INTIFADA FISCALE AU LIBAN
Par Jacques BENILLOUCHE
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Au Liban, des manifestations de ras-le-bol ont
lieu dans toutes les villes. La colère contre la situation économique s’exprime
dans la rue de manière violente avec des incendies. Les manifestants ne réclament
pas moins que la chute du régime. Tout est parti d’une simple taxe sur les
communications via les applications WhatsApp que le ministre des Télécommunications,
Mohammad Choucair, a dû retirer en catastrophe. Cette taxe constituait un
trop-plein pour la population qui souffre d’une aggravation de la situation
économique.
Si les manifestations ont débuté à
Beyrouth, elles se sont rapidement propagées à l’ensemble du pays. Des
manifestations ont eu lieu à Saïda et Tyr au Sud, à Taal Abaya et Masnaa dans
la Bekaa. Jounié et Zouk au Kesrouan, où l’autoroute a été coupée. Le tunnel de
Salim Salam a été fermé par des pneus brûlés. Tripoli a offert le même
spectacle peu après, ainsi que Chtaura dans la Bekaa. Bref, un soulèvement sur
l’ensemble du pays. Le mouvement a même atteint des localités éloignées, comme
Rachaya ou Brital dans la Bekaa, par exemple, ou encore Zghorta, dans le Nord.
La situation était tendue du côté de
Jeita, où des manifestants ont barré la route en incinérant des pneus. Des
témoins ont également rapporté des incidents similaires à Zouk Mosbeh et
Achout. En soirée, deux pick-up chargés de pneus apportaient du ravitaillement
aux manifestants, signe que le mouvement de protestation ne semble pas prêt de
s’essouffler. Dans toute la banlieue de Beyrouth et au centre, les manifestants
ont brandi des drapeaux libanais, chanté l'hymne national et réclamé la chute
du régime. Ils accusent la classe politique de corruption et d'affairisme alors
que les infrastructures sont en déliquescence et que le coût de la vie a
augmenté de manière notable. Les manifestants n’ont trouvé que ce moyen radical
pour espérer un changement. L’excuse de la nouvelle taxe ne tient pas.
Le centre-ville de Beyrouth sombrait
dans la violence avec des routes coupées par des bennes incendiées. Mais les
habitants précisent qu’il s’agit de manifestations bon enfant car aucune voiture
n’a été incendiée, mais ils espèrent que cela réveillera les politiques chargés
de redresser le pays. Des casseurs s’étaient réunis à côté de la grande mosquée
Mohammad al-Amine mais ils ne sont s’en pris qu’aux panneaux publicitaires des
produits de luxe. Des dizaines d’hommes en mobylettes bloquaient l’avenue Béchara
el-Khoury menant au centre-ville mais ils n’ont attaqué ni police et ni l’armée
en état d’alerte. Les manifestants voulaient exprimer, par cette manière, un
ras-le-bol et surtout un désespoir profond sachant que les perspectives d’avenir
semblent bouchées.
Si le
peuple réclame un changement de régime, nul n’est capable de préciser par quel
gouvernement de substitution il doit être remplacé. Fait exceptionnel, malgré
les désagréments, la population soutient les manifestants ; c’est dire
combien est grand l’espoir de changement. Mais toucher à ce qui permet de
communiquer a été une grave erreur qui a d’ailleurs été vite réparée.
Michel Aoun au palais présidentiel |
La situation était également tendue
au Liban-sud où des civils s’en sont pris à plusieurs responsables Amal et
Hezbollah, à Nabatiyeh. Des manifestants ont défoncé la porte des députés
d'Amal, Hani Qobeissi et Yassine Jaber, mais ils n’ont occasionné que des dégâts
matériels. Face à la gravité de la situation, le président de la République,
Michel Aoun, a organisé en urgence une réunion du gouvernement au palais de
Baabda.
Le ministre de l’Éducation Akram
Chehayeb a, pour sa part, décrété, le 17 octobre, la fermeture des écoles
publiques et privées, ainsi que les universités. Par mesure de sécurité, l'Association
des banques du Liban a également annoncé la fermeture des banques. Les employés du secteur public ont annoncé une grève
générale dans toutes les administrations publiques «en raison du
bouillonnement populaire dans le pays, et pour protester contre toutes les
réformes proposées et qui portent atteinte aux droits des employés et des
retraités en particulier, et aux citoyens en général, et afin de permettre aux
employés de participer aux manifestations populaires et d'exprimer leur
opinion, la ligue annonce la grève générale du vendredi 18 octobre 2019 dans
toutes les administrations publiques».
Akram Chehayeb |
Mais la suppression de la nouvelle taxe ne parvient pas à apaiser la colère
des manifestants face à l'austérité et à
la décadence. Ils s’élèvent contre les prix du carburant, de la nourriture et
du pain. Les manifestants forment un peuple uni contre l’État et ils veulent qu’il
s’effondre. La situation est tellement tendue qu’un membre de l’équipe de
sécurité du ministre Akram Chehayeb a ouvert le feu sur des manifestants alors
qu'ils tentaient de bloquer la route traversée par un convoi dans le centre de
Beyrouth.
Le Liban subit des crises
environnementales, une croissance économique catastrophique, un chômage
croissant, des infrastructures en ruine et une pression croissante sur la
monnaie et le système bancaire du pays. Des incendies de forêt se sont
propagés dans tout le pays, mais aucun hélicoptère d'urgence n'a été disponible
pour les éteindre car ils n'avaient pas été réparés depuis plusieurs
années. Le gouvernement a proposé des mesures d'austérité et des hausses
d'impôts pour équilibrer le budget du pays, alors que les citoyens accusent les
politiciens de corruption et de mauvaise gestion.
À
l’origine des mouvements de colère, un manque de liquidités en dollars
américains qui menace plusieurs secteurs vitaux, notamment ceux de
l’importation de blé, de médicaments et de carburant entraînant une ruée des
citoyens vers les stations-service.
La
crise économique est grave, cause d'un malaise social aigu. A rappeler le
suicide spectaculaire par immolation de Georges Zreik, le 7 février dernier,
devant l’école de sa fille, au nord du Liban, à cause de difficultés
financières. Le Liban avait été jusque-là épargné par la crise économique
mondiale et enregistrait des taux de croissance élevés. Mais la situation
économique et sociale s’est considérablement dégradée depuis le début de la
guerre en Syrie, en 2011.
Georges Zreik |
Tous
les indicateurs sont dans le rouge. La dette publique du Liban, de 50 milliards
de dollars, culmine à 141% du PIB, l'un des taux les plus élevés à l'échelle
mondiale. Le déficit budgétaire se creuse ; les touristes en provenance des
pays du Golfe, qui représentaient le gros du contingent, se font rares. Les
investissements baissent. Le chômage augmente : le président de la République,
Michel Aoun, a précisé que 46% de la population active était sans emploi. L’économie
est en sursis. 36% des ménages vivent dans la pauvreté et sont incapables de
subvenir à leurs besoins élémentaires. La situation s’est aggravée, à cause de
la présence des réfugiés syriens et des sanctions américaines contre le
Hezbollah, qui entravent le développement du secteur bancaire, considéré comme
la locomotive de l’économie.
Les
Libanais n’entrevoient aucune perspective et cela augmente leur désespoir. Ils
pensent que tout changement est impossible et jugent à présent inefficace le
système politique fondé sur une répartition confessionnelle entre musulmans et
chrétiens des fonctions publiques et politiques. Ce système est verrouillé par les grands
partis. D’ailleurs les dernières élections législatives, en mai 2018, n’ont pas
permis une percée des candidats de la société civile, qui proposaient un
programme articulé autour du développement économique. L’État est lui-même
confronté à de graves difficultés. Ses besoins sont financés par l’endettement.
Une lueur d’espoir a pointé, en avril dernier, lorsque les bailleurs de fonds
internationaux réunis à Paris ont consenti 11 milliards de dollars de prêts
pour financer de vastes projets d’infrastructures, dans l’espoir que ces chantiers
relanceraient l’économie. Mais les querelles politiques ont fait perdre au pays
un temps précieux et ce n’est que le 31 janvier qu’un nouveau gouvernement a
été formé, après neuf mois d’attente.
Saad Hariri |
La
taxe WhatsApp n'a été que l'étincelle qui a mis le feu à une situation plus
profonde. Une classe politique corrompue et incompétente a entraîné le pays
vers le bas et créé un dysfonctionnement total. Le gouvernement, qui comprend
la quasi-totalité des principaux partis libanais, s'efforce de mettre en œuvre
des réformes retardées qui sont considérées comme plus vitales que jamais pour
commencer à résoudre la crise que le journal libanais an-Nahar a décrite comme «une
intifada fiscale» qui ébranle le gouvernement d'union du Premier ministre
Saad al-Hariri. Le Liban a échappé aux "printemps arabes" mais il en détient tous les symptômes.
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