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mercredi 22 décembre 2021

Gilbert Naccache, l'homme de cristal par Albert NACCACHE

 


GILBERT NACCACHE, L’HOMME DE CRISTAL


Chronique d’un papy flingueur Albert NACCACHE



 

La Poste Tunisienne vient d’éditer un timbre à l’occasion du premier anniversaire de décès de Gilbert Naccache, écrivain et militant de gauche tunisien. Gilbert Naccache est né le 15 janvier 1939 à Tunis dans une famille juive. Il étudie au Lycée Carnot de 1944 à 1956 et part pour Paris une fois son baccalauréat obtenu. Il intègre l'Institut national agronomique et y obtient, sous la direction de René Dumont, un diplôme d'ingénieur agronome en 1962. Il décide de retourner en Tunisie à un moment où de nombreux Juifs tunisiens commencent à quitter le pays. Rentré à Tunis, il travaille comme ingénieur agronome au ministère de l'Agriculture.




Activités militantes et répression

Il avait rejoint le Parti communiste tunisien à l'âge de quinze ans mais en avait été expulsé en 1959 pour ses tendances trotskistes. Dans les années 60 et 70, de jeunes étudiants tunisiens avaient choisi l’extrême-gauche pour s’opposer au pouvoir absolu du président Bourguiba. On les a appelés les «perspectivistes». Au milieu des années 1960, Gilbert Naccache fréquentait la cité universitaire et les cafés parisiens où l’on débattait de marxisme, de léninisme, de la guerre du Vietnam. Il rejoint le mouvement clandestin Perspectives tunisiennes et en devient l'un de ses principaux dirigeants avec Noureddine Ben Khedher.

Ses activités au sein du groupe Perspectives lui valent d'être arrêté en mars 1968 et torturé puis jugé par la Cour de sûreté de l'État et lourdement condamné. Il bénéficie toutefois d'une libération conditionnelle le 3 août 1979 mais ne retrouve la totalité de ses droits qu'après la révolution de 2011.

Parcours littéraire

Durant sa peine de prison, il rédige son autobiographie sur des emballages de cigarettes de la marque Cristal ; l'ouvrage baptisé Cristal est publié en 1982 par sa maison d'édition, Salammbô et plusieurs fois réédité par la suite. Il a aussi publié d’autres ouvrages dont «Le Ciel est par-dessus le toit. Nouvelles, contes et poèmes de prison et d'ailleurs» [1] et «Qu'as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire d'un opposant au régime de Bourguiba (1954-1979)» : suivi de «Récits de prison», [2]. Ses ouvrages montrent que Gilbert Naccache n’a jamais cédé à la haine, ni à la rancœur malgré la répression qu’il a subie de la part du régime de Bourguiba et les attaques, notamment antisémites, qu’il a affrontées tout au long de sa vie. À côté de l’humour et de l’amitié, l’écriture a probablement représenté, pour lui, la meilleure thérapie. Il s’y est livré avec la liberté, l’intelligence et la sincérité qui le distinguaient et qui ont fait de lui «un homme d’une stature intellectuelle désormais rare», selon l’éditeur Karim Ben Smail, et considéré par certains comme «un monument de la résistance tunisienne»,

Gilbert Naccache, la mémoire de Cristal par Olfa Belhassine [3].

«Son chef d’œuvre reste Cristal. Un récit, puissant et très personnel, paru en 1982, dont les divers chapitres ont été consignés clandestinement sur l’emballage de paquets de cigarettes d’une marque locale bas de gamme, Cristal. Une manière de narguer la prison et ses gardiens, qui veillaient pourtant à ce que toute correspondance sortie des geôles de Bourguiba subisse une haute surveillance, une fouille intégrale. Dans cet ouvrage, Naccache nous fait découvrir le sinistre univers de la prison civile de Tunis, puis celle de Borj Erroumi, creusée dans les grottes de la montagne de Bizerte, où il a passé, en tout, près de dix ans de sa vie. Son témoignage, détaillé, est le premier du genre sur l’univers carcéral tunisien des années 60 et 70. Quasiment cinématographique, sa description des geôles, du pavillon des condamnés à mort qui vivent en sursis en attendant l’heure fatidique, des privations, des relations entre les détenus, et de la vie quotidienne dans ce microcosme est fouillée, précise et très imagée…Dissident politique et juif, Gilbert Naccache a longtemps subi répression et attaques antisémites  de la part du pouvoir et de ses concitoyens tunisiens».



Le 2 avril 2012, Gilbert Naccache déclare qu’il porte plainte contre les salafistes tunisiens auteurs d’appels au meurtre de Juifs.

«Je me décide, pour la première fois de ma vie à porter plainte devant la justice tunisienne contre les individus qui, sur l’avenue Bourguiba, ont appelé, ce dimanche 25 mars (2012), à l’assassinat des Juifs. Il s’agit d’un mouvement politique qui fait de l’antisémitisme et de l’appel au meurtre des Juifs un de ses modes de propagande habituels. Il s’était déjà pareillement illustré, voilà plus de deux mois à l’aéroport de Tunis-Carthage, et le gouvernement n’a rien fait pour prendre les mesures légales appropriées. Aujourd’hui encore, une semaine après les faits, on ne voit toujours pas de suite pénale à ces agissements, non seulement inadmissibles, mais tout simplement illégaux : qu’un gouvernement puisse tolérer des appels à la haine raciale et au meurtre sans réagir vigoureusement dépasse l’entendement. Je porte plainte en tant que Tunisien solidaire de tous ses compatriotes injustement attaqués, et parce que je ne veux pas que soit sali le passé de mon pays, un passé de civilisation millénaire, fait surtout de vivre ensemble et de tolérance. Je porte plainte en tant que Juif tunisien solidaire en cela de tous les Juifs, et aussi de tous les Tunisiens non juifs qui se sentent trahis par de tels comportements, parce que je suis également menacé et que je n’ai à prouver devant personne mon droit de vivre sur cette terre qui est aussi la mienne. Je porte plainte au nom de la révolution de la dignité qui a frappé le monde entier par son caractère pacifique et ouvert, et qui est menacée par ces mêmes irresponsables qui ont déclaré blasphématoires ces demandes de liberté et de démocratie. Je porte plainte, enfin, parce que les salafistes auteurs de ces appels au meurtre sont les ennemis déclarés des femmes, des artistes, des créateurs, des penseurs, de ceux qui sont les piliers de l’âme du peuple».
Les Perspectivistes

       50 ans plus tard, la chambre spécialisée de Tunis écoute les perspectivistes qui viennent témoigner sur leur parcours et sur les crimes commis contre eux. À la fin des années 60, un vent de liberté souffle sur une population estudiantine pétrie d’idéaux marxistes et maoïstes alors en vogue dans le monde. En Tunisie, ce vent-là souffle d’abord derrière le mouvement Perspectives. Il est fondé à Paris en réaction à un détournement de scrutin, qui donnait les étudiants de l’extrême gauche gagnants aux élections de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), jusque-là acquise au parti unique de l’ex-président Bourguiba.  Perspectives va dominer l’université tunisienne dans les années 60-70 et se renforcer au gré de la répression disproportionnée qui s’abat sur ses leaders et militants, hommes et femmes, qui subissent violences, tortures et procès inéquitables en 1968, 1972, 1974 et 1975.

Le fil des témoignages des Perspectivistes commence avec ses militantes. Car les femmes ont participé activement, aux côtés des hommes, à ce mouvement de dissidence et elles l’ont payé par de graves exactions comme la brillante bachelière de 17 ans, Zeineb Ben Saïd qui part à Paris poursuivre ses études de philosophie à la Sorbonne…

À l’université tunisienne, on pouvait alors rencontrer et discuter avec des philosophes et enseignants de notoriété internationale, tels que Derrida, Deleuze et Foucault. Dans la clandestinité, le groupe publie des tracts et une revue intitulée Perspectives. Dans l’un de ses discours, Bourguiba, fou de rage, promet de consacrer toute sa vie «pour éliminer un à un ces microbes de gauchistes». Avec une violence démultipliée, notamment sur les hommes, les tortionnaires vont se relayer sur tous les membres du groupe. «Tout ce que la police a pu confisquer de ses fouilles dans nos maisons se réduit à des livres, des tracts et un ancien modèle de machine à écrire». Sa menace de réduire à néant les militants issus des rangs de l’université, Bourguiba va l’appliquer surtout contre les hommes. Férocement torturés par les agents de la Sécurité de l’État,

Les jeunes révolutionnaires tunisiens ne pensaient pas que la répression du régime allait s’abattre sur eux d’une manière aussi féroce. «Après une campagne de presse qui nous avait parue folle, où certains n’avaient pas hésité à réclamer la peine de mort pour nous, nous sommes passés devant une Cour de sûreté de l’État spécialement créée à notre intention». Cinq ans (de prison) pour avoir rappelé par écrit la théorie marxiste de l’État, «complot contre la Sureté de l’État», alors que les classiques marxistes se vendaient librement en librairie !

Sa vie durant, Gilbert Naccache a subi une double sanction pour dissidence et origines juives. Malgré son engagement sans merci pour les libertés publiques en Tunisie et sa décision de retourner à Tunis, en 1962, pour participer à l’édification du jeune État indépendant après des études d’agronomie à Paris, il raconte avoir toujours été perçu comme un étranger. Une double peine qu’il savait éluder par une pirouette linguistique, une plaisanterie, ou une injure dans le dialecte tunisien.

Au début des années 2000, Naccache est contraint de quitter la Tunisie pour la France. Son fils, alors adolescent, ne peut plus supporter les insultes antisémites, qu’il affronte quotidiennement. Naccache revient dans son pays avec la révolution de 2011. L’ancien trotskyste aura gardé son utopie et sa pureté révolutionnaire jusqu’au bout. Il prend part à la réflexion sur une nouvelle constitution respectueuse des libertés publiques. Puis, le 17 novembre 2016, lors de l’inauguration des auditions publiques devant l’Instance vérité et dignité (IVD), Naccache témoigne. «La vérité, quoi qu’on fasse, est révolutionnaire», déclare-t-il lors d’une audience publique, en novembre 2016.

Les Tunisiens qui suivent cet événement sur la télévision découvrent alors le passionnant parcours de cet homme avide de liberté, d’égalité et de dignité. Un homme qui n’a pourtant jamais revendiqué le moindre statut de héros (Olfa Belhassine). La Chambre de Tunis ayant reporté ses audiences, Gilbert Naccache, «Papy» pour ses amis, 82 ans, est mort le 26 décembre 2020 Sans avoir vu l’issue du procès qui concernait ses tortionnaires.

Hommages

Les hommages ont plu à l’annonce du décès de Gilbert Naccache. Certains sont allés jusqu’à réclamer des funérailles nationales en son honneur. L’ancien prisonnier politique et intellectuel a été inhumé le 30 décembre, selon ses vœux, au cimetière des Libres penseurs du Borgel, à Tunis. Dans un cimetière archicomble, sa mort a uni toutes les familles de la gauche tunisienne, illustrant l’impact de ce résistant sur des générations de militants de ce courant de pensée, en présence de plusieurs personnalités dont le président Kaïs Saïed, qui lui a rendu hommage, le chef du gouvernement Hichem Mechichi et le secrétaire général de l'UGTT Noureddine Taboubi.

Gilbert Naccache homme de cristal

    Laissons le mot de la fin à Hatem Bourial qui a bien connu Papy

Gilbert Naccache : L’homme de cristal [4] : «C’est aussi une transparence et une lucidité exigeantes que Gilbert Naccache nous laisse en héritage. Homme de cristal, il a mené tant de combats et toujours vécu en militant irréductible. Les activistes véritables ont cette fragilité cristalline dont le moteur n’est autre que le doute dialectique. Ils ont aussi en eux tous les tintements et les éblouissements que sont les combats qu’on mène à bon port. Gilbert Naccache a vécu en grand, en conscience souvent intransigeante et toujours dans la plénitude des combats. À l’âge de 81 ans, il a toujours gardé intacte sa verve et cette faconde qui faisaient de lui un interlocuteur si motivant. Après sa disparition, nous serons tous orphelins d’un repère authentique car inébranlable. Mais, Gilbert Naccache nous a aussi appris la résilience et le souffle».

 

[1] aux Éditions du Cerf (Paris) en 2005

[2] Paris, Éditions du Cerf, 2009

[3] www.justiceinfo.net 5 janvier 2021

[4] Par Hatem Bourial Déc 27, 2020

4 commentaires:

Janot a dit…

Bizarre qu'il soit resté inconnu de la saga juive tunisienne.
Triste et dérisoire destin.

bliahphilippe a dit…

Article intéressant. Ce monsieur est certainement un personnage d'envergure. Une personne qui a sacrifié sa vie à ses idées, à son humanisme, à son idéologie aussi. Des hommes d'un tel courage sont rares. Il est nécessaire de leur rendre l'hommage qu'ils méritent. L'auteur le fait brillamment.
Je ne puis néanmoins m'empêcher de faire un lien entre ce monsieur et un reportage vu voici plusieurs années à la télevision israélienne. Le reportage portait sur de nombreux juifs soviétiques, de bons communistes engagés, de la trempe de ceux qui ont tout donné à un pays qui les a rejeté, les relèguant dans la vie civile à des parias.
Un d'entre eux exhibait sa tenue d'ancien miltaire, certainement haut gradé, le torse bardé de tant de médailles d'un passé héroique qu'on pouvait se demander s'il pouvait en supporter le poids!
Je fus frappé, mais non étonné de l'entendre exprimer avec son épouse l'immense regret d'avoir tant donné à une patrie en ayant reçu si peu en retour.
Comme d'autres, de profession diverses, le leitmotiv était d'avoir perdu leur temps, et pire encore leur vie offerte... à ce qui n'en valait pas la peine au fond, une fois réalisée cette erreur au déclin de leur vie.
Idem concernant tant de militants de confession juive (et non juifs) ayant sacrifié leur vie au profit de la révolution algérienne. Ces gens se sont battus dans les rangs du FLN qui n'a pas manqué de les remercier au pire en les massacrant, au mieux en les expulsant sans ménagement du pays.
Certains, aveuglés par leur idéologie ont continué leur lutte politique jusqu'à présent sur le sol français.
D'autres ont en tiré des leçons: ceux qui ont su prendre leurs distances et préféré reconstruire leur vie en tant que juifs libres sur leur terre ancestrale partant du principe qu'l vaut mieux un petit chez soi à soi, plutot qu'une demeure chez les autres rejetant leur reconnaissance posthume aprés une portion de vie passée un moment dans leurs palais... ou dans leurs geôles. Les exemples ne manquent pas!

Yaakov NEEMAN a dit…

Né en 1939, comment expliquer qu'il n'ait senti que de l'autre côté de la Méditerranée, il y avait aussi un pays (juif, cette fois) à construire et à développer. Dans la Guémara de Guittin, les sages d'Israël se demandent si l'on peut accepter comme valide un acte de divorce rédigé au-delà des frontières de la Terre Sainte. Dans la Michna 2, la discussion aborde alors le problème des frontières d'Israël. Où commencent-elles ? Où finissent-elles ? Rabbi Méir dit : "Akko, en ce qui concerne les actes de divorce, est à considérer comme Eretz Israël." Mais où finit Akko ? En face, de l'autre côté de la Méditerranée! C'est pourquoi cet avis de la Guemara tend à considérer que toute la côte est de la Tunisie pourrait faire partie d'Eretz Israël (ce qui, au passage, légitime la persistance d'une communauté juive à Djerba). C'est sans doute cette opinion qui explique l'attachement indéfectible de Gilbert Naccache à la Tunisie. Il s'y sentait chez lui, puisque selon cette lecture de la Guemara de Guittin, elle fait partie d'Eretz Israël ! Repose en paix, l'ami !

NAZIHA TABAINIA a dit…

شكرا لجلبير نقاش
على حبه لوطنه تونس ـ أنا لا تهمني الجنسية ـ يهمني الإخلاص..و شكرا لتونس لأنها وسمت إبنا بارا عاش وكبر و ناضل من أجلها.. و شكرا لألبير نقاش كاتب المقال لأنه أوضح بعض الخفايا نجهلها عن الرجل.. المهم أن نعطي كل ذي حق حقه..