Et
si, pour une fois, je m’adressais au lecteur un peu comme sur Twitter, où
quelques lignes accompagnant une photo ou une vidéo disent les choses plus
directement que de longs articles ? Rassurez-vous, il y aura bien sûr aussi
des éléments de réflexion, bien sûr imparfaits alors que nous ne sommes que
quelques jours après l’entrée des Talibans à Kaboul : un évènement qui,
tel que je le ressens au plus profond de mon cœur, entraînera des conséquences
dramatiques ; pas seulement demain pour les Afghans, mais ailleurs aussi,
plus tard et beaucoup plus loin.
Première
image, premier «court-circuit mémoriel» qu’ont ressenti ceux qui se
souviennent de la chute de Saïgon en 1975 : le ballet des hélicoptères
au-dessus de l’ambassade américaine, l’évacuation du personnel et les grappes
humaines escaladant le bâtiment dans une fuite désespérée. Mêmes images
aujourd’hui à Kaboul. Avec en plus celles de l’aéroport, encore protégé par les
G.I, où on a filmé des milliers de malheureux agglutinés, perchés sur des
avions ou dans une course folle autour d’un cargo militaire géant, en espérant
être du voyage. 642 d’entre eux ont pu monter dans un Boeing C17, triste record
que personne n’aurait voulu voir ; et leur photo restera dans l’Histoire
parmi les symboles de la débâcle américaine.
Mais
revenons à Saïgon 1975. La genèse de ce départ américain rappelle étrangement
celle qu’ils ont vécue quelques décennies plus tard en Afghanistan : un
bourbier militaire ; une guerre sans fin lancée au départ pour contenir,
sur un théâtre d’opération particulier, l’ennemi idéologique du moment –
pendant la Guerre froide, le communisme, aujourd’hui le djihadisme divers et
varié selon les latitudes ; une guerre avec un investissement humain et
financier faramineux – plus coûteux en vie humaine pour le Vietnam, en argent
pour l’Afghanistan où quelques 1.100 milliards de dollars auront été dépensés
en vain.
L’illusion
de former une armée «indigène», bien équipée et théoriquement alliée,
mais qui se sera débandée dès le départ des troupes américaines et en l’espace
de quelques mois. Les Talibans, jamais disparus du paysage malgré près de 20
ans d’opérations militaires et de bombardements, ont ainsi peu à peu réoccupé
tout le territoire, lançant une campagne foudroyante à partir de mai 2021 qui
leur a permis successivement d’investir les zones rurales, puis les capitales
provinciales l’une après l’autre, puis d’entrer à Kaboul le dimanche 15 août.
Processus
vietnamien, encore, mais pour la suite que l’on peut deviner. Le traumatisme
fut tel à l’époque que les Etats-Unis ont, toutes administrations confondues, fait
«profil bas» pendant plus de 25 ans alors même qu’ils prenaient des
coups et que l’URSS - dans une dernière phase ascendante - étendait sa zone
d’influence : renversement du Shah en 1979 et révolution islamique, avec
occupation de leur ambassade et prise d’otages ; au début des années 80,
déjà le terrorisme du Hezbollah et la fuite des troupes américaines et
françaises du Liban ; victoires du «camp socialiste» dans les
ex-colonies portugaises en Afrique ; et enfin – et déjà – l’Afghanistan,
où l’armée rouge entra pour aider son allié local, et pour mener une autre
guerre sanglante et inutile qui dura une dizaine d’années.
À
l’époque ce sont les Américains – aidés des Saoudiens – qui aidèrent les
djihadistes à chasser les Russes. On connait la suite du ce mauvais film :
au bout de longues années de guerre civile s’imposent les Talibans dans la
décennie 90 ; ils hébergent Al Qaeda qui prépare le 11 septembre ; ce
qui déclenche l’intervention américaine – sous mandat de l’ONU, ce qu’on a un
peu oublié - ; puis les USA s’engagent pendant 20 ans non seulement dans
le pays, mais aussi ailleurs dans une «guerre contre le terrorisme» dont
il serait trop long d’égrainer tous les épisodes. Mais terrible ironie de
l’Histoire, aujourd’hui ce sont les Russes qui maintiennent leur ambassade à
Kaboul, et qui ont les meilleures relations du monde avec les Talibans
victorieux !
Ce
nouveau traumatisme américain, réplique de celui des années 70, ne les
paralysera peut-être pas à l’identique : mais même s’ils avaient
d’excellentes raisons de sortir de cet autre bourbier, même si on comprend leur
lancinante priorité stratégique – contenir la Chine en Asie – la débâcle
d’aujourd’hui est aujourd’hui fêtée à Téhéran comme à Moscou ; par le
Hamas comme par Al-Qaïda. On avait vécu la «théorie des dominos» après
le Vietnam, le Cambodge et le Laos tombant à leur tour ; et aujourd’hui,
la victoire des Talibans va gonfler à bloc l’AQMI au Sahel, et peut pousser
Emmanuel Macron à quitter le Mali encore plus vite que prévu.
Nous
autres Européens, mais aussi Israël encore plus proche de ces foyers toxiques,
nous nous sentons bien seuls alors que l’Amérique reprend la ligne «America
first», partagée sur le fond par les Démocrates et les Républicains, et
soutenue par l’opinion publique américaine après tant d’échecs dans le monde
musulman. Caroline Fourest a parfaitement résumé les choses sur Twitter : «Après l’abandon des Kurdes, le triomphe des Talibans. La
stratégie des Américains contre l’islamisme est un naufrage. Qui peut encore
croire aux promesses de paix de ces fanatiques … Pensée pour les Afghans et les
Afghanes qui vont vivre l’enfer». [1] Oui,
pensées d’abord pour les femmes qui retourneront probablement aux sombres temps
de la Burqa, alors même qu’une élite avait pu émerger depuis 2001, entreprendre
des études et avoir quelques responsabilités – pour un nombre infime certes,
mais là encore le symbole comptait.
Aujourd’hui ne demeurent, tant qu’Internet
et le téléphone ne sont pas coupés, que leurs témoignages poignants que l’on
peut encore voir sur nos télévisions. Ne seront sauvés en priorité que des ex-alliés
des Occidentaux, employés des agences internationales, interprètes, bref tous
ceux qui auront directement compromis leur vie et celle de leur famille en
choisissant le camp des démocraties, et cela tant que l’aéroport de Kaboul restera
sous protection de l’US Army. Mais leurs homologues dans d’autres pays
musulmans ne feront plus confiance aux Américains, craignant à juste titre
d’avoir le même sort que les Harkis abandonnés par l’armée française au moment
de l’indépendance de l’Algérie.
Donald Trump et Joe Biden garderont pour
longtemps collés à leur souvenir les images de cette débâcle, et parmi elles
celle des Talibans installés dans le bureau présidentiel ; elle me
rappelle étrangement celle des fanatiques «Qanon» chauffés à blanc par
les discours trumpistes, et posant dans le Capitole au mois de janvier : dans
ces deux groupes, des brutes épaisses, comme sorties du Moyen-Âge avec leurs barbes
hirsutes et leurs coiffes étranges. Le président sortant a raté son «putsch»
d’opérette à Washington, mais il est parvenu à vendre l’Afghanistan aux pires
possibles, dans une quasi capitulation négociée sous les hospices du Qatar,
base arrière des Frères musulmans ; tandis que le Président actuel a
totalement raté le départ en bon ordre du pays, alors que l’armée américaine
n’a même pas tenté de freiner la marche foudroyante des djihadistes, et a abandonné
en quantité du matériel militaire – comme les Humvee kaki dans lesquels
paradent à Kaboul les vainqueurs aux pieds nus. Enfin, et au-delà des
responsabilités directes des deux locataires de la Maison Blanche, cette
défaite américaine révèle aussi des faiblesses plus qu’inquiétantes.
Faiblesse du renseignement, incapable de
prévoir le délitement si rapide de l’armée afghane pourtant formée et équipée à
coups de dizaines de milliards de dollars. Lire à ce sujet un article [2],
résumant les raisons de son effondrement, aviation non efficace, «bataillons
fantômes» alimentant la corruption, manque de motivation des troupes et désertion
massive à la fin. Un manque de motivation qu’il reste à expliquer, entre
lâchage de chefs tribaux, corruption, peur ou plus simplement identification à
l’ennemi.
Faiblesse des élites politiques, au mieux
lâches – alors qu’il aurait pu négocier une transition, le président Ahraf
Ghani s’est enfui juste avant l’arrivée des Talibans, emportant avec lui selon
certaines sources un magot financier. Personnalité douteuse de son
prédécesseur, Hamid Karzaï, mis en place par les Américains, réélu à plusieurs
reprises, et dont on rappellera les propos plus que conciliants vis-à-vis de la
guérilla il y a quelques années – voir interview dans Libération, [3]. Au-delà
de ces deux «têtes de gondole», les Occidentaux ont été incapables de
faire émerger des cadres politiques ayant réellement prise sur la population.
Faiblesse extrême enfin, du projet de «nation
building», construction d’un pays moderne modelé par un système
démocratique. L’expérience afghane aura démontré l’impossibilité de le réaliser
sans adhésion profonde de la population, mais il serait trop long d’analyser
ici le pourquoi de cet échec : en tout cas, je me refuserai pour ma part
de reprendre un discours «essentialiste», réservant la liberté aux
peuples occidentaux et considérant les autres – en particulier les musulmans –
comme incapables de la supporter.
Dernière conclusion lugubre, cet échec
occidental partagé - n’oublions pas que derrière les États-Unis, l’OTAN s’est
longtemps engagée dans l’aventure – viendra regonfler les voiles des «pires»
mais cette fois chez nous. Déjà le spectre d’une immigration massive des
Afghans est utilisé avec des discours simplistes, le Rassemblement National
trouvant insupportable l’accueil d’un seul réfugié tandis que le parti
écologiste EELV voudrait qu’on les accueille sans limites : pauvres
politiciens français ; et pauvre monde.
[1] : https://twitter.com/CarolineFourest/status/1426974819497791492
2 commentaires:
Il serait très présomptueux de prétendre commenter judicieusement un article aussi important par le nombre de sujets traités. Aussi me conterai-je de quelques petites réflexions qui me sont venues au fil de la lecture.
Le titre : « Afghanistan, débâcle de l’Occident » aurait été largement justifié eu égard au rôle joué par l’ONU dans cette aventure afghane.
Si la similitude entre la chute de Saïgon et celle de Kaboul est indéniable : Saïgon et Kaboul étant deux villes livrées à un pouvoir corrompu, alors que le Viet Minh et les Talibans sont soutenus dans les régions. Cependant à la différence de l’armée Afghane, l'armée du Viet Kong s’est battue dans des conditions si difficiles qu’elle force l’admiration, jusqu’à la victoire finale du Nord Vietnam.
Concernant la présence d’Al Qaeda en Afghanistan, il ne faudrait pas oublier que son chef Oussama Ben Laden avait été soutenu par la CIA, les services de renseignements français et autres Égypte et Pakistan, dans le combat de moujahidines contre les Soviétiques dans les années 80.
Quand on nous propose la référence à Caroline Fourest, je reste sceptique. En quoi cette dame a-t-elle autorité pour parler de
l’Afghanistan ? Aussi pour ma part – sous le titre : chacun ses références - je préfère vous proposer Régis Le Sommier, journaliste qui multiplie depuis des années les séjours en Afghanistan, écrit des livres et prépare un film, ce qui lui donne une véritable expertise sur le sujet.
Et après la litanie des : faiblesse, faiblesse, faiblesse, comment s’étonner que les politiciens d’un pays au bord de l’effondrement politique comme la France, ne se saisissent du sujet pour essayer de tirer leur épingle minable de ce jeu misérable ?
…
Excellent article sur une encore plus triste réalité, le triomphe de l'islamisme de Al qaida, l'échec de nos politiciens du XXI siècle qui ont construit sur du sable mouvant. Contre le nazisme s'étaient constitué des nouvelles élites qui nous avaient donné, la Victoire, des progrès sociaux, techniques, scientifiques, de la prospérité et l'espoir pour les nouvelles générations. Si la guerre du Vietnam reste un événement local; nous allons vers une guerre de religions mondiale avec l'Islam contre l'Occident. AN depuis Montréal
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