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mardi 26 mai 2020

La malédiction des premiers ministres français


LA MALÉDICTION DES PREMIERS MINISTRES FRANÇAIS

Par Jacques BENILLOUCHE
Copyright © Temps et Contretemps
            

          La rumeur circule que le président Macron envisage de remplacer Edouard Philippe pour «gauchir» son gouvernement. Cette décision nous rappelle une spécificité purement française qui étonne toujours. La Constitution française semble avoir été conçue pour que les premiers ministres subissent, depuis 1958, la malédiction du pouvoir. Ils sont en première ligne, jouent le rôle de fusible du président mais en revanche, ils n’ont le pouvoir que de se taire et de se soumettre. Les péripéties qui agitent aujourd’hui la France, avec la crise sanitaire et économique, posent à nouveau le problème de la dualité du pouvoir.


Pompidou-de Gaulle

            L’origine du malaise remonte au général de Gaulle qui avait commandé une constitution taillée à sa mesure. Le duo président-premier ministre fonctionnait alors parfaitement en phase. En effet, Georges Pompidou était à ses côtés depuis 1944 et il l’avait ensuite suivi dans sa traversée du désert comme collaborateur puis, comme directeur de cabinet dès son retour au pouvoir en 1958. Leur longue relation, basée sur la confiance et le respect, avait perduré tant que les deux personnages acceptaient leur rôle respectif. Mais l’entente cessa en avril 1962, lorsque Pompidou, nommé premier ministre, commença à vouloir exister. Dès lors, les divergences s’accumulèrent et les tensions conduisirent le Général à se séparer de lui en 1968 pour ensuite refuser d’appuyer sa candidature à l’élection présidentielle.
            La cohabitation ne peut résister au temps qu’à condition que le premier ministre ne fasse jamais preuve d’une velléité à être calife à la place du calife. Le chef de l’État supporte mal que son vassal le dépasse dans les sondages ou pire songe un instant à le remplacer. Pierre Mauroy a été le seul premier ministre à s'être effacé derrière son président, se cachant derrière la personnalité envahissante de François Mitterrand. Il n'a d'ailleurs jamais cherché à poser sa candidature à la présidence de la république.
            Georges Pompidou avait écrit au Général, comme pour s’excuser d’envisager de s’asseoir à son fauteuil : «Que puis-je vous dire, mon Général, qui m’avez tout appris, sinon que votre image ne cessera de grandir, que rien, et surtout pas l’ingratitude, ne peut lui nuire, et que celui qui sera peut-être appelé à vous succéder officiellement ne pourra qu’essayer de n’être pas trop indigne ?».
            La Constitution, lacune extrême, empêche le numéro deux d’exister parce qu’il tient sa nomination et son avenir du président. Nous le voyons aujourd'hui avec la décision de mettre fin aux fonctions d’Edouard Philippe alors qu'il estime que sa mission n'est pas terminée. Il le savait puisqu’il a protégé ses arrières en se représentant à la mairie du Havre où il pourrait se réfugier après Matignon. Cette crise d’identité a toujours été flagrante comme l’avouait Pompidou : «je tiens le rôle du chef de l’État pour essentiel, mais, par contre je ne saurais continuer ma tâche, ni porter mes responsabilités qu’autant que je suis ou que je serai pleinement d’accord sur tous les aspects de la politique».
            Le clash est souvent dû au président qui a tendance à s’arroger les pouvoirs de son premier ministre, ce qui amène invariablement des binômes parfaitement solides à se combattre puis à se détester. Les rivalités personnelles éclipsent souvent l’amitié et prennent le pas sur les enjeux et les intérêts politiques. Pourtant, souvent, les duos se préparent et s’organisent longtemps avant l’élection pour donner au peuple une image rassurante même si parfois la trahison peut servir à atteindre le sommet.

Fillon-Sarkozy

            Jacques Chirac avait comploté contre le chef de son parti, Chaban-Delmas, pour s’associer avec celui du Centre afin d’obtenir la place de chef du gouvernement. Mais la gangrène sévissait à la racine. On l’a vu s’ébaucher entre Pompidou et Chaban-Delmas, atteindre la virulence entre Giscard d’Estaing et Chirac, se jouer à fleuret moucheté entre Mitterrand et Rocard, s’envenimer entre Chirac et Sarkozy puis s’afficher entre Sarkozy et Fillon.
            Fort de la légitimité du suffrage universel, le président confisque tous les pouvoirs, presque féodaux quand on les compare aux pouvoirs anglo-saxons, parce qu’il est inamovible tandis que le premier ministre, nommé par le président, est à la merci du fait du Prince ou d’une motion de censure du Parlement. La deuxième hypothèse ne peut pas être prise au sérieux face à un parlement toujours godillot.
            L’omnipuissance de l’Élysée tend à écraser les personnalités et, pour peu que le second prenne le risque de décider au lieu d’exécuter, le conflit devient ouvert. Les relations peuvent se dégrader vite entre les deux têtes exécutives s’il y a un risque que le premier ministre entre en compétition ouverte. Rabaissé par Nicolas Sarkozy au rang de «collaborateur», François Fillon avait décidé à jouer sa carte pour 2017 : «Moi, je trace mon chemin après avoir été parfaitement loyal pendant cinq ans». Il savait bien sûr que Sarkozy était au sommet du pouvoir mais il avait tenu à se poser en acteur de la République. Il avait cherché en fait à apporter ses propres inflexions tout en mettant mal à l’aise son suzerain.
Mitterrand - Rocard

            La rivalité qui se fait jour aussi vite provient certainement aussi de la personnalité envahissante d’un président voulant user de tous les rôles en laissant derrière lui des cadavres. Michel Rocard et François Mitterrand, qui se sont toujours détestés, ont tenu trois ans ensemble et le cessez-le-feu établi entre eux avait permis des avancées politiques et sociales. Rocard avait pu organiser son mouvement de croissance en créant le RMI et la CSG pour couvrir ses dépenses. Seul le machiavélisme de Mitterrand avait eu raison de la forte tête du PS.
            Alors que son premier ministre ramait, Sarkozy l’avait souvent flingué puisqu’il se permettait en privé d’user d’un langage imagé. Fillon a eu le tort de vouloir dire la vérité, qualité qui ne se justifie pas en politique puisque seule la langue de bois peut endormir les électeurs déçus. Le premier ministre croyait ouvrir une ère politique moderne, fondée sur la vérité et le pragmatisme, mais il avait reçu en plein visage la hargne d’un président n’acceptant pas qu’une tête dépasse dans l’aréopage de ses courtisans : «Fillon déconne complètement. Il veut exister mais il me fait chier. Je vais le dégager».
            Le duo Hollande-Ayrault a parfaitement fonctionné parce que le premier ministre avait accepté de s'effacer. Rien ne laissait présager un conflit entre les deux têtes de l'exécutif. L'évolution de la politique est telle que les prévisions sont toujours fausses. Mais selon Jean-Marie Colombani de Slate : «tout laisse à penser que Pierre Mauroy ne pouvait être qu'en adhésion avec la politique conduite par François Hollande et Jean-Marc Ayrault. Et si Jean-Marc Ayrault est devenu premier ministre, c'est entre autre parce que François Hollande considérait qu'il avait des qualités proches de celles que Pierre Mauroy avait mise au service de François Mitterrand et de la France».
                  Mais la situation économique et sanitaire actuelle de la France ne pourra pas permettre une dualité aussi tendue entre les gouvernants. Elle altère l’efficacité de l’exécutif en tendant à faire des Français des victimes car ils subissent, les premiers, les conséquences néfastes d’une guerre stérile. Les faillites d’entreprises, la baisse la croissance et l’augmentation du chômage restent une préoccupation majeure.
            L’avenir n’augure rien de bon pour la majorité des Français. Les chiffres prévisionnels sont loin de présager une amélioration de la situation économique et pour l’instant, l’omnipuissance d’Emmanuel Macron ne porte pas ses fruits au point que la désillusion atteint la majorité du pays. À cette allure, la droite, si elle a un candidat de consensus et charismatique, pourrait avoir un boulevard devant elle.
Valls et Cazeneuve

            Manuel Valls et Bernard Cazeneuve ont décidé de refaire une apparition politique car ils ont beaucoup d'ambition et ils surfent sur des sondages qui les mettent au firmament des opinions de droite comme de gauche. Ils savent que le chemin de l'Elysée passe par celui de Matignon. Ils ne cachent pas leur volonté de revenir au-devant de la scène en composant avec Emmanuel Macron qui n'est certes pas prêt à céder sa place. Mais ils ont des tempéraments différents de ceux du président, qui se complètent tellement qu’ils pourraient un jour exploser. S'ils échouent, ils seront irrémédiablement emportés vers l'oubli, dans le cimetière des prétendants sauf si la malédiction des premiers ministres cesse de conduire à un malheur inéluctable.

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