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lundi 15 avril 2019

L'Europe face à la compétition sino-américaine Par Jean CORCOS



L’EUROPE FACE À LA COMPÉTITION SINO-AMÉRICAINE

Par Jean CORCOS




         L’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) a fêté le 10 avril, avec un faste exceptionnel, ses 40 ans dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et devant un parterre de personnalités, ambassadeurs, journalistes et universitaires. J’ai assisté à l’ensemble des allocutions et tables rondes de la matinée, résumées ici. Le thème correspond tout à fait aux réflexions de prospective proposées par ce «think tank» classé deuxième dans un classement international : se projeter sur l’avenir, réfléchir aux interactions diplomatiques et géopolitiques avec du recul sur l’actualité brûlante.




 «L’avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine» était un sujet vraiment bien choisi, alors que le monde sort de décennies de libéralisme pour entrer dans une phase de compétitions économiques brutales et que la Chine n’en finit pas de monter en puissance face à une administration américaine devenue imprévisible. Et alors que, hélas, l’Union Européenne vit une véritable crise, avec un Brexit qui peut très mal finir, la montée des nationalismes partout, et surtout un manque de résolution et de coordination des gouvernements au pouvoir.
Bruno Lemaire, ministre de l’économie et des finances, devait faire une allocution d’ouverture particulièrement brillante, sans notes et qui a suscité de longs applaudissements en réponse à ses accents de sincérité. Quelques extraits : «l’Union Européenne ne peut pas être seulement un marché unique mais elle doit aussi être un «Empire paisible», face à la Chine et aux USA. Le pire est possible, comme le Brexit» ; à propos des sanctions américaines contre l’Iran : «Nous refusons une justice extra territoriale» (petit bémol que j’ai relevé aussi : «Les Européens pourront aussi décider de sanctions, mais ce sera alors leur décision»).
Lemaire a poursuivi : «Il faut consolider la zone Euro, il ne faut plus attendre. Le budget européen est une nécessité ainsi que l’union bancaire des plus gros établissements financiers, face aux géants chinois et américains. L’industrie automobile de demain se fera autour des véhicules électriques, si nous n’investissons pas massivement dans le secteur, nous ne serons plus que des carrossiers. Le conflit entre Boeing et Airbus voulu par l’administration Trump est un affrontement absurde car les deux groupes sont imbriqués, chacun utilisant des composants fabriqués de part et d’autre de l’Atlantique, s’il y a conflit, les gagnants seront les Chinois qui développent leur industrie aéronautiqueNous n’investissons pas assez dans les technologies nouvelles, les opérations de capital risque ont été en 2018 de 100 milliards d’euros aux USA, 80 en Chine, et seulement 20 en Europe». Et il a fini par un vibrant plaidoyer pour l’Europe, qu’on ne doit pas sacrifier au nationalisme : « Il y a une culture européenne. On peut être profondément patriote et viscéralement européen».



Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’IFRI, a fait une présentation à la tonalité nettement moins enthousiaste que Bruno Lemaire. Son récit des dernières décennies, depuis 1979 où on était encore en pleine guerre froide, en passant par 1989 où on a cru avec la chute du Mur de Berlin à «la fin de l’Histoire» prédite par Francis Fukuyama, et par les interventions militaires malheureuses des Etats-Unis, m’a semblé critique par rapport aux Démocraties, et discret par rapport aux responsabilités des brutes qui sont successivement apparues : hier le Djihadisme international, aujourd’hui la Russie de Poutine.
La première table-ronde était modérée par la journaliste Christine Ockrent, et avait pour thème «A quelle espérance l’Europe peut-elle répondre dans le monde de demain ?». Le panel était vraiment international, puisqu’il comprenait : Franziska Brentner, députée au Bundestag, Jean-Louis Bourlanges, député et vice-président de la commission des affaires européennes de l’Assemblée Nationale, Bernardino Leon, espagnol et ancien représentant spécial de l’Union Européenne pour la Méditerranée du Sud, et Igor Yurgens, russe et président du think tank, «l’institut de développement européen».
Christine Ockrent allait «titiller» le représentant russe à propos des manœuvres de son pays pour déstabiliser l’Union Européenne ; il lui répondit en se disant indépendant et non représentant de Poutine, mais ses propos – certainement représentatifs de l’opinion dominante dans son pays – renvoyait toutes les critiques dans le camp de l’U.E : «Poutine a fait toutes les ouvertures possibles au début des années 2000. C’est vous qui êtes intervenus dans les Etats périphériques comme l’Ukraine, ce qu’on a ressenti comme une menace». A cela, Jean-Louis Bourlanges devait répliquer qu’au contraire, l’U.E avait résisté aux tentatives américaines de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN.

La députée allemande devait insister sur une spécificité des Européens par rapport aux autres grandes puissances : la lutte contre le réchauffement climatique, qui pourrait en plus nous positionner dans des énergies et industries nouvelles. Bernardino Leon, de son côté, devait reconnaitre l’échec total des Européens après les révolutions arabes : ils n’ont rien pu faire pour la Syrie, la situation en Libye est chaotique, nous sommes désarmés par rapport à ce qui se passe en Algérie ; reste la Tunisie qu’il faudrait aider davantage. Jean-Louis Bourlanges, enfin, a eu une formule percutante et qui a été très applaudie : «Nous Européens nous n’avons jamais répondu à trois questions, qui sommes-nous ? Que voulons-nous faire ? Comment voulons nous agir ?»
«L’Europe et l’Afrique» fut le thème suivant, avec une conversation entre Thierry de Montbrial et Louise Muschikiwabo, ancienne ministre des affaires étrangères du Rwanda – qui vient de commémorer les 25 ans du génocide de 1994 -, et depuis quelques mois secrétaire générale de la Francophonie. Cette dernière devait parler de manière directe, en reprochant plusieurs choses aux Européens et aux Français en particulier : «Les relations avec nous sont toujours vues dans la rubrique de l’aide, et pas d’un vrai partenariat à égalité. Il n’y a aucune discussion sérieuse entre l’U.E et l’Afrique sur la question des migrants. La Francophonie n’est pas estimée à sa juste importance par la France elle-même».


Sylvie Kauffmann

Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale du journal Le Monde, devait modérer la table ronde suivante sur la thématique «L’avenir de l’Europe vu des Etats-Unis et de l’Asie» : un sujet immense, qui aurait mérité des échanges plus longs. Sont intervenus John Allen, président de la Brookings Institution, et Kishore Mahbubani, professeur de la National University of Singapore. J’ai trouvé l’Américain assez consensuel, rappelant les liens transatlantiques qui pour lui ne seront jamais altérés, et plaidant pour des relations pragmatiques avec la Chine. L’expert venu de Singapour devait, par contraste, évoquer les bouleversements qui ont transformé l’Asie en quelques décennies. Comme devait le dire dernièrement le numéro un chinois, «nous avons accompli en trente ans ce que vous avait fait en trois siècles». Or les Européens ne le comprennent pas, ce qu’il illustra par une image : «Vous étiez habitués à voyager en avion en première classe avec les Asiatiques en classe économique, vous ne comprenez pas qu’ils partagent maintenant votre cabine». Sur les risques de guerre avec les Etats-Unis, il n’y croit pas, disant que le Chinois ont vraiment réfléchi sur l’écroulement de l’URSS, qui s’était épuisée dans des aventures militaires : leur conquête du monde sera économique et pacifique. Sur la menace russe, Kishore Mahbubani a été très rassurant : la Russie ne pèse rien par rapport à la Chine, or elle a une très longue frontière commune avec elle ; et dans quelques décennies les Russes finiront par se rapprocher des Européens, et peut-être aussi des Américains.



La dernière table-ronde de cette matinée était vraiment passionnante. Modérée par Marc Hecker, directeur des publications de l’IFRI, elle nous a permis d’entendre Thomas Gomart, directeur de cet institut, et Jean-Louis Gergorin, ancien directeur du Centre d’Analyse et de Prévision du Ministère des Affaires Etrangères. Les propos de ce dernier était vraiment inquiétants, car nous ne réalisons pas encore vraiment ce que sont les cyber guerres. Quelques extraits :  à propos des cybermenaces : «c’est la fusion de Clausevitz (domination totale de l’adversaire) et de Sun Tzu (on obtient ce qu’on veut en évitant une vraie guerre)». Première dimension de la cyberguerre, la dimension «intimidation» (exemple vécu par l’Allemagne récemment, et qui venait probablement de hackers russes : la pénétration de l’informatique pilotant les réseaux d’électricité, pour démontrer qu’on peut paralyser un pays). Deuxième dimension, la manipulation de l’information : les faux profils sur les réseaux sociaux permettent d’influencer l’opinion (citation du mouvement des Gilets jaunes, probablement infiltrés). Troisième méthode encore plus inquiétante, ce qu’il appelle «l’infox profonde», avec par exemple la réalisations de fausses vidéos (on peut ainsi déstabiliser des responsables d’Etats, diffuser un faux entretien d’Emmanuel Macron avec un dirigeant européen).
Des évolutions technologiques majeures se préparent, qui vont fragiliser toutes nos connexions : on aura un jour 20 milliards d’objets connectés et cela créera une forte vulnérabilité ; la 5G est aussi une menace, or c’est la Chine qui la développe avec ses fameux smartphones Huawei, qui peuvent intégrer des logiciels espions. Or chez nous en Europe, seuls quelques milliers d’ingénieurs informaticiens dépendant de la Défense Nationale sont mobilisés, et c’est très insuffisant. Jean-Louis Gergorin devait aussi citer Israël, «grande puissance en devenir», et qui est beaucoup mieux préparé que nous à ces menaces.
Thomas Gomart et Marc Heckert devaient, enfin, évoquer les autres dimensions de cette cyberguerre, avec la fragilité des réseaux, et en particulier les câbles sous-marins qui peuvent être attaqués.


1 commentaire:

Marianne ARNAUD a dit…


Alors que la France se défait au profit d'une Union Européenne qui dès son origine a été construite, non pour devenir la patrie des peuples européens, mais juste pour être un grand marché dominé par les États-Unis, il est plaisant d'apprendre que - ce qu'en d'autres temps on aurait appelé un "comité Théodule"- l'IFRI s'était réuni "avec un faste extrême" !
Au moment où 80% de nos lois obéissent à des directives de la Commission européenne, où nos élites ont accepté notre désindustrialisaton au profit de l'Allemagne, ainsi que des transferts de compétences considérables, et où de surcroît, nous sommes maintenant soumis au droit d'extraterritorialité du droit américain - qui a pu voir condamner BNP Paribas à payer 9 milliards de dollars d'amende - il est plaisant d'apprendre que certains puissent prendre plaisir à entendre monsieur Le Maire pérorer "sans notes" !