GUERRES CHIMIQUES EN ORIENT
PAR JEAN CORCOS
copyright © Temps et Contretemps
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Jean Corcos nous fait le plaisir de nous adresser son premier article. Il sera dorénavant dans nos colonnes de manière régulière. Nous lui souhaitons la bienvenue.
Le grand public
aura découvert, il y a seulement quelques mois pour les moins curieux - mais il
ne fallait guère compter sur les grands médias pour l'éclairer avant - que la
Syrie possédait un des plus grands arsenaux d'armes chimiques du monde.
Précisément au mois de juin, lorsque les États-Unis, le Royaume-Uni et surtout
la France, suite à une enquête du journal «Le Monde», ont formellement
accusé le régime de Bachar el Assad d'avoir bombardé avec du gaz toxique les
zones tenues par l'opposition.
D'autres utilisations
de ces armes avaient été signalées, avant et après, mais il aura fallu ensuite
près de trois mois pour que l'on ait une crise internationale majeure, avec
menace de frappes américaines ; et cela après le massacre de la Ghouta près de
Damas, le 21 août, qui fit quelques 1.400 tués selon les États-Unis ; et où
selon le rapport des experts de l'ONU, ce sont des roquettes sol-sol contenant
du gaz sarin et visant la région tenue par les rebelles qui ont provoqué un
massacre de civils.
Je parlais du
silence passé de nos médias, mais on peut l'expliquer par la pesanteur des «discours
obligés», pour des raisons idéologiques ou de raison d'État. Le risque
chimique est une donnée intégrée par tous les États-majors israéliens depuis
des décennies, et tout le monde a en mémoire les images de la population
portant des masques à gaz et calfeutrée dans des abris ... pendant la Guerre du
Golfe, à l'hiver 1991 ! Ami et allié de la France, surarmé par elle au cours de
son long conflit avec l'Iran, Saddam Hussein n'était guère critiqué jusqu'à son
invasion du Koweït. Pas question, donc, de trop parler de son utilisation
répétée d'armes chimiques diverses pendant cette guerre, et du massacre de Halabja
- j'y reviendrai.
Ce n'est qu'après
sa défaite que l'on évoqua dans la presse ses «armes de destruction massive»,
réelles et démantelées par les inspecteurs de l'ONU au cours des années 1990 ; et
bien sûr aussi, imaginaires en 2003 lorsque les États-Unis de Georges W. Bush
en prirent prétexte pour envahir l'Irak. Mais remarquons tout de suite le «biais
idéologique» marquant trop d'articles et une bonne partie des commentaires
orientés qui les accompagnent, sur les sites Internet des grands journaux.
Parce qu'il y a
eu un mensonge américain il y a dix ans, toute dénonciation des armes «sales»
détenues par un pays arabe ou par l'Iran - et sans parler du programme
nucléaire de la République Islamique - était jusqu'à récemment jugée suspecte.
Parce que, pour le coup, c'est un dictateur enfin considéré comme infréquentable
qui massacre son propre peuple, il est enfin possible de parler de ses armes
chimiques, et de s'inquiéter de leur élimination - officiellement consentie
grâce à la médiation russe, mais loin d'être acquise (c'est un autre sujet).
Risque chimique contre Israël
Isaac Stern continue de jouer pendant une alerte en 1991
Ceci étant posé, la possibilité que des missiles à tête chimique viennent répandre la mort dans les grandes cités d'Israël, les manœuvres bien réelles de Tsahal en tenue de protection «N.B.C» (nucléaire-biologique-chimique), les exercices de défense passive depuis plusieurs années sur ce thème, non décidément tout cela n'aura même pas inspiré quelques minutes de reportages sur nos grandes chaines de télévision.
Soyons encore
plus précis : d'Israël il en aura été un peu question ces dernières semaines à
propos des armes chimiques syriennes, et une recherche sur la presse française
et internationale renvoie quasiment toujours aux mêmes informations ; ainsi par
exemple, ce que l'on pouvait lire dans Le Journal du Dimanche du 1er
septembre 2013 : «Très peu d’États sont encore soupçonnés d’entretenir un
arsenal. Seule référence disponible : la liste des pays non-signataires de la
Convention sur l’interdiction des armes chimiques de 1993. Parmi eux : la
Syrie, la Corée du Nord, le Soudan, l’Égypte. Israël et la Birmanie l’ont signée
mais pas ratifiée. Tel-Aviv refuse de le faire tant que ses voisins arabes ne
l’ont pas signée. L’Egypte et la Syrie invoquent leur droit à développer un
arsenal dissuasif, Israël disposant de l’arme nucléaire.»
Quelques
commentaires sur cette citation. Depuis cet article, et pour éloigner la menace
de frappes américaines, la Syrie a adhéré à l'Organisation de la convention sur
l'interdiction des armes chimiques. Ensuite, sur six pays cités, trois sont des
États membres de la Ligue Arabe, et deux sont des voisins directs d'Israël.
Enfin, le «droit à développer un arsenal dissuasif» ne tient pas la
route, à la fois parce que le nucléaire, arme de Samson, a uniquement
une vocation ultime de dissuasion et non tactique, et parce que plusieurs États
arabes ont prouvé, par le passé, qu'ils étaient prêts à utiliser le chimique
comme arme d'appoint sur le terrain, à la fois pour une utilisation militaire
et pour terroriser des populations civiles.
Rappels historiques
Quelques rappels
historiques s'imposent donc :
- Le gaz
moutarde (ou ypérite), agent vésicant qui provoque de graves brûlures, a
été utilisé pour la première fois dans les tranchées de la Première Guerre
Mondiale ; d'autres mixtures toxiques furent conçues alors, et un obus sur quatre
était chimique à la fin du conflit. Par la suite, bannie pendant le second
conflit mondial, cette arme ne fut utilisée que dans des pays éloignés de la
vieille Europe, et parfois par des armées coloniales.
- C'est le colonel
Nasser qui l'introduisit au Moyen-Orient. En 1962, le Yémen est encore divisé
entre le Nord dirigé par un Roi, et Aden, encore une colonie britannique. Renversé
par un coup d'État, le roi essaie de reprendre le pouvoir avec l'aide de
l'Arabie Saoudite, contre les Républicains soutenus par un corps expéditionnaire
égyptien de 70.000 hommes ; une guerre d'usure qui dura 7 ans, et où l'armée d'Égypte
n'hésitera pas à utiliser le gaz moutarde.
Guerre Iran-Irak |
- Ce fut ensuite
l'Irak de Saddam Hussein qui en fit un large usage lors de la guerre avec
l'Iran, une guerre de pure agression déclenchée par lui en septembre 1980, qui dura
8 ans et qui fit, selon certaines estimations, environ un million de morts dans
les deux camps.
Un grand livre
de référence sur ce qui fut l'un des plus terribles conflits du siècle dernier
reste à écrire. Toutefois, il a été publié en 2005 un ouvrage collectif imposant
de 700 pages qui en parle, indirectement : «Le livre noir de Saddam Hussein»
(Oh Éditions), auquel j'avais consacré en son temps une émission - et ce alors
que, bien gênés par ce que révélait le livre sur le silence et les
compromissions françaises vis à vis du dictateur irakien, un quasi boycott de
nos médias accueillit sa parution.
Shahriar Khateri |
Un chapitre entier, consacré à «La guerre
chimique pendant le conflit Iran-Irak», a été écrit par Shahriar Khateri,
médecin iranien qui était sur le terrain [1]. Il
nous livre quelques données, attestées par plusieurs missions de l'ONU au cours
du conflit. L’armée irakienne a utilisé du gaz moutarde, en quantité pour
paralyser les mouvements ennemis, mais également des gaz neurotoxiques du type
sarin (comme en Syrie dernièrement) ou autres. Un total de 650 attaques contre
les Iraniens a été répertorié, des cibles civiles étant visées dans la dernière
phase du conflit.
Des tonnes d'agents neurotoxiques tuèrent en quelques heures, le 16 mars 1988, 5.000 Kurdes habitant la localité frontalière de Halabja, alors contrôlée par l'armée iranienne. Le Kurdistan fut aussi bombardé avec des gaz toxiques en d'autres endroits, pendant les années 1987-1988 [2]; enfin, et sans compter les milliers de tués sur le coup, 45.000 victimes de la guerre chimique étaient encore soignées en Iran, pendant plusieurs années après la guerre ...
Massacre kurde à Halabja |
Des tonnes d'agents neurotoxiques tuèrent en quelques heures, le 16 mars 1988, 5.000 Kurdes habitant la localité frontalière de Halabja, alors contrôlée par l'armée iranienne. Le Kurdistan fut aussi bombardé avec des gaz toxiques en d'autres endroits, pendant les années 1987-1988 [2]; enfin, et sans compter les milliers de tués sur le coup, 45.000 victimes de la guerre chimique étaient encore soignées en Iran, pendant plusieurs années après la guerre ...
[1] Un
autre chapitre particulier y est consacré à la guerre chimique contre les
Kurdes. Son auteur est le Docteur Françoise Brié, témoin elle-aussi et ancienne
chargée de mission à "Médecins du Monde" ; elle a été mon invitée sur
Judaïques FM pour parler de ce livre.
[2] Le
total des victimes kurdes de "l'opération Anfal" fut de 182.000
civils tués, selon le tribunal spécial irakien qui a jugé et fait exécuter son
maître d'œuvre Ali Hassan al Majdid dit "Ali le chimique".
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