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mardi 7 janvier 2020

Chercheurs otages en Iran par Jean CORCOS




CHERCHEURS OTAGES EN IRAN, PIÈGE ET BRAS DE FER

Par Jean CORCOS
         

           
Fariba Adelkhah et Roland Marchal
          En cette triste fin d’année où les grèves des transports n’en finissent pas, on peut compter sur les chaines de télévision dites «d’information» (BFM, CNews et LCI pour les principales) pour continuer de détourner le regard sur le reste du monde : nombrilisme franco-français, manque de curiosité du grand public et de culture internationale de la plupart des journalistes, tout cela l’explique en partie, mais ne l’excuse pas surtout quand les victimes sont françaises. Ainsi deux chercheurs du CERI (Centre de recherches internationales, unité mixte de recherche commune à Sciences Po et au CNRS) sont emprisonnés depuis début juin en Iran.
            On ne l’a appris que plus tard, d’abord sur le site de RFI le 15 juillet pour Fariba Adelkhah (1), puis encore plus tard pour Roland Marchal (2), la discrétion ayant été conseillée par les autorités françaises pour négocier leur libération en coulisses. Et ce n’est que le dimanche 29 décembre, donc, que les chaines d’infos ont daigné en parler - et encore en ne faisant qu’un «service minimum» - à la suite de la crise diplomatique éclatée au grand jour entre la France et l’Iran.



            Qui sont d’abord les deux prisonniers français ? Fariba Adelkhah est une chercheuse franco-iranienne rattachée au CERI. Née à Téhéran, elle est venue faire ses études universitaires en France peu avant la révolution islamique de 1979. Chercheuse, auteure de nombreux articles sur l’Iran, elle est présentée comme une anthropologue détachée de toute politique. Elle a en particulier publié sur l’histoire du chiisme. Elle n’a jamais milité en faveur de groupes d’opposition en exil, au contraire : s’étant intéressée à la situation des femmes dans l’Iran d’aujourd’hui, elle a plutôt semblé défendre de manière subtile leur «émancipation», ce qui lui a valu le qualificatif de «lobbyiste du régime» (3).
            On peut retrouver sur Internet certaines de ses publications, j’ai par exemple relevé celle-là (4) publiée il y a près de 25 ans dans «Le Monde Diplomatique», où elle faisait quasiment l’éloge de la riche vie intellectuelle dans l’Iran, du pluralisme de la presse, etc. A ce qu’on peut lire, elle se rendait très souvent dans le pays, y faisant de longs séjours pour ses recherches ; et à la lecture de commentaires écrits sur Twitter par des opposants iraniens, elle s’y sentait en parfaite sécurité. Elle est donc tombée dans un piège, se retrouvant brutalement incarcérée dans la sinistre prison d’Évin, dans un isolement total et sans la moindre visite consulaire car le régime ne reconnait pas d’autre nationalité que celle de son pays natal. Son arrestation serait l’œuvre des «services secrets» des Gardiens de la Révolution, avec une accusation grotesque «d’espionnage».


            Roland Marchal - voir sa fiche sur le site du CERI (5) - est un chercheur connu, arrêté alors qu’il venait la rejoindre. Son domaine d’expertise n’est pas du tout l’Iran, mais l’Afrique. Lui aussi est emprisonné pour «espionnage», lui aussi n’a pas été «jugé» à ce jour. On devine donc qu’il y a eu des tractations en coulisses, jusqu’à une première réaction officielle du président Emmanuel Macron, dans un tweet en date du 10 décembre. En voici le texte :
            «En cette Journée internationale des droits de l’Homme, je pense à Fariba Adelkhah et Roland Marchal, nos compatriotes détenus en Iran, et à leurs familles. Leur emprisonnement est intolérable. Ils doivent être libérés sans délai. Je l’ai dit au Président Rohani, je le répète ici».
            L’incarcération d’étrangers, pour ne pas dire la prise d’otages, est hélas une technique éprouvée du régime de gangsters des Ayatollahs, et cela depuis 40 ans avec la prise d’assaut de l’ambassade américaine à Téhéran et la détention prolongée de diplomates. C’est ainsi que se trouve, détenue elle-même depuis quinze mois, l’universitaire australienne Kylie Moore-Gilbert. Les deux femmes ont pu faire parvenir une lettre à l’extérieur, annonçant une grève de la faim qu’elles ont commencé le jour de Noël. Et à partir de ce moment-là, la campagne pour la libération de ces otages est montée en puissance.
Kylie Moore-Gilbert

            Tout d’abord, la direction de Sciences Po a publié le communiqué suivant :
«Chères et Chers collègues, Chères étudiantes, Chers étudiants,
En cette période de fêtes de fin d’année, notre collègue et amie Fariba Adelkhah, injustement emprisonnée en Iran depuis plus de six mois, a débuté une grève de la faim illimitée. Cette grave nouvelle nous bouleverse profondément et porte à son comble l’inquiétude que nous éprouvons devant le sort terrible imposé à nos collègues. Nous avons appris que l’action de Fariba Adelkhah est conduite conjointement avec l’universitaire australienne Kylie Moore-Gilbert, elle aussi incarcérée depuis quinze mois, en Iran. Le sens de cette action rappelle avec plus de force encore le prix qui s’attache aux libertés scientifiques et l’attention prioritaire que le monde doit porter à la défense des universitaires et des chercheurs emprisonnés.
Toute la communauté de Sciences Po réaffirme avec force son indignation et le choc dans lequel nous plonge cette nouvelle. Nous exprimons à Fariba Adelkhah, à Roland Marchal, notre profonde solidarité, nous joignons toutes nos voix et appelons plus que jamais à leur libération immédiate, dont dépend aujourd’hui leur vie.
Olivier Duhamel Président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP)
Frédéric Mion Directeur de Sciences Po»
            Ensuite, une tribune a été publiée le 26 décembre dans le journal Le Monde pour alerter l’opinion (6). Cosignée par Jean-François Bayart de l’IHEID (Genève) et Béatrice Hibou du CERI Sciences Po, cette tribune commence ainsi :
«Fariba Adelkhah et Roland Marchal, chercheurs à Sciences Po, ont été arrêtés de concert début juin à Téhéran sous les prétextes habituels de convenance – espionnage, atteinte à la sécurité de l’État et autres fadaises aussi crédibles au Moyen-Orient que les réquisitoires de l’époque stalinienne en URSS».
            Quelque chose est-il en train de changer dans l’attitude de la France, qu’il s’agisse de notre diplomatie ou des commentaires dans les médias ? Cette affaire va-t-elle faire bouger un peu les choses ?
            Concernant les autorités, on assiste maintenant à un «bras de fer» entre Paris et Téhéran. Vendredi 27 décembre, le Quai d'Orsay a convoqué l'ambassadeur d'Iran à Paris pour dénoncer la détention de Fariba Adelkhah et de Roland Marchal. Dans un communiqué, les Affaires étrangères françaises ont fait part de leur «extrême préoccupation» sur la situation de la première, «qui a cessé de s'alimenter, et réitéré (sa) demande d'accès consulaire». En réaction, la République Islamique devait sèchement répliquer deux jours plus tard : «Le communiqué du ministère français des affaires étrangères au sujet d’une ressortissante iranienne est un acte d’ingérence. Nous considérons cette demande comme n’ayant aucune base légale», a déclaré le porte-parole des affaires étrangères iraniennes, Abbas Moussavi.
Abbas Moussavi

            Comment réagissent nos médias ? Pour rappel, la révolte écrasée dans le sang en novembre – et dont le bilan se situe entre 300 et 1.500 tués selon les sources – a été scandaleusement «zappée» par nos chaines de télévision, alors que des vidéos des manifestations et des tirs frappant des civils désarmés étaient diffusées par centaines sur Twitter et ailleurs. Les commentaires étaient souvent faits selon la trame immuable d’éléments de langage évacuant la réalité du régime : une théocratie fanatique, ne tolérant derrière un théâtre de guignols que la soumission aux désidératas du Guide suprême de la Révolution, l’Ayatollah Khamenei. On se plait à imaginer un peuple satisfait de sa situation, alors que 40 ans de République Islamique l’ont conduit à haïr à la fois les Mollahs et leurs milices. Ainsi à propos des émeutes, peu de journaux français ont évoqué les destructions et incendies systématiques des bâtiments abritant des institutions associées au pouvoir, banques, séminaires religieux, casernes.

            A propos de de cette étrange complaisance vis-à-vis d’un régime aussi totalitaire que dangereux, je renvoie à un article publié sur mon blog ainsi que sur le Times of Israël, «Gentils islamistes de Téhéran» (7). A cet égard, enfin, les propos de Thierry Coville, lobbyiste attitré du régime et expert de l’IRIS souvent invité pour parler de l’Iran, étaient encore une caricature sur le plateau de CNews le dimanche 29 décembre, alors qu’il était convié à commenter l’affaire des deux otages.
            Après «le piège» dans lequel sont tombés Fariba Adelkhah et Roland Marchal, est donc venu le temps du «bras de fer». Ce qui se profile à l’horizon est probablement un «échange», vrais otages – faux espions échangés contre de vrais terroristes. On sait, par exemple, qu’un coup de filet a permis d’arrêter en Allemagne et en Belgique des Iraniens soupçonnés d’avoir préparé un attentat contre un rassemblement de l’opposition iranienne en France, à Villepinte (8). Cet échange aura lieu, un jour plus ou moins lointain et après le calvaire des deux chercheurs français et de l’universitaire australienne. Et il sera temps alors – et si une vraie révolution n’a pas eu lieu entre temps en Iran – de voir si le silence médiatique sera toujours de rigueur.    


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