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samedi 25 février 2023

La nomination des juges en Israël par Jean CORCOS



LA NOMINATION DES JUGES EN ISRAËL 

Par Jean CORCOS

Manifestation contre le projet judiciaire

          Après avoir accumulé de riches lectures sur le projet dit de «réforme judiciaire» en Israël, j’espère avoir maintenant une vue assez précise de ce qui se joue ; pour le dire clairement, la fin de l’indépendance de la Justice, Justice étant pris dans un sens suffisamment large et au-delà de la Cour Suprême tellement évoquée. Pour en parler il faut bien sûr avoir des références dans d’autres pays, et élever le débat. Israël est considéré comme une démocratie, et la nouvelle coalition au pouvoir dit qu’elle ne sera pas remise en cause par ses projets de loi ?




Voyons ce qu’il en est dans les pays démocratiques, du moins certains car les passer tous en revue ce ne serait plus un ou deux articles mais un mémoire académique. La séparation des pouvoirs et leurs équilibres sont bien différents dans les États, en fonction de leur histoire propre, de leur structure et de la culture de leurs peuples. Il ne s’agit pas de les prendre en modèles, mais de redonner un sens aux mots.

Premier rappel, une Constitution est un ensemble de règles juridiques qui organisent les institutions d’un État. Deuxième rappel, Israël n’en a pas, c’est une triste exception mais qui concerne aussi une grande démocratie comme le Royaume-Uni. Une série de «Lois fondamentales» se sont additionnées au fil des années pour remplacer les règles du jeu démocratique, qui n’ont jamais été réellement gravées dans le marbre. Votées à chaque fois à la majorité absolue à la Knesset, elles peuvent aussi être remises en question par une nouvelle majorité ce qui illustre bien la fragilité du système. C’est précisément ce qui se joue maintenant avec les projets de lois présentés par le ministre de la Justice, Yariv Levin, en particulier la remise en cause de celle intitulée «Le pouvoir judiciaire», adoptée en 1984 et qui porte la signature des regrettés Premier Ministre Yitzhak Shamir (Likoud) et Président Haïm Herzog, le père de l’actuel Président Yitzhak Herzog (Travailliste).

Je reviendrai souvent sur ce document dont je donne le lien (1). Une constitution définit donc obligatoirement la relation entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et cette relation doit garantir la protection des citoyens contre toute coercition. Cette protection passe d’abord par l’indépendance de la Justice. En France, plusieurs articles de la Constitution en précisent les modalités (2).

Aux Etats-Unis, dès 1789, plusieurs amendements à la Constitution ont été réunis dans le «Bill of Rights» (déclaration des droits) ; les 4è, 5è, 6è et 7è sont spécifiquement consacrés aux modalités protégeant les citoyens pouvant être jugés. Les procureurs instruisant les affaires sont élus, ce qui d’un côté assure leur indépendance mais peut aussi «politiser» leurs décisions. On remarquera, en comparaison, combien la Loi fondamentale de 1984 est sommaire. Elle définit principalement : les modalités de sélection des Juges (tous, et pas seulement de la Cour Suprême), comment peut s’achever leur mandat, les Cours de Justice (sans rentrer dans les détails), la Cour Suprême, qui fait l’objet d’un long chapitre car elle est d’abord une cour d’appel pour le pénal et le civil.

Aaron Barak


La Loi fondamentale de 1984 lui donne des pouvoirs puissants, comme celui de pouvoir casser des décisions du gouvernement : fonctionnant en Haute Cour de Justice, elle siège ainsi en première instance pour le contrôle juridictionnel des décisions de l’exécutif. À cela s’est ajouté, du fait de «l’activisme» de Aaron Barak, son président de 1995 à 2006, le rôle de facto de Conseil Constitutionnel. L’embryon de Constitution rassemblé dans les Lois fondamentales est ainsi devenu un référentiel pour évaluer les lois votées à la Knesset, ce que n’acceptent pas la Droite, l’Extrême-Droite et les partis religieux réunis dans la coalition ; partis qui ne digèrent pas non plus la loi «Liberté et Dignité Humaine» de 1992, modeste garde-fou au profit des minorités reléguées au dixième sous-sol par les plus fanatiques du nouveau gouvernement.

En France, le Conseil Supérieur de la Magistrature a pour rôle de garantir l’indépendance des magistrats par rapport au pouvoir exécutif. Un article très détaillé (3) donne à la fois l’historique de cette institution – où, au fil des réformes, les juges se sont peu à peu affranchis de la tutelle des politiques – et sa composition actuelle. Selon les juridictions, une architecture complexe définit «qui nomme qui». Il y ainsi une «formation compétente à l’égard des magistrats du siège  (juges qui prononcent les verdicts), et une autre compétente à l’égard des magistrats du parquet (procureurs)». Elles comprennent chacune six magistrats et huit personnalités qualifiées, désignées par le Président de la République, le Président du Sénat, le Président de l’Assemblée nationale, plus un avocat et un Conseiller d’État. Représentant «le pouvoir», ces personnalités ne font partie ni du Parlement, ni de l’ordre judiciaire, ni de l’ordre administratif.

conseil supérieur de la Magistrature


Quelle était la situation en Israël avant le «blitz» du gouvernement ? Tous les juges sont nommés par une commission de nomination et officient ensuite selon les domaines dans différents tribunaux. Comme en France et dans toutes les sociétés non primitives, il faut à la fois qu’ils aient un cursus universitaire solide, et que leurs pairs donnent leur accord. Or c’est précisément le cas actuellement ; d’après la Loi fondamentale de 1984, la commission comprend neuf membres : le Président de la Cour suprême ; deux autres juges de cette instance élus par leurs pairs ; le ministre de la Justice et un autre ministre désigné par le gouvernement ; deux députés dont un membre de l’opposition élus par la Knesset et deux représentants de l’Ordre des avocats, élus par le Conseil national de l’Ordre. Les politiques sont donc en minorité (4 sur 9). Sans préjuger du texte final de la loi proposée, on sait que le projet du gouvernement est de modifier la composition de la commission en éliminant les représentants du barreau, et en rendant majoritaires ceux du pouvoir politique.

Dès le 4 janvier, Yariv Levin présentait son projet avec ces phrases au culot insondable : «Nous allons aux urnes, nous votons, et à chaque fois, des personnes que nous n’avons pas élues décident pour nous… Je lance la première phase de la réforme de la gouvernance, dont l’objectif est de renforcer la démocratie, de restaurer la gouvernance, de rétablir la confiance dans le système judiciaire et de rétablir l’équilibre entre les trois branches du gouvernement» (4). Quelle basse démagogie !

Yariv Levin


Seuls les députés seraient légitimes ? Et les «sachants» devraient être tenus en laisse par eux ? On notera le mélange des genres dans une soupe où il est difficile de séparer les choux, les carottes et les navets, ce qui relève «du système judiciaire» c’est-à-dire de la loi civile pour les personnes privées ou morales ; et ce qui relève de l’équilibre entre les pouvoirs, comprendre de la Constitution qui hélas n’existe pas.

Prenons des exemples précis, en nous souvenant que tout est possible à partir du moment où une démocratie devient illibérale puis plus du tout une démocratie – et des centaines de milliers d’Israéliens ont manifesté leur colère chaque semaine depuis début janvier, sentant que la menace est réelle. Soit donc une commission de nomination, taillée sur mesure pour complaire à une Knesset à l’image du gouvernement actuel. Sera, par exemple, nommé juge à la majorité un rabbin ultra-orthodoxe à longue barbe, sans aucune formation juridique mais docile à souhait pour émettre des jugements expéditifs contre les futurs délits concernant le non-respect des lois qui seront votées pour se rapprocher de la «Halakha». Nommé juge aussi un avocat ayant fait du lobbying dans une vie antérieure pour défendre un industriel pollueur, et qui saura bien mettre les dossiers compromettants sous la lourde pile des dossiers pouvant attendre.

Ittai Bar-Siman-Tov


Mais les juges honnêtes qui résisteront pourront aussi être menacés. Dans un article du Jerusalem Post (5), Ittai Bar-Siman-Tov, professeur associé à la faculté de droit de l’université Bar-Ilan le dit ainsi : «Les juges des tribunaux inférieurs, lorsqu’ils voudront être promus, seront complètement à la merci de la coalition parce que la coalition contrôle les nominations. De plus, la même commission qu’ils veulent dédier à la nomination des juges serait également chargée de licencier les juges, envoyant le message que si le gouvernement n'est pas satisfait de leurs décisions, ils risquent d’être licenciés».

Mais ceci aurait aussi un impact sur la santé économique du pays, et les avertissements au gouvernement ont été nombreux, comme la lettre ouverte à Netanyahou de 270 économistes israéliens de grand renom, y compris d’anciens responsables des finances et le gouverneur de la Banque Centrale d’Israël. Des dizaines d’économistes internationaux disent la même chose. Pourquoi ? On pense au premier abord qu’une mauvaise image de l’État pourrait l’isoler politiquement ; ou qu’une coercition religieuse de plus en plus forte peut faire fuir ceux qui font vivre le pays, profitent de la vie et ont de très bons salaires : ceci concerne en particulier les entreprises du high-tech, dont les salariés manifestent depuis des semaines et dont certains dirigeants ont déjà délocalisé les capitaux (6).

Mais pourquoi, comme l’écrit Jacques Benillouche, «les lois d’exception inquiètent toujours les financiers» ? Des chercheurs de «l’Israeli Democracy Institute» expliquent pourquoi affaiblir l’indépendance de la Justice pose un risque réel pour les investissements (7). Ils ont fait le constat que dans des pays où ce genre de révolution s’est produit – Hongrie, Pologne, Turquie – la notation des grandes banques d’affaires avait baissé. Or il y a déjà des avertissements concernant Israël venant de J.P Morgan et Goldman Sachs. Pour la Turquie, les investissements étrangers ont chuté. Comme dit dans cet article «le système judiciaire doit permettre à l’économie d’opérer sans la peur d’un pouvoir arbitraire. Plus l’État est puissant, plus il peut brutalement modifier les règles du jeu».

Cela a été parfaitement enregistré par les dirigeants et particuliers israéliens ayant déjà délocalisé des milliards de dollars sur des comptes à l’étranger. Cette toute puissance de l’État, ce serait aussi sur le terrain des juges ineptes et corruptibles, faisant craindre pour le traitement des litiges des sociétés. La fin des conseillers juridiques du gouvernement chargés de rappeler les limites du Droit national et international encadrant les décisions de la puissance publique (j’y reviendrai dans mon prochain article). Le risque de subir des décisions brutales concernant les taxes et flux de capitaux. Et finalement, un pays moderne et une société soudée par un État de Droit risquant de devenir semblables à ce que sont devenus la grande majorité des pays et sociétés arabes.

 (1) https://www.jewishvirtuallibrary.org/basic-law-the-judiciary

(2) https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/comment-la-constitution-

garantit-elle-l-independance-de-la-justice

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_sup%C3%A9rieur_de_la_magistrature_(France)

(4) https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/1672868261-israel-le-ministre-de-la-justice-

presente-une-reforme-judiciaire-controversee

(5) https://www.jpost.com/israel-news/politics-and-diplomacy/article-731038

(6) https://benillouche.blogspot.com/2023/02/les-startups-israeliennes-risquent-de.html

(7) https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-23/ty-article/.premium/study-says-

weakening-the-judiciary-could-put-foreign-investment-at-risk/00000185-dbe7-d1d2-

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