plan, David Ben Gourion, Moshe
Dayan, «le borgne qui fait peur aux arabes», comme on disait à l’époque,
Golda Meir et Shimon Pérès. Guy Mollet, le chef du gouvernement les rejoignit
un peu plus tard. Les interlocuteurs français attendaient de Ben Gourion sa
caution pour l’expédition militaire de Suez mais ils furent déçus. En fait le
leader israélien avait été au préalable briefé par le duo-Pérès-Dayan.
Au
lieu de prendre une posture de va-t-en-guerre, qui lui collait abusivement à la
peau, Ben Gourion se montra circonspect quant à une action militaire immédiate devant
les risques qu’il faisait courir à son peuple. Il estimait à juste titre que le
conflit avec Nasser concernait d'abord la France et la Grande-Bretagne qui
avaient été spoliées par des nationalisations. Israël n'était pas concerné par
le Canal de Suez. Il avait donc annoncé à ses interlocuteurs médusés qu’il
n’était pas prêt à faire la guerre à l’Égypte parce qu’il avait conscience des
limites de son armée et des intérêts immédiats d’Israël.
Mais
il avait finalement cédé et l’on sut bien plus tard ce qui avait bien pu le
faire changer d’avis. Il ressort des mémoires des différents acteurs que
Christian Pineau, dès la fin de l’intervention de Ben Gourion, avait été
volontairement écarté de la réunion et envoyé à Londres pour informer les
Anglais que les Israéliens refusaient toute intervention militaire. En fait, le
président du Conseil français voulait éloigner le représentant du Quai d’Orsay
pour entreprendre une autre négociation, encore plus secrète que la première.
Il s’agissait d’un secret dans le secret, si secret que le ministre des
affaires étrangères, pourtant réputé ami d’Israël, en avait été exclu. En fait,
le Quai d’Orsay, de réputation pro-arabe, était plus visé que lui car le
ministère risquait de s'opposer à ce que le gouvernement était prêt à concéder.
Général Challe |
Dans le dos du chef de la diplomatie française, occupé à Londres à
persuader Anthony Eden d’agir sans l’aide d’Israël, les dirigeants israéliens
David Ben Gourion, Moshe Dayan, Golda Meir et Shimon Pérès discutèrent avec Guy
Mollet, président du Conseil, Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense
et Maurice Challe, chef d'État-major des armées, de stratégie militaire certes mais aussi de coopération
nucléaire. Lors de la réunion de Sèvres, Ben Gourion s’était laissé persuader,
le 21 octobre, de lancer les paras de Dayan dans le Sinaï en échange d’un
engagement de la France de donner la bombe nucléaire à Israël. Mais sachant que
les gouvernements français de la IV° république avaient une durée de vie
limitée, Ben Gourion avait exigé des français un document écrit. C’est donc sur
de simples feuilles fournies par l’hôtesse que le «protocole de Sèvres»
a été ratifié. Il a été établi que ce protocole n’avait pas de valeur juridique
puisqu’il n’avait pas reçu les sceaux du ministère mais il représentait un
document symbolique dont Israël pouvait diffuser sa teneur à tout moment.
L'accord secret, en sept points tenant sur trois feuillets manuscrits,
précisait que les Israéliens prendraient l'initiative du déclenchement de la
guerre dans le Sinaï puis que les Français et les Britanniques interviendraient
quelques jours après. En échange, les Israéliens avaient obtenu des Français
une couverture navale et aérienne de leur territoire. Plusieurs avions
français, peints aux couleurs israéliennes, mais pilotés par des aviateurs français,
ont été envoyés en Israël avec pour mission de n’intervenir que pour défendre
le territoire, sans engager de missions d’attaques. Le gouvernement français
accepta par ailleurs de livrer des avions à réaction à Tsahal (Mystère II,
Mystère IV, Vautour) et des chars légers AMX-13 et de développer une
coopération nucléaire.
Centrale de Dimona |
C'est à cette occasion qu'une étroite coopération franco-israélienne
s'amorça grâce aux efforts de Shimon Pérès qui réussit à acquérir, auprès de la
France, le premier réacteur nucléaire de Dimona et, auprès de l'avionneur
français Dassault, le Mirage III, un avion de combat à réaction le plus évolué
de l'époque. Ben Gourion avait accepté de donner sa caution personnelle à
l’expédition éclair qui devait mener les troupes israéliennes, le 29 octobre,
sous la conduite du général Dayan et d’un jeune colonel de 28 ans, Ariel
Sharon, jusqu’au Canal de Suez avec la protection aérienne franco-anglaise.
L’opération n’ira pas à son terme car le président Eisenhower, à peine élu et
soumis à la menace nucléaire russe, préféra faire plier les Alliés en les
obligeant à évacuer l’Égypte. Cet incident confortera les Français dans la
décision de fabriquer leur propre bombe atomique en y associant leur nouvel
allié Israël.
L'idylle
franco-israélienne dura plus de dix ans dans l'intérêt des deux pays, alors
dirigés par des socialistes, à la fois pour le développement des échanges
commerciaux et pour la collaboration des industries de haute technologie. Shimon
Pérès fut un ardent promoteur de cette proximité avec la France mais, à son
arrivée au pouvoir en 1958, le général de Gaulle décida d'y mettre fin.
2 commentaires:
Cher monsieur Benillouche,
Je vous présente ainsi qu'à tous nos amis Israéliens d'ici et d'ailleurs, mes très sincères condoléances à l'occasion de la disparition de "ce très grand homme d'état" qu'était Shimon Peres, ainsi que le qualifie Jacques Attali dans son "Dictionnaire amoureux du Judaïsme", qui conclut un article très élogieux qui lui est consacré, par ces mots : "Après lui, tout sera possible. Surtout le pire."
Très cordialement.
Bravo pour votre article sur les relations franco-israéliennes. Excellent papier, clarté et, pour moi, quelques infos méconnues.
Deux précisions :
1°- La France a reconnu Israël le 24.01.1949 seulement de facto; De jure lors de l'admission d'Israël au sein de l'ONU le 11.05.1949. D'où erreur de F. Mitterrand dans son discours à la Knesset (la France fut parmi les premiers à reconnaître le nouvel Etat).
2°- Jugement quelque peu excessif sur les "diplomates à particule"...
AP
Cordialement,
pierret aLAIN Ancien ambassadeur de France en Israël
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