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mercredi 22 juin 2022

En mon nom par Claude MEILLET

 

EN MON NOM


Par Claude MEILLET

 




         Cette fois, ça n’était pas de la rigolade. Alerté par un ton de voix en même temps plus hésitant et insistant que d’habitude, Jonathan s’appliqua spontanément à traiter son juvénile neveu comme un adulte établi. Soucieux à la fois de dédramatiser et de faciliter une discussion qu’il sentit inévitable, il l’installa sur le divan, en face de son propre fauteuil. Dis-moi tout, ça m’intéresse, je crois savoir que ce monde de fous te pose quelques problèmes. Rassuré par cette introduction ouverte, le jeune-homme entra sans tergiverser dans le vif de son sujet.


Armement


Jonathan se senti, lui, moins assuré. Car le sujet, effectivement primordial, se situait sans doute au panthéon du questionnement sociétal : «De quel droit, en mon nom, la société pouvait-elle s’engager dans des actions que je réprouve personnellement ?» Et question subsidiaire, pas moins engageante, «l’éthique individuelle reste-t-elle légitime dans le cadre de la légalité collective ?». Pour se donner le temps de la réflexion, Il demanda, mine de rien, à pouvoir s’appuyer sur des exemples concrets.

Bigrement sérieux. Pour débuter, son neveu ne choisit rien de moins que le choix budgétaire des États. Tension internationale accrue, effets induits de la guerre russo-ukrainienne d’un autre temps, lutte de suprématie américano-chinoise, et autres joyeusetés, font refleurir une vague généralisée de réarmement. Dans ce trou noir de la militarisation, est aspirée une somme budgétaire abyssale. Détournée de tous les autres secteurs les plus vitaux de l’activité humaine. La santé, l’éducation, la recherche. Qui, dans tous les pays sont sous-budgétés, avec des populations sous-payées. Sans compter les déficits d’investissement dans la lutte climatique, l’écologie, contre les crises prévisibles de l’eau, de la nourriture. Ton monde de fous privilégie l’industrie de mort, contre les énergies de vie.

Autre exemple, plus précis pour devenir encore plus concret. Chaque semaine, dans l’édition hebdomadaire d’un excellent journal d’information, un journaliste, parmi à la fois les plus controversés et les plus reconnus, documente strictement, factuellement, un cas affreux, apparemment indéfendable, d’exaction commise par les forces israéliennes, dans les «territoires», sur des membres de la population palestinienne. Toute demande de réaction auprès des autorités responsables se fracasse contre une non-réponse parfaitement stéréotypée. Pourquoi cette litanie diabolique peut-elle se perpétuer sans être interrogée, d’une manière ou d’une autre ?

Dans son for intérieur, Jonathan ne put s’empêcher de jalouser ce jeune garçon, encore assez sensible pour questionner la confrontation entre morale personnelle et légalité étatique.  Mais il fallait passer de l’admiration secrète à une réponse pratique. Sans être certain de la solidité de son argumentation, Jonathan s’engagea dans une démonstration réaliste. Par comparaison, tout d’abord. La vie en entreprise conditionne la vie des individus autant au moins que la vie publique. Dans l’entreprise un contrat définit la participation des employés et définit l’autorité du responsable. Qu’on le veuille ou non, le lien est de subordination. Il est garant d’efficacité et d’unité. Dans la vie publique, le lien est de délégation. Et lui aussi est garant de l’ordonnance et de l’activité de l’État. La règle de vie commune oblige chacun au respect de la solidarité collective. L’éthique individuelle blessée est une sorte de victime collatérale inévitable. C’est la règle de droit.

Ceci établi, il existe un deuxième temps. Hormis les régimes de dictature, ce qui, en passant, n’est ni le cas de la France, ni de l’Europe, ni des Etats-Unis, ni d’Israël, il existe des moyens d’expression pour chacun, de ses convictions morales. Un philosophe français a fait florès avec un cri, «Indignez-vous». Ce qu’il mettait derrière était plus que contestable, mais l’expression avait toute sa valeur. Il existe une grande variété de formes possibles d’engagement individuel qui permettent de passer de la position du spectateur frustré à l’acteur de combat. Mais ce passage est exigeant. Défendre «qu’en mon nom» une mauvaise action commune soit réalisée, demande une rupture personnelle. L’indignation demande du courage, du temps, de la volonté, de l’imagination, de la réflexion, de la lutte.

Romain Gary


Ne pas se sentir représenté par le fou du monde est bon signe. Un signe générationnel rassurant. Nous, les seniors vaguement avachis, attendons ça de vous, glissa Jonathan, en position de conciliation. Mais rien n’est simple. Il ne suffit pas d’exhiber un beau palindrome, une expression qui se lit dans les deux sens, «en mon nom». N’est pas Romain Gary qui veut. «Je crois à la liberté individuelle, à la tolérance, aux droits de l’homme», écrit-il dans Les Racines du Ciel. Ces principes, à la souveraine simplicité, il souhaite les avoir défendus contre «les déchaînements totalitaires, nationalistes, racistes, mystiques et idéo-maniaques». Il tapa sur l’épaule de son neveu. Il ne te reste plus qu’à apporter tes bonnes réponses à tes bonnes questions.

 

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