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mardi 28 juin 2016

La Turquie et l'Union européenne par Jean CORCOS



LA TURQUIE ET L'UNION EUROPÉENNE

Par Jean CORCOS


Nous venons de vivre le choc du «Brexit», et nos médias nous abreuvent d'analyses et interprétations pour expliquer ce divorce avec l'Union Européenne, que viennent de voter une majorité de Britanniques. Sans donner dans le simplisme et caricaturer leurs motivations profondes, force est de constater, aussi, que la peur de l'immigration a été utilisée au cours de la campagne : bien que le Royaume Uni ne fasse pas partie de l'Espace Schengen, et ne se soit pas comporté de façon particulièrement généreuse face au drame des réfugiés en provenance du Moyen-Orient, le spectre d'une «invasion musulmane» a dû certainement frapper les esprits, après l'arrivée d'un million d'entre eux l'année dernière en Europe. Ceci, joint au vieux serpent de mer de l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne a fourni des «biscuits» aux discours de l'UKIP, parti xénophobe - mais non antisémite.



Or, par un hasard de calendrier, j'ai été invité deux semaines avant à une conférence de l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI), sur le thème : «Turquie-Europe : vraie relance ou faux marchandage». Etaient réunis pour en débattre, Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'UE en Turquie, chercheur invité au Carnegie Europe ; Bahadır Kaleağası, coordinateur international du TUSIAD (Turkish Industry & Business Association) à Bruxelles, et président de l'Institut du Bosphore ; et Thomas Gutschker, responsable du service international du "Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung".
J'avoue être arrivé avec un certain nombre d'idées préconçues : une Chancelière allemande ayant décidé, en dépit de tout bon sens, d'ouvrir ses frontières sans limites à l'immigration syrienne ; un Président turc tout puissant, et ayant imposé son chantage à des Européens apeurés ; et, à la sortie, la remise sur les rails de l'adhésion turque à l'U.E, dossier que l'on croyait clos depuis plusieurs années. Et si les choses étaient moins simples ? Chacun des trois débatteurs devait contredire cette vision des choses, tout en n'étant d'ailleurs pas toujours en concordance entre eux.

Marc Pierini

Marc Pierini connait bien la Turquie, pour y avoir représenté l'U.E à Ankara pendant cinq ans, de 2006 à 2011. Ce diplomate a géré, en particulier, des centaines de millions d'euros d'aide associés à des projets de coopération pour mettre en conformité ce pays aux pratiques et politiques européennes. Pour lui, si tant qu'il était en poste les dossiers pouvaient progresser, des divergences se sont approfondies depuis entre les critères de l'Union Européenne et l'agenda de l'AKP au pouvoir à Ankara. En fait, on peut même parler de clash, tant en Turquie «la marche vers l'absolutisme est irréversible».
N'étant plus tenu à un devoir de réserve, il a noté que dans ce pays, l'État de droit était peu à peu démantelé - justice, presse, droit d'expression dans les Universités, etc. - situation qui ne risque pas de s'améliorer vu la volonté des urnes, chaque élection ou presque confortant le président Erdogan et son parti dans un pouvoir sans partage. Cependant, on continue de négocier «en faisant semblant», comme si cela pouvait fonctionner. Par ailleurs et de toute façon, les Turcs sont très irrités depuis le refus européen qui, lui, date de 2005 environ, donc d'avant cette dérive autoritaire.

Pour Marc Piérini, le deal sur les réfugiés était immoral et illégal. Rappelons-en la clause principale : Tous les nouveaux migrants irréguliers (qui ne demandent pas l'asile ou dont la demande d'asile a été jugée infondée ou irrecevable) qui ont traversé la Turquie vers les îles grecques depuis le 20 mars 2016 sont renvoyés en Turquie. Le coût des opérations de retour des migrants en situation irrégulière est pris en charge par l'UE. Pour lui, en raison de la panique liée à la montée des partis populistes en Europe, on a laissé l'Allemagne gérer toute seule cette affaire, et elle a fait une série de gestes envers le régime d'Ankara en laissant tomber et les démocrates turcs, et nos principes.
Cet accord a démontré aussi une déconnexion complète entre l'exécutif théorique de l'U.E et ceux qui ont pris les décisions au niveau européen ; «on fonctionne uniquement en mode crise» avec des chefs de gouvernement, réunis en réunions extraordinaires et sans leurs ministres des affaires étrangères, pour entériner ce qui a déjà été négocié. En résumé et d'après Marc Pierini, oui l'Allemagne dicte sa politique, et «on marche sur la tête» : des propos qui devraient ravir nos europhobes !

Bahadır Kaleağasi

Bahadır Kaleağasi a eu des propos beaucoup plus prudents, refusant de se prononcer en particulier sur le régime Erdogan. Faisant en fait du lobbying pour son pays à Bruxelles, il a dit que personne ne pouvait prédire l'avenir, présenté comme une équation à trois inconnues : l'avenir de la Turquie, l'avenir de l'U.E, l'avenir du monde. A son avis, dans un monde en expansion, l'Union Européenne ne peut pas ne pas s'étendre d'avantage - réflexion qui ne manque pas de piment vu l'actualité toute récente ! - et la Turquie ne peut pas s'isoler.
À son avis, 60% des critères européens sont déjà respectés par son pays, en particulier certains des fameux critères de Maastricht comme le ratio de la dette ou les déficits, mais restent des faiblesses comme une inflation à 10% et un chômage caché. Il faut faire venir d'avantage d'investissements, et améliorer les marges pour les exportations. D'un autre côté, plus la Turquie se met en conformité avec l'Union Européenne, mieux elle est vue ailleurs dans le monde (Etats-Unis, Chine, Moyen-Orient), donc de toute façon les négociations et les avancées sont positives.


Ceci dit, il reconnait que cette évolution va à l'encontre des ambitions des gouvernants actuels, qui ont aussi leur propre agenda. Mais, renvoyant en quelque sorte la balle, il a posé une question de fond : «quelle Europe voulez-vous ?». S'il s'agit d'une Europe plus intégrée, elle sera plus fermée ; s'il s'agit seulement d'une Europe de libre échange, elle pourra s'élargir plus facilement. Inquiet de la progression des partis populistes, il pense que cela joue un rôle négatif et modifie profondément les règles du jeu - propos bien lucides après coup, vu le Brexit que nous venons de vivre. Bref, si les choses ne vont pas aussi bien que souhaitées en Turquie, «c'est le coût de la non adhésion» : un dialogue de sourd donc avec l'exposé de Marc Piérini.

Thomas Gutschker 

Thomas Gutschker devait faire, à mon avis, l'exposé le plus instructif, et qui allait bousculer un certain nombre d'idées reçues. En effet, et selon ce qu'il a pu enregistrer au fil des événements - il a pu s'entretenir régulièrement avec Angela Merkel et son cabinet - dès septembre 2015, Bruxelles et Berlin se sont retrouvés sur la même longueur d'ondes, avec l'objectif de bloquer les réfugiés qui affluaient en Mer Égée. Cela était en opposition totale aux discours publics qui, au contraire, semblaient mobiliser les opinions publiques pour les pousser à accepter le maximum de migrants fuyant la Syrie.
Juncker Merkel

Les cabinets de Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne, et Angela Merkel ont pris contact avec ceux du président Erdogan et de son premier ministre de l'époque, Davotoglou. Un cadre initial de 400.000 réfugiés par an et pour toute l'Europe était alors envisagé, alors qu'un million étaient déjà arrivés en Allemagne. Par ailleurs, cette négociation était totalement déconnectée de celle avec la Turquie sur les visas, commencée deux ans auparavant, donc avant la crise migratoire. Au final, l'accord s'est fait entre quatre personnes - Merkel, Davotoglou, un représentant de Juncker et le président en exercice de l'U.E - donc contrairement aux procédures habituelles. François Hollande et les autres dirigeants européens sont venus après coup, pour entériner une décision déjà prise.
Ainsi donc, Marc Pierini avait bien raison et les Europhobes auraient été ravis de l'entendre d'un observateur allemand bien qualifié ! La situation actuelle ravit l'Allemagne, qui n'a pas reculé sur les accords de Schengen, et alors que la route de la Mer Egée est barrée (plus que 150 migrants par jour).
Thomas Gutschker a aussi évoqué le récent vote du Bundestag reconnaissant le génocide arménien, en disant que le gouvernement allemand était contre mais que, somme toute, la réaction turque avait été modérée. Mais il a surtout démonté les discours de certains politiques et médias, disant que Merkel avait en quelque sorte «échangé» avec Erdogan, l'adhésion de la Turquie à l'U.E contre cet accord sur les réfugiés : faux, a-t-il martelé ; la Chancelière ne veut pas de cette entrée dans l'Union, avant 10 ans au moins. Plus aucun chef de gouvernement européen ne le souhaite, et la méfiance vis à vis du président turc est immense. Au final, seul un «partenariat privilégié» est maintenant envisagé, comme il en existe un avec la Suisse.
Marc Piérini a rebondi au final, là-dessus, en soulignant que personne n'osait dire qu'on a échoué dans l'entrée de la Turquie en Europe. Ce faisant, on laisse le pouvoir turc nous donner le mauvais rôle. Et les Turcs, de leur côté, n'ont aucune illusion mais ils ne veulent pas l'avouer, par crainte de voir leurs notations financières devenir négatives.


1 commentaire:

Marianne ARNAUD a dit…

Ainsi donc, on nous raconte que de beaux messieurs se sont réunis pour débattre d'un de ces sujets qui ont le don de mettre les Européens hors d'eux. Ne cherchons pas plus loin pourquoi depuis plus de dix ans les peuples européens - dont je conteste à quiconque le droit de les appeler "europhobes" - se détournent de cette UE qui veut leur imposer des choix qui les révulsent. Et tout cela pour nous expliquer que - "au final" - la Chancelière souhaite traiter la Turquie de la même manière que la Suisse. J'imagine que les Helvètes apprécieront !