LA MALÉDICTION DES PREMIERS MINISTRES FRANÇAIS
Par
Jacques BENILLOUCHE
Copyright © Temps et Contretemps
La
rumeur circule que le président Macron envisage de remplacer Edouard Philippe
pour «gauchir» son gouvernement. Cette décision nous rappelle une spécificité
purement française qui étonne toujours. La Constitution française semble avoir
été conçue pour que les premiers ministres subissent, depuis 1958, la
malédiction du pouvoir. Ils sont en première ligne, jouent le rôle de fusible
du président mais en revanche, ils n’ont le pouvoir que de se taire et de se
soumettre. Les péripéties qui agitent aujourd’hui la France, avec la crise sanitaire
et économique, posent à nouveau le problème de la dualité du pouvoir.
Pompidou-de Gaulle |
L’origine
du malaise remonte au général de Gaulle qui avait commandé une constitution
taillée à sa mesure. Le duo président-premier ministre fonctionnait alors
parfaitement en phase. En effet, Georges Pompidou était à ses côtés depuis 1944
et il l’avait ensuite suivi dans sa traversée du désert comme
collaborateur puis, comme directeur de cabinet dès son retour au pouvoir en
1958. Leur longue relation, basée sur la confiance et le respect, avait perduré
tant que les deux personnages acceptaient leur rôle respectif. Mais l’entente
cessa en avril 1962, lorsque Pompidou, nommé premier ministre, commença à
vouloir exister. Dès lors, les divergences s’accumulèrent et les tensions
conduisirent le Général à se séparer de lui en 1968 pour ensuite refuser
d’appuyer sa candidature à l’élection présidentielle.
La
cohabitation ne peut résister au temps qu’à condition que le premier ministre
ne fasse jamais preuve d’une velléité à être calife à la place du calife. Le
chef de l’État supporte mal que son vassal le dépasse dans les sondages ou pire
songe un instant à le remplacer. Pierre Mauroy a été le seul premier ministre à
s'être effacé derrière son président, se cachant derrière la personnalité envahissante
de François Mitterrand. Il n'a d'ailleurs jamais cherché à poser sa candidature
à la présidence de la république.
Georges
Pompidou avait écrit au Général, comme pour s’excuser d’envisager de s’asseoir
à son fauteuil : «Que puis-je vous dire, mon Général, qui m’avez tout
appris, sinon que votre image ne cessera de grandir, que rien, et surtout pas
l’ingratitude, ne peut lui nuire, et que celui qui sera peut-être appelé à vous
succéder officiellement ne pourra qu’essayer de n’être pas trop indigne ?».
La
Constitution, lacune extrême, empêche le numéro deux d’exister parce qu’il
tient sa nomination et son avenir du président. Nous le voyons aujourd'hui avec
la décision de mettre fin aux fonctions d’Edouard Philippe alors qu'il estime
que sa mission n'est pas terminée. Il le savait puisqu’il a protégé ses arrières
en se représentant à la mairie du Havre où il pourrait se réfugier après Matignon.
Cette crise d’identité a toujours été flagrante comme l’avouait Pompidou : «je
tiens le rôle du chef de l’État pour essentiel, mais, par contre je ne saurais
continuer ma tâche, ni porter mes responsabilités qu’autant que je suis ou que
je serai pleinement d’accord sur tous les aspects de la politique».
Le
clash est souvent dû au président qui a tendance à s’arroger les pouvoirs de
son premier ministre, ce qui amène invariablement des binômes parfaitement
solides à se combattre puis à se détester. Les rivalités personnelles éclipsent
souvent l’amitié et prennent le pas sur les enjeux et les intérêts politiques.
Pourtant, souvent, les duos se préparent et s’organisent longtemps avant
l’élection pour donner au peuple une image rassurante même si parfois la
trahison peut servir à atteindre le sommet.
Fillon-Sarkozy |
Jacques
Chirac avait comploté contre le chef de son parti, Chaban-Delmas, pour
s’associer avec celui du Centre afin d’obtenir la place de chef du
gouvernement. Mais la gangrène sévissait à la racine. On l’a vu s’ébaucher
entre Pompidou et Chaban-Delmas, atteindre la virulence entre Giscard d’Estaing
et Chirac, se jouer à fleuret moucheté entre Mitterrand et Rocard, s’envenimer
entre Chirac et Sarkozy puis s’afficher entre Sarkozy et Fillon.
Fort
de la légitimité du suffrage universel, le président confisque tous les
pouvoirs, presque féodaux quand on les compare aux pouvoirs anglo-saxons, parce
qu’il est inamovible tandis que le premier ministre, nommé par le président,
est à la merci du fait du Prince ou d’une motion de censure du Parlement. La
deuxième hypothèse ne peut pas être prise au sérieux face à un parlement toujours
godillot.
L’omnipuissance
de l’Élysée tend à écraser les personnalités et, pour peu que le second prenne
le risque de décider au lieu d’exécuter, le conflit devient ouvert. Les
relations peuvent se dégrader vite entre les deux têtes exécutives s’il y a un
risque que le premier ministre entre en compétition ouverte. Rabaissé par
Nicolas Sarkozy au rang de «collaborateur», François Fillon avait décidé
à jouer sa carte pour 2017 : «Moi, je trace mon chemin après avoir été
parfaitement loyal pendant cinq ans». Il savait bien sûr que Sarkozy était
au sommet du pouvoir mais il avait tenu à se poser en acteur de la République.
Il avait cherché en fait à apporter ses propres inflexions tout en mettant mal
à l’aise son suzerain.
Mitterrand - Rocard |
La
rivalité qui se fait jour aussi vite provient certainement aussi de la
personnalité envahissante d’un président voulant user de tous les rôles en
laissant derrière lui des cadavres. Michel Rocard et François Mitterrand, qui
se sont toujours détestés, ont tenu trois ans ensemble et le cessez-le-feu
établi entre eux avait permis des avancées politiques et sociales. Rocard avait
pu organiser son mouvement de croissance en créant le RMI et la CSG pour
couvrir ses dépenses. Seul le machiavélisme de Mitterrand avait eu raison de la
forte tête du PS.
Alors
que son premier ministre ramait, Sarkozy l’avait souvent flingué puisqu’il se
permettait en privé d’user d’un langage imagé. Fillon a eu le tort de vouloir
dire la vérité, qualité qui ne se justifie pas en politique puisque seule la
langue de bois peut endormir les électeurs déçus. Le premier ministre croyait
ouvrir une ère politique moderne, fondée sur la vérité et le pragmatisme, mais
il avait reçu en plein visage la hargne d’un président n’acceptant pas qu’une
tête dépasse dans l’aréopage de ses courtisans : «Fillon déconne
complètement. Il veut exister mais il me fait chier. Je vais le dégager».
Le
duo Hollande-Ayrault a parfaitement fonctionné parce que le premier ministre
avait accepté de s'effacer. Rien ne laissait présager un conflit entre les deux
têtes de l'exécutif. L'évolution de la politique est telle que les prévisions
sont toujours fausses. Mais selon Jean-Marie Colombani de Slate : «tout
laisse à penser que Pierre Mauroy ne pouvait être qu'en adhésion avec la
politique conduite par François Hollande et Jean-Marc Ayrault. Et si Jean-Marc
Ayrault est devenu premier ministre, c'est entre autre parce que François
Hollande considérait qu'il avait des qualités proches de celles que Pierre
Mauroy avait mise au service de François Mitterrand et de la France».
Mais
la situation économique et sanitaire actuelle de la France ne pourra pas permettre
une dualité aussi tendue entre les gouvernants. Elle altère l’efficacité de
l’exécutif en tendant à faire des Français des victimes car ils subissent, les
premiers, les conséquences néfastes d’une guerre stérile. Les faillites d’entreprises,
la baisse la croissance et l’augmentation du chômage restent une préoccupation majeure.
L’avenir
n’augure rien de bon pour la majorité des Français. Les chiffres prévisionnels
sont loin de présager une amélioration de la situation économique et pour
l’instant, l’omnipuissance d’Emmanuel Macron ne porte pas ses fruits au point
que la désillusion atteint la majorité du pays. À cette allure, la droite, si
elle a un candidat de consensus et charismatique, pourrait avoir un boulevard
devant elle.
Valls et Cazeneuve |
Manuel
Valls et Bernard Cazeneuve ont décidé de refaire une apparition politique car
ils ont beaucoup d'ambition et ils surfent sur des sondages qui les mettent au
firmament des opinions de droite comme de gauche. Ils savent que le chemin de l'Elysée passe par celui de Matignon. Ils ne cachent pas leur
volonté de revenir au-devant de la scène en composant avec Emmanuel Macron qui
n'est certes pas prêt à céder sa place. Mais ils ont des tempéraments différents de
ceux du président, qui se complètent tellement qu’ils pourraient un jour
exploser. S'ils échouent, ils seront irrémédiablement emportés vers l'oubli,
dans le cimetière des prétendants sauf si la malédiction des premiers ministres
cesse de conduire à un malheur inéluctable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire