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lundi 4 avril 2022

Sélectivité par Claude MEILLET

 

SÉLECTIVITÉ


Par Claude MEILLET

 


         On est nuls. L’extension du constat sans appel, par rapport au Y sont nuls initial que sa petite nièce blonde adressait aux seuls adultes, prit Jonathan par surprise. Que s’était-il passé dans le court délai d’une semaine ? Un vieillissement accéléré ? Elle répondit dédaigneusement à son questionnement ironique. C’est leur prof d’anglais qui avait, en fait, sérieusement ébranlé son premier jugement. En leur faisant apparaître, à elle et ses camarades de classe, combien tous nous étions, petits et grands, jeunes et vieux, honteusement sélectifs dans le choix de nos indignations. S’épouvanter du massacre en Ukraine, c’est très bien. Accuser la bêtise des adultes, c’est très bien.



Rohingas


Mais pourquoi ignorer la plus grande partie du monde ? Jeunes comme vieux. Jeunes encore plus que les vieux. Car c’est le monde des jeunes. Elle avait noté lui dit-elle, avec des sanglots dans la voix en lisant sa liste.  L’anéantissement de la minorité Rohingya. Le meurtre des Yazidis, le génocide contre les Uigurs, les camps du Xinxiang. Les massacres réciproques des groupes ethniques variés en Éthiopie. Et même près de nous, près des frontières israéliennes.

Il la réconforta tant que mal, soulignant que leur prof avait eu raison de souligner cette sélectivité, mais tort en étendant la responsabilité aux jeunes. Toutes ces horreurs, trop lourdes pour elle, incombaient exclusivement aux grands. Ces adultes, incapables d’assurer le règne de la raison sur le monde. Et aux indignations effectivement sélectives. En même temps que mentalement, il se mit à parcourir les causes de cette focalisation restrictive automatique.

En premier lieu, le réflexe naturel. On se préoccupe d’abord de ce qui vous touche personnellement.  C’est terrible, courte vue mais chacun sa guerre.  Chine contre Taïwan, Turcs contre Kurdes, Émirats contre Iran, Israël contre Iran. Lévi-Strauss dit «les Bororos sont contre les Araras». Mireille, chantait de sa voix acidulée : «Tout le monde se fout, se fout/ de son voisin du d’sous / c’qui nous importe / c’est nous, c’est nous».



À ce nombrilisme spontané, s’ajoute d’autres facteurs tout aussi naturels. Bien qu’objectivement, tout aussi condamnables. Le zonage géographique, bien entendu. La guerre russe contre l’Ukraine n’a pas le même retentissement aux États-Unis que dans les pays européens. Et on peut s’imaginer l’effarement des Colombiens, ou des Chiliens, devant cette barbarie d’un autre temps et d’un autre monde. Comme la marche de l’Iran vers l’arme nucléaire paraît vitale pour les Israéliens et de simple nature politique pour les Français. Et même si la langue anglaise paraît unificatrice sur le plan mondial, même si elle parvient à rapprocher l’Europe de l’Amérique du Nord, elle ne parvient pas à effacer la spécificité des zones linguistiques particulières, Asie, Inde, Russo-slave, Amérique du sud.

Toutes ces explications, sinon toutes ces excuses de courte vue, n’empêchent pas la responsabilité qui est la nôtre. Nous les adultes, qui devrions préparer le monde des enfants.  En consommant avec aveuglement le ressassage d’informations localisées dont les médias nous abreuvent sans discontinuité. Le poids des verbiages, le choc des images, pour paraphraser Françoise Giroud. Passant d’une actualité à une autre. En fonction du niveau d’intérêt escompté. Ce fameux «temps de cerveaux disponible», selon une formule célèbre. En acceptant un journalisme enfermé dans le sensationnel immédiat, au lieu d’ouvrir sur la diversité et la richesse du monde à découvrir. Nous les adultes qui, pourtant au temps de la mondialisation, nous satisfaisons en vérité de notre propre territoire de civilisation. Occident entre soi, asiatique sur soi, Moyen-Orient, Afrique, Amérique du sud. En-dehors d’intérêts passagers, chacun se fout, se fout / des p’tites histoires de son voisin d’à-côté. Le prof d’anglais, qui avait tort d’embarquer les enfants dans une accusation de ségrégation morale, avait raison de relever la sélectivité habituelle de compassion et d’intérêt. 

Le On est nuls, ne faisait que traduire le désarroi d’une découverte enfantine. Le monde est multiple, les drames sont partout, et la capacité d’absorption des hommes, limitée. Chacun ne peut tout simplement pas accepter toutes les misères du monde, en paraphrasant cette fois-ci Michel Rocard.

Jonathan eut la tentation de dire à la petite fille, pleine d’émotion, qu’il comptait sur elle, sur sa génération pour, enfin, avoir la force et la sagesse d’instaurer un gouvernement mondial. Il préféra, sagement peut-être, lui expliquer qu’à côté de ce monde des drames, existe un monde beaucoup plus riche, de partages, de développement, de héros, d’ouvertures, aussi caché que l’autre, et qui ne demandait qu’à être découvert.  

 

3 commentaires:

Véronique Allouche a dit…


Nous sommes arbitraires dans notre sélection des conflits et des misères humaines sans doute par le rendu des médias. Nous nous apitoyons à des degrés différents selon « le poids des mots et le choc des images » qui nous parviennent. Nous sommes constamment manipulés, convaincus ou indifférents à une cause selon la présentation qui nous en est donnée. Notre opinion est dirigée à chaque instant et, fiers de nous, nous pensons avoir notre libre arbitre alors qu’il est très relatif.
Bien à vous

DdeAM a dit…

Bonjour Sélectivités avec pour maître-mot l'humanisme
Et pour permettre cet humanisme décomplexé, on pense au mondialisme, mieux encore à une gouvernance mondiale.
Mais qui dirigerait pour le meilleur des mondes ?
Des occidentaux, des Asiatiques, un sage mélange d'un peu de tout ?
Et pour satisfaire l'équité dans le monde, obligera-t-on des peuples qui mange majoritairement des produits de la mer à diversifier son alimentation afin que l'humanité puisse aussi en manger, inversement pour les carnassiers ?
Et les végétariens ?
Et les peuplades dit primitif, ou primaire, que décidera-t-on pour eux ?
Un gouvernement mondial dirigé par des peuples minoritaires, ou par des peuples majoritaires ?
À quoi servent les récits bibliques nous parlant de Babylone ?
Ou encore le socialisme soviétique ?
Le rôle d'un adulte, n'est-il pas justement de pondérer tous les excès ?
cordialement DdeAM

Jonathan a dit…

- Jonathan vous remercie pour cette défense du constat effectué, Véronique

- Jonathan ne peut que souscrire à votre conclusion, DdeAM. Les douces plaisanteries qui illustrent auparavant une démonstration à rebours lui permettent d'apporter une précision déterminante. La régulation centralisée à un niveau mondial des grands principes d'humanités, appuiera leur application sur le principe de subsidiarité