LE BEST-OF DES ARTICLES LES PLUS LUS DU SITE, cliquer sur l'image pour lire l'article


 

jeudi 24 juin 2021

Sénat de Rome et Knesset de Jérusalem par Daniel HOROWITZ

 

SÉNAT DE ROME ET KNESSET DE JÉRUSALEM

Par Daniel HOROWITZ

      Avertissement : toute ressemblance entre cet article et l’actualité politique ne peut être le fruit du hasard.



«Julius Caesar» est une tragédie de Shakespeare qui relate la conspiration contre Jules César, son assassinat et la guerre civile qui s’ensuivit. Au début de la pièce, on voit César au sommet de sa gloire après avoir triomphé de ses ennemis, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il est le maître de Rome et dispose de pouvoirs exceptionnels. Ses rivaux craignent qu’à la prochaine réunion du Sénat, il ne se fasse couronner, et ne mette ainsi fin à la République.  Brutus, que César considère pourtant comme son fils, projette avec d’autres sénateurs de l’assassiner à la première occasion. Au jour dit, à peine arrivé au Sénat, César est poignardé en pleine séance par Brutus et ses acolytes, et s’effondre dans une mare de sang.



César et Antoine
        La rumeur du coup d’État se répand dans Rome, et les citoyens affluents vers le Sénat pour apprendre ce qui s’est passé. Antoine, allié de César et rival de Brutus, demande néanmoins d’avoir la vie sauve afin de pouvoir prononcer l’oraison funèbre de César devant le peuple. Brutus accepte, mais impose de le faire avant lui.

Il commence par un sonore «Romains, compatriotes et amis [1]» et s’emploie à justifier l’assassinat de César au moyen de la rhétorique.  Il met en avant sa loyauté envers Rome, en déclarant «Ce n’est pas que j’aimasse moins César, mais j’aimais Rome davantage». Il déplore que le pouvoir ait fini par griser César au point de lui faire oublier le bien public. «César m’aimait, dit Brutus, et je le pleure, il fut fortuné, et je m’en réjouis ; il fut vaillant, et je l’en admire ; mais il fut ambitieux, et je l’ai tué». Brutus précise qu’il ne s’est résolu à son geste qu’en désespoir de cause, et assure que cet assassinat, aussi déplorable soit-il, a été commis au nom du peuple, et de celui de la liberté.  Il saisit l’occasion pour se profiler en homme d’État aspirant au pouvoir, mais avec le devoir comme valeur suprême.  Il est acclamé par la foule, désormais acquise à sa cause.

       Apparaît alors Antoine, ami d’enfance de César.  Il ne peut contredire Brutus d’emblée, puisque celui-ci vient d’obtenir le soutien populaire. Il commence par un préambule quelque peu ambigu : «Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille. Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os : qu’il en soit ainsi de César».

Antoine met en œuvre lui aussi son talent rhétorique pour essayer de retourner l’opinion publique contre Brutus. Il feint d’abord d’être d’accord avec lui, qu’il appelle d’ailleurs «le noble Brutus». Il le couvre de louanges, et répète à plusieurs reprises que «Brutus est un homme honorable». Mais il s’interroge en même temps sur ce qui a bien pu justifier qu’une personnalité aussi éminente ait pu commettre un acte aussi abominable. Il réfute l’argument selon lequel César aurait été trop ambitieux, et rappelle qu’il avait refusé à trois reprises la couronne que lui proposait le Sénat. Il reproche par ailleurs aux Romains d’être ingrats, et leur lit par un geste emphatique le testament de César, d’où il ressort qu’il lègue au peuple une partie importante de sa fortune. Pour théâtraliser son plaidoyer, il dépose le corps de César ensanglanté et encore chaud sur les marches du Sénat. Ce geste, ajouté au testament qu’il vient de parcourir, bouleverse la foule qui renie Brutus pour le coup, et qui repasse du côté d’Antoine.



Les discours contradictoires de Brutus et d’Antoine et la versatilité de la foule soulèvent la question morale en matière de rhétorique. C’est le thème du dialogue [2] de Platon intitulé «Gorgias».  Au cours de ce dialogue, Socrate demande à Gorgias de lui donner une définition de la rhétorique.  Celui-ci répond qu’il s’agit de l’art de convaincre. Socrate lui demande alors à quoi sert cet art.  Gorgias est embarrassé mais finit par admettre qu’il s’agit d’une méthode de persuasion, et non pas de démonstration. Comme Socrate le pousse dans ses retranchements, Gorgias concède que la rhétorique vise à l’emporter par les mots, sans lien avec un quelconque savoir. Il illustre cela en racontant le cas d’un malade qui refusait le remède prescrit par son médecin. Il persuade le malade de se soumettre. Socrate fait remarquer à Gorgias qu’il a convaincu le malade sans rien connaître à la médecine, et qu’il l’a peut-être induit en erreur. Socrate en déduit que comme la rhétorique peut soutenir tout et son contraire, elle est dangereuse parce qu’elle permet de manipuler les hommes, exactement comme quand Brutus et Antoine font tour à tour l’oraison funèbre de César.

Il était de notoriété publique à l’époque de Platon que les rhéteurs eux-mêmes prétendaient pouvoir défendre une thèse et son contraire avec le même aplomb. Socrate juge donc que la rhétorique est dénuée de valeur si elle ne cherche qu’à convaincre par de belles paroles.  Il pose en conclusion que pour qu’elle puisse être considérée comme vertueuse, la rhétorique doit être subordonnée à la philosophie, c’est-à-dire à la recherche de la vérité, sans quoi elle n’est que mensonge.



Plus de deux millénaires plus tard, Arthur Schopenhauer [3] écrit un essai intitulé «L’Art d’avoir toujours raison [4]». Il passe en revue les stratagèmes qui permettent de convaincre au moyen d’artifices qui font appel aux affects, mais sans se soucier du réel. Il cite Aristote qui disait «Il n’y a aucune opinion, aussi absurde soit-elle, que les hommes n’aient pas rapidement adoptée dès qu’on a réussi à les persuader qu’elle était généralement acceptée. Ce sont des moutons qui suivent le bélier de tête, où qu’il les conduise : il leur est plus facile de mourir que de penser». « והמבין יבין  » disait Ibn Ezra [5], ce qui donne à peu près «et celui qui comprend comprendra».

 

[1] Traduction de Victor Hugo, comme les autres extraits de la pièce de Shakespeare dans cet article.

[2] L’œuvre de Platon se présente généralement sous forme de dialogue philosophique entre personnages.

[3] Philosophe allemand du 19ème siècle, théoricien du concept de Volonté dans la nature.

[4] Traduction Auguste Dietrich

[5] Rabbin andalou du 12ème siècle. Grammairien, traducteur, poète, exégète, philosophe, mathématicien et astronome. Connu pour avoir relevé des incohérences chronologiques dans le Pentateuque.

 

1 commentaire:

Marianne ARNAUD a dit…

Monsieur Horowitz,

Victor Hugo c'est bien, les historiens c'est mieux !
Vous lisant, je m'en voudrais de ne pas vous signaler le premier ouvrage d'un jeune historien de 26 ans, Raphaël Doan, ancien élève de l'ENS et de l'ENA, agrégé de lettres classiques qui publie aux éditions du Cerf : "Quand Rome inventait le populisme".
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer la quatrième de couverture :

"Il y a du Cicéron chez Emmanuel Macron, et du Clodius chez Donald Trump. C'est en historien de l'Antiquité que Raphaël Doan démontre que nous n'avons pas inventé le populisme. Les Romains, à la fin de la République, connaissent une lutte à mort entre ce qu'ils appellent les "populares" et les "optimates". Appel au peuple, goût des solutions radicales, recours à la figure de l'homme fort : ces tribuns en toges et en sandales ressemblaient trait pour trait à ceux du XXIème siècle.
Dans cette époque, avec son sénat et sa plèbe, ses discours et ses émeutes, ses guerres et ses violences, tout est d'actualité. Y compris la question essentielle : le populisme est-il le bouclier des humbles contre une élite sourde à ses revendications, ou le futur glaive des tyrans contre la liberté ?"

Pourquoi ce qui est valable pour la France ne le serait-il pas pour Israël ?

Cordialement.