LES JUIFS DE CROATIE ET LEUR RABBIN MAROCAIN
Par Jacques
BENILLOUCHE
copyright © Temps et Contretemps
Notre visite de la synagogue de
Dubrovnik a suscité une curiosité pour un pays dont l’histoire des Juifs est méconnue.
Comme à Vienne, la synagogue est dans une petite rue, presque une impasse, à
peine repérable par une inscription gravée sur la porte. Il ne faut pas qu’elle
soit trop visible de l’extérieur pour ne pas attirer l’attention. Il est vrai
que les Juifs n’y ont jamais été les bienvenus. La Croatie a été le pays qui a
anticipé la Shoah et qui l’a appliquée bien avant les Allemands.
La rue de la synagogue |
Les
Juifs étaient arrivés sur le littoral dalmate à l'époque romaine. Après
l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492, la communauté s'était enrichie de
Juifs séfarades rejoints par la suite par une forte immigration ashkénaze. En
1526, la Croatie passa sous la domination des Habsbourg et les Juifs subirent
une «lente ségrégation» avec la création de ghettos et l’instauration
d'une taxe de tolérance.
L'intérieur de la Synagogue |
Le
10 avril 1941, après l'invasion allemande, un gouvernement ultranationaliste
dirigé par Ante Pavelic fut mis en place en Croatie et des lois antisémites
furent promulguées. Les Juifs furent arrêtés à Zagreb en mai 1941 et ensuite
internés dans des camps, Jasenovac en particulier. Les Oustachis, à leur
arrivée au pouvoir, détruisirent la grande synagogue de Zagreb en octobre 1941 pour
convertir son terrain en parking. Entre août 1942 et septembre 1943, les Juifs
de la zone occupée par les Allemands furent déportés vers Auschwitz, soit
environ 7.000 personnes. Dans la zone d'occupation italienne, les autorités
refusèrent de livrer les Juifs ce qui permit à nombre d’entre eux d’y trouver refuge.
Les autorités italiennes les ont ensuite regroupés dans le camp de l’île de
Rab. Quand les Allemands occupèrent la zone italienne en septembre 1943, ce
furent les partisans yougoslaves qui aidèrent les Juifs à leur échapper.
Liste des victimes de Dubrovnic |
Le
camp de concentration de Jasenovac, surnommé l'«Auschwitz croate», était
un camp de concentration et d'extermination créé par le régime des Oustachis
dans l'État indépendant de Croatie pendant la Seconde Guerre mondiale. Il fut
le seul camp d'extermination non géré par les nazis, de sa construction jusqu'à
sa destruction. Il fut le plus grand camp de Croatie et le troisième camp de la
mort le plus destructif, après ceux d'Auschwitz et de Treblinka. L'État
indépendant de Croatie fut le premier pays à mettre en place la Solution
finale dans un camp. En effet, les Juifs de l'État indépendant de Croatie
en furent les premières victimes. Certes, des exterminations de Juifs avaient bien débuté en
Union soviétique dans la même période, pendant l'été et l’automne 1941, mais
elles n'avaient pas encore eu lieu dans des camps.
Les rouleaux de Torah sauvés |
À
Jasenovac furent déportés des Serbes, des Juifs et des Tziganes ainsi que ceux
qui résistaient aux nazis et aux Oustachis ; mais le camp ne possédait pas
de chambres à gaz. Les prisonniers y étaient achevés par épuisement au travail,
par manque de nourriture et aussi et surtout, avec des armes à feu et des armes
blanches. Une partie des victimes fut enterrée alors qu'une autre fut brûlée
dans des fours crématoires, aménagés dans une ancienne briqueterie.
Le
camp était dirigé par le général oustachi Vjekoslav Luburić. Le garde du camp Petar
Brzica s'y illustra en coupant, en une nuit, la gorge de 1.360 Serbes et Juifs
avec un couteau de boucher ce qui lui valut le titre de «roi des
coupe-gorges». Daesh n’avait donc pas innové.
Prisonnier juif au camp de Jasenovac |
Pour
marquer la particularité du camp de concentration croate, en juillet 2010, le
président israélien Shimon Peres déclara : «Ce camp se distingue des autres
à plus d'un titre. Tout d'abord parce que les victimes n'étaient pas
nécessairement uniquement juives. Et il se distingue aussi par la façon dont on
y tuait les gens, à l'aide de marteaux, de couteaux, de pierres, autant de
manifestations d'un pur sadisme».
Selon
l'étude de démographes, le nombre réel de victimes à Jasenovac fut de 85.000,
dont 50.000 Serbes, 13.000 Juifs, 12.000 Croates et 10.000 Tsiganes. Avant-guerre,
la communauté juive croate comptait 24.000 âmes. Elle s’est depuis réduite à 3.000
membres, dont la moitié vit dans la capitale Zagreb.
Le couteau serbe |
Israël
et la Croatie ont établi des relations diplomatiques en 1997. La visite d'État
du président croate en Israël, Stephan Mesic, qui s'était déroulée du 29 au 31
octobre 2001, fut une étape majeure sur le plan bilatéral. Ce fut l’occasion
pour le président croate de mettre les choses au point en ce qui concerne les crimes
oustachis. Il a déclaré qu'il saisissait «chaque occasion qui se présentait
pour demander pardon à tous ceux à qui des Croates ont causé du tort, notamment
aux Juifs, en rappelant que durant la Seconde Guerre mondiale, le régime
collaborationniste installé au pouvoir en Croatie avait participé au crime de
l'Holocauste. La Croatie actuelle et la Croatie antifasciste née pendant la
guerre le condamnent».
Kotel Dadon |
La
communauté juive de Croatie, complètement assimilée, doit beaucoup à un jeune
rabbin d’origine marocaine de Casablanca, Kotel Dadon, né en Israël en 1967
après la guerre de Six-Jours, d’où la symbolique de son prénom (Mur des
Lamentations). Il avait fait des études
à la Yeshiva Ha Kotel de 1987 à 1991, puis à l’Université Bar Ilan de 1991 à
1995 tout en poursuivant une formation rabbinique à l’Académie du Midrash Sefardi
de Jérusalem.
Il
avait épousé une juive de descendance hongroise ce qui lui permit en 1995 de s’installer
à Budapest, la ville natale de sa femme rencontrée en Israël. Il avait alors
pour objectif de parfaire sa connaissance du droit européen pour devenir avocat
en Israël. Mais il fut repéré très vite. Contacté par l'organisation juive
américaine Joint Distribution Committee, il accepta sur l’insistance de
son rabbin de «dépanner» les Juifs de la Croatie voisine en dirigeant
les grandes cérémonies des fêtes juives. À la demande des responsables locaux
de la communauté, il accepta de devenir leur rabbin permanent en 1998 et le
jeune polyglotte qui maîtrisait l'anglais, l'arabe et le hongrois, se mit à la
langue croate. Il fut nommé grand rabbin de la Croatie en 1998.
Il
occupa son poste jusqu’en 2006 en travaillant à la renaissance d’une communauté
juive en voie d'extinction. La Seconde Guerre mondiale, suivie par quarante ans
de communisme, avait porté un coup fatal à toute pratique religieuse juive en
Croatie. Il dut tout créer et tout inventer car rien n’avait été fait depuis la
Seconde Guerre mondiale.
Kotel
Dadon a été contraint de tout reprendre à zéro. Notamment il a dû rappeler les
règles élémentaires de ne pas manger de porc, de ne pas procéder à la crémation
interdite chez les juifs pratiquants. Il traduisit phonétiquement les prières
du shabbat en croate pour que l'assistance puisse reprendre en chœur les
chants. Il mit en place la cacherout pour fournir une alimentation orthodoxe
aux fidèles. Il relança les mariages religieux et les circoncisions. Enfin en septembre
2003, il ouvrit une école juive à Zagreb avec une dizaine d’élèves. Mais le conseil
de la Communauté juive de Zagreb, avec une ingratitude qui ne fut pas à son
honneur, refusa de prolonger son contrat lui préférant le rabbin ashkénaze Zvi
Eliezer Alonie, né de parents survivants du camp de Bergen-Belsen. Un Marocain
pouvait difficilement diriger des fidèles ashkénazes. Ce renvoi fut mal compris
et mal interprété par les Juifs croates puisqu’il entraîna un schisme au sein
de la communauté.
Mais
Dadon avait fait son choix. Après avoir obtenu en 2006 un doctorat de théologie
juive, il enseigna à la faculté de philosophie de Zagreb et à l'Académie
militaire croate. À ce titre, il avait choisi de devenir citoyen croate. Un de
ses fils est cependant revenu à ses sources puisqu’il occupe un emploi de chef
de cuisine dans un palace d’Eilat. Aujourd'hui, depuis Zagreb, Dadon s’est
politisé et il dit prier pour la paix entre Israéliens et Palestiniens qui doit
passer par des «concessions douloureuses des deux côtés». Dadon se sent
à l’aise en Croatie. D’ailleurs il se promène dans les rues avec sa kippa noire
perpétuellement vissée sur le crâne.
5 commentaires:
Cher monsieur Benillouche,
Je ne vous cacherai pas que cela m'a fait un choc de lire que le nom de mon père figurait en plein milieu de la liste des victimes de Dubrovnik !
Très cordialement.
Malgre les declarations des politiciens croates, la Croatie est restee un pays profondement antisemite. D'ailleurs, son premier President, Tugeman, avait ecrit des livres deniant la Shoah, mais du composer pour que son pays soit reconnu internationalement.
@marianne Arnaud
Bonjour madame. Juste une interrogation, j'ai relu votre article "Nissa Bella" dans lequel vous parlez de votre père perdu de vue et retrouvé en 1951 à Nice. Comment se fait-il dans ces conditions que son nom figure parmi les victimes de Dubrovnik? Si c'est une erreur et je pense qu'elle l'est, je comprends votre émotion.
@jacques
Ce rabbin marocain a eu bien du mérite pour reconstituer une communauté en déshérence. Article très intéressant.
Très cordialement
Véronique Allouche
@Véronique Allouche
Sans doute n'ai-je pas été assez précise. J'aurais dû dire que ce nom était aussi le mien, et que sans doute c'était une homonymie, car à la vérité je ne sais même pas s'il s'agit de quelqu'un de sa famille ou pas. Mais il n'empêche c'est bien le nom de mon père (et pas son prénom) qui est inscrit sur cette liste, et c'est sous ce choc que j'ai écrit à monsieur Benillouche.
Bien à vous.
Belle synagogue à Zagreb et communauté assimilée sympathique! Tudjman était antisémite, mais beaucoup de Croates sont nationalistes, ultra-catholiques et islamophobes! Antisémites, pas spécialement, moins que l'Ukrainien moyen!
Enregistrer un commentaire