Slate-Afrique
Par Jacques
BENILLOUCHE
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Bourguiba reçoit Charles Haddad le président des communautés juives de Tunisie |
La situation en Tunisie stagne tellement que nous reproduisons intégralement notre article paru dans Slate-Afrique (*) le 16 janvier 2012. L'analyse a pris peu de rides! La politique montre les mêmes maux et les mêmes effets face à une population résignée. Une triste constante, la vindicte à l'égard d'Israël, orchestrée par les islamistes au pouvoir depuis 2011.
Un an après la chute du
dictateur Ben Ali, l'héritage du père de l'indépendance tunisienne Habib
Bourguiba est menacé par l'avènement au pouvoir des islamistes. Un an après la
révolution tunisienne, les nouveaux dirigeants semblent vouloir faire table
rase du passé en cherchant à effacer la mémoire du premier président de la
Tunisie, Habib Bourguiba, qui avait consacré toute sa vie à se battre pour
obtenir l’indépendance de son pays. On ne compte pas les procès intentés par la
France coloniale et les années de prison qui ont émaillé la vie du leader
charismatique. Mais, il avait choisi la voie pacifique avec son esprit
visionnaire qui rend aujourd’hui ses discours tout à fait d’actualité.
Ternir
le bourguibisme
Le nouveau régime tunisien
s’emploie à ternir l’image d’un président qui a, certes, favorisé l’arrivée au
pouvoir de Ben Ali. Rachid Ghanouchi, leader d'Ennahda le parti islamiste
vainqueur des élections, a été jusqu’à traiter le «combattant suprême»
de sioniste dans le cadre de la dialectique arabe. Il déverse sa haine sur
l’homme historique alors qu’en homme de religion il sait que l’islam est une
religion de pardon. Il s’agissait pour lui de s’attaquer ouvertement à tous
ceux qui se réclamaient de cet héritage bourguibien prônant la modernité et
l’ouverture à l’Occident, face à l’obscurantisme et l’isolationnisme proposés
par le parti Ennahda. Les faiblesses du créateur de la Tunisie moderne, au
cours de la fin de sa vie troublée par son âge avancé, et les errements de son
successeur Ben Ali, ne peuvent pas faire oublier qu’il avait pris, sur les
problèmes sociaux et politiques, des positions très en avance sur son temps.
Rached Ghanouchi attaque Bourguiba et l'accuse d'être sioniste
Habib Bourguiba avait déjà parlé
en mars 1961 des rapports de la Tunisie avec l’islam et la démocratie : «l’État
tunisien moderne n’est pas laïc ; c’est un État musulman mais progressiste. On
a toujours cru que l’islam était un élément de recul, de stagnation ; la cause
en est dans les hommes de l’islam, ceux qui interprètent la loi de l’islam et
qui ont l’esprit très étroit, figé, pétrifié. Moi j’interprète les textes
religieux de façon très libérale».
Il est évident que ce langage
n’est pas du goût de ceux qui l’ont combattu et qui ont été contraints à l’exil
durant des décennies. Ils ne mettent pas en cause l’amour qu’il avait pour son
pays mais ils jalousent sa réussite dans la construction d’un pays moderne avec
l’accent mis sur la santé et l’éducation. Pour combattre son œuvre, les
islamistes veulent effacer de l’histoire de son pays l’homme qui a toujours eu
des idées iconoclastes dérangeantes pour la classe politique arabe de son
époque.
Partisan
du dialogue avec Israël
Sur le problème du
Proche-Orient, il était partisan, avec 40 années d’avance, du dialogue
israélo-palestinien. Il s’était déplacé dans les camps palestiniens de
Cisjordanie, en 1965, pour prêcher la bonne parole. Une seule critique pourrait
peut-être lui être proférée, celle de n’avoir pas eu le courage d’être le
premier dirigeant arabe, avant Anouar Al-Sadate, à signer la paix officielle
avec les Israéliens, une paix qu’il appelait de son vœu mais qu’il n’avait pas
osé concrétiser. Plusieurs guerres auraient été évitées s’il avait été écouté
en 1965, et les Palestiniens auraient eu alors un État plus grand que celui qui
leur est proposé aujourd’hui.
Dans une interview au
journaliste Édouard Sablier, après la guerre des Six Jours de 1967, il avait
réitéré ses propos sonnants comme une critique acerbe des chefs arabes qui
s’obstinaient, selon lui, dans leur refus d’accepter la réalité d’Israël. Alors,
les islamistes d’aujourd’hui le traitent de sioniste parce qu’il était
pragmatique et peu dogmatique et que sa vision du monde restait réaliste. Ces
critiques ignorent cependant qu’il fût le seul dirigeant arabe à accepter sur
son sol, en 1982, les Palestiniens expulsés du Liban avec Yasser Arafat à leur
tête. Les autres pays arabes s’étaient défilés de crainte d’héberger un invité
encombrant avec des troupes possédant une capacité de nuisance dangereuse.
Reconnaître
l’existence d’Israël
Habib Bourguiba avait, vis-à-vis
du conflit israélo-palestinien, la hantise du dialogue parce qu’il l’avait
expérimenté avec la France, son adversaire des mauvais jours. Il prônait
d’accepter peu au départ pour étendre les prétentions au fur et à mesure que la
confiance s’installait. Il avait signé, contre l’avis de ses amis nationalistes
extrémistes, l’autonomie interne qui avait vite débouché sur une indépendance
totale. Il avait dû faire face à l’opposition du secrétaire du Néo-Destour, Me
Salah ben Youssef, qui devait devenir son opposant farouche. Gravir des étapes
progressives restait sa stratégie plutôt qu’exiger tout et ne rien obtenir, en
figeant une situation devenant vite explosive.
«Quand je m’adresse au peuple
tunisien, je lui dis la vérité. J’essaie d’élever le niveau du peuple pour
l’amener à saisir la complexité des problèmes et la nécessité des compromis.
Mais les peuples dans le Proche-Orient arabe ne sont pas habitués à ce qu’on
leur parle de reconnaître à Israël l’existence même si cette existence est
réduite aux frontières de 1947. Tous les chefs arabes leur ont dit le contraire
pendant vingt ou trente ans».
Son diagnostic avait été sévère
et sa lucidité vis-à-vis d’Israël lui vaut aujourd’hui sa qualification de
sioniste. Il avait fait ses propositions pour le «retour à une certaine
légalité onusienne. Que les pays arabes et surtout les palestiniens admettent
comme un compromis la première décision de l’ONU qui a créé un État d’Israël».
Rachid Ghanouchi semblait
vouloir, ces dernières semaines, s’ouvrir aux Juifs d’abord et aux Israéliens
ensuite mais ses derniers actes sont en opposition avec ses propos. Dans une
sorte de provocation pour soutenir les islamistes égyptiens, il a ainsi invité
en Tunisie Tarek al-Zomor, l’instigateur de l’assassinat du président Sadate en
1981, libéré au début de la révolution égyptienne après 30 ans de prison. Ce
pied de nez aux partisans du maintien des relations diplomatiques avec l’État
juif a pour but de confirmer les préférences politiques du nouveau régime. Il
se défend en précisant que «les craintes sur Ennahda sont absurdes. Notre
société recèle une partie conservatrice et une autre moderne. L'expression
politique du conservatisme, c'est l'islamisme. Vous avez des partis
démocrates-chrétiens en Europe, nous avons un parti démocrate islamiste».
Les autres partis semblent pour
l’instant tétanisés. Le Congrès pour la république (CPR), n’a de parti
politique que le nom. Fondé en 2001 par Moncef Marzouki, il comporte
aujourd’hui en son sein des courants qui vont de l’islamisme radical au
progressisme laïc. Il avait été fondé pour combattre Ben Ali et les amis de son
prédécesseur mais il ne s’était donné aucune idéologie. Avec le départ au
gouvernement de son leader, il semble à présent gêné par ses propres
contradictions qui l’amènent à vouloir effacer de la mémoire populaire les
premières années de l’indépendance tunisienne en se contentant d’appuyer son
opposition passée à Habib Bourguiba.
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