LA TUNISIE COMPTE SUR LA LOYAUTÉ DE SON ARMÉE
Par Jacques BENILLOUCHE
Des soldats tunisiens bouclent le parlement à Tunis le 26 juillet 2021 |
Lahzar Chraiti |
Il faut dire que l’armée a été décapitée en 1962 à la suite du coup d’État
manqué de généraux sous la conduite de Lahzar Chraiti en 19 décembre 1962. Ce combattant, qui s'était distingué en rejoignant les forces arabes en 1948 contre Israël puis dans la lutte pour l'Indépendance, fut condamné
à la peine de mort par le tribunal militaire avec douze autres accusés
militaires, il a été exécuté par un peloton de soldats le 24 janvier 1963. Les
officiers ont été accusés d'être fidèles à Salah ben Youssef, le rival
politique de Bourguiba, qui a d’ailleurs été assassiné en Allemagne en 1961.
Depuis cette date, l'armée est tombée en disgrâce auprès du président Habib
Bourguiba, et son pouvoir a été volontairement restreint. Équipée de matériel
primaire, sans aviation militaire, sans artillerie et sans chars, l’armée est
restée sous-développée. Zein El Abidine Ben Ali a suivi les traces de Bourguiba
en amplifiant la répression, en marginalisant l'establishment militaire
craignant toujours l’émergence d’un colonel séditieux. Durant sa présidence, il avait accusé sans réelles preuves, des officiers de préparer un coup d'État. Il les a emprisonnés sous prétexte d’appartenir à des groupes islamistes. Plusieurs
ont été soit placés en résidence surveillée soit contraints à une retraite
anticipée. Entre 1991 et 2011, le personnel militaire a été réduit de 40.000
personnes et toutes les promotions ont été bloquées pour avoir moins
d’officiers généraux. Ben Ali, ancien chef des services de renseignements avait
attribué à l’armée le seul rôle de la défense du pays. Lui et Bourguiba avaient
choisi d’envoyer les cadets se former en France et aux États-Unis plutôt que dans les écoles militaires de Russie ou du Moyen-Orient pour éviter qu'ils aient de mauvaises influences ou une mauvaise doctrine.
L'armée tunisienne, contrairement aux autres armées arabes, refuse les considérations
religieuses, ethniques ou régionales et le recrutement se fait sur la base de
l’excellence puisque pour entrer dans une école militaire il faut obtenir au
moins 15 sur 20 à l'examen du baccalauréat. L’armée avait le pouvoir politique
à sa portée mais les militaires n’ont jamais voulu exploiter l’opportunité. La
Tunisie n’est pas l’Égypte. Sous Ben Ali, le chef d'État-major Rachid Ammar avait
refusé de suivre les ordres de Ben Ali de tirer sur les manifestants et surtout de
prendre le pouvoir comme le souhaitait la population. Contrairement aux autres
institutions étatiques, l'armée jouit d'une grande crédibilité et une forte légitimité
populaire. A la chute de Ben Ali, la population avait poussé Rachid Amar à se
présenter aux élections mais il avait refusé car il ne voulait pas se
compromettre dans un monde qu’il ne connaissait pas.
Les forces de sécurité tunisiennes retiennent les manifestants devant le parlement à Tunis le 26 juillet 2021 |
Pendant tous
ces troubles, et même actuellement, l'armée s’est bornée à assurer la sécurité
et à protéger les citoyens. La structure militaire est restée intacte et les
soldats ont protégé les biens publics et privés. Pendant la révolution, l’armée
avait sauvé les récoltes de blé et de dattes en les stockant dans des casernes
militaires. Mais il n’est pas certain que l’armée reste neutre si les troubles
persistent et si le coup d'État constitutionnel avorte. L’armée n’a pas
apprécié que Saïed les implique dans son action contre le Parlement.
Historiquement l’armée a toujours refusé de réprimer les manifestations. En
1984, lors de la révolution du pain, elle s’est retenue d’agir et a laissé
la police combattre le soulèvement. Pendant la révolution, elle n’avait pas
obéi à l’ordre de Ben Ali de bombarder un quartier de Kasserine pour réprimer
les manifestations. En mai 2017, le président Béji Caïd Essebsi avait ordonné à
l’armée de recourir à la force contre les manifestants qui avaient pris
d’assaut une station de pompage de pétrole et incendié des locaux de police. L’armée
avait refusé mais avait sécurisé les installations. En fait elle a toujours
refusé de se comporter comme l’armée égyptienne.
Emeutes à Kasserine en 2017 |
On ignore le comportement de l’armée si le coup de force de Saïed se
transforme en conflit sanglant avec les islamistes qui n’ont pas décidé de
déposer les armes. Le président n’a pas suffisamment d’assise politique car il
n’est pas à la tête d’un parti structuré qui pourrait le soutenir. Aux élections présidentielles, il était sorti
de nulle part à la surprise générale, «candidat malgré lui».
Aujourd’hui, il a pris unilatéralement le pouvoir sans aucune feuille de route
avec le retour probable à l’autoritarisme des régimes précédents. Alors il
semble qu’il veuille impliquer un rôle prépondérant à l’armée avec le risque de
lui donner des idées politiques.
Le risque de guerre civile n’est pas exclu après des manifestations généralisées en Tunisie pour
exiger des changements dans un système politique dysfonctionnel. À l’étranger
on reste prudent à l’exception de la Turquie qui a condamné «les
initiatives qui manquent de légitimité constitutionnelle et de soutien public». La Turquie a toujours soutenu les Frères musulmans très actifs en Tunisie. Il existe un risque sérieux de voir des confrontations violentes entre
manifestants et contre-manifestants.
Sur le plan politique, la plupart des partis ont
exprimé leur opposition à Saïed à savoir Ennahda, Qalb Tounes, la Coalition al-Karama
et le Courant Démocratique. D’autres le soutiennent publiquement, notamment
le Parti unifié des patriotes démocrates et le Mouvement populaire. L’UGTT (Union
générale tunisienne du travail), a demandé des «garanties
constitutionnelles» tandis que le Syndicat national des journalistes
tunisiens s’inquiète des «des tentatives potentielles de plonger le
pays dans un conflit politique». Le Conseil supérieur de la magistrature exige
l'indépendance du pouvoir judiciaire.
L’armée tunisienne s’est toujours montrée distante des affaires
politiques, ce qui lui vaut un certain capital de sympathie et de confiance au
sein de la population. Les forces armées ont à plusieurs reprises ces dernières
années été sollicitées pour la réalisation d’infrastructure ou encore
l’acheminement d’aide dans les régions. Elles sont aussi en première ligne dans
la lutte contre le terrorisme. Le risque d’une dérive mettant en danger les
libertés fondamentales pourrait inciter l’armée à sortir de sa réserve. C’est
la grande incertitude qui règne actuellement en Tunisie.
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