ROCARD,
LE SOCIALISME ET ISRAËL
Par Jacques
BENILLOUCHE
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J’ai
eu un contact éphémère avec Michel Rocard en 1963. J’ignorais à l’époque qui il
était, en raison de ma culture politique très primaire en ces temps-là. J’enseignais au
Lycée Buffon à Paris, bastion des professeurs socialistes et communistes dont
plusieurs furent d’ailleurs élus députés avec l’arrivée de Mitterrand au
pouvoir.
Lycée Buffon à Paris 15° |
Rocard était venu «rendre visite» à ses amis et en avait profité pour
nous parler à bâtons rompus du Parti socialiste unifié (PSU) qu’il avait créé
en 1960 et de l’orientation qu’il préconisait. Il venait draguer pour son parti
avec beaucoup de persuasion puisqu’il parvint à faire signer des bulletins
d’adhésion à plusieurs jeunes professeurs. Ce fut pour moi une découverte de la
politique française sous sa forme la plus militante. Mais déjà sioniste et
président de l’UEJF à Paris, j’avais refusé de sauter le pas vers un militantisme
français. Cependant j’avais été impressionné par la simplicité avec laquelle il
exprimait ses idées et la qualité de ses arguments. On peut dire que mon
initiation à la politique française date de cette époque et que certaines
traces ont été indélébiles.
Yves Rocard |
Par la suite, Michel
Rocard, protestant «gauchiste», est passé par plusieurs phases jusqu’à
se reconvertir en social-libéral soft. Paradoxalement il était fils d’un riche
bourgeois, Yves, un petit «capitaliste» dont les modestes rémunérations
de professeur d'université étaient complétées par des contrats
d'ingénieur-conseil pour toutes sortes de petites compagnies. Il a été chargé en particulier de la
maîtrise d'œuvre du pont de Tancarville en tant que spécialiste de la dynamique
générale des vibrations. Il s’était aussi lancé dans plusieurs aventures foncières
qui lui permirent, à son décès en 1992, de laisser à Michel Rocard une petite
fortune de dix millions de francs. Cela fit dire à son fils : «de cette année-là date
ma relative aisance. Avant, j'avais régulièrement complété mes revenus -
d'environ 15 % - par des conférences». Il ne faisait donc pas œuvre de
pauvreté en militant au PSU ce qui n’était pas incompatible avec l’idéologie du
parti ; il existait d'ailleurs un millionnaire rouge au PC.
Michel Rocard se lança dans sa jeunesse dans le scoutisme unioniste qui lui permit par la
suite de faire la jonction de la «deuxième gauche» avec la JEC (Jeunesse
étudiante chrétienne). Gilles Martinet, vétéran marxiste et cofondateur du PSU,
avait estimé qu’il s’agissait là d’un phénomène majeur : «Rocard était
protestant, mais le visage moral qu'il a donné à la gauche lui a rallié les
catholiques de base et les militants CFDT, hostiles à la politicaillerie
socialiste traditionnelle. Cette mouvance-là formait même, avant 1968, la
majorité au parti».
Pour Rocard : «Mon histoire s'inscrit dans celle
du catholicisme de gauche». Il sera celui qui dépoussiéra les vieilles tendances
anticléricales de la SFIO en devenant profondément anticolonialiste, humaniste, et résolument anticommuniste.
Cette tendance expliquera ses sympathies pour les Palestiniens et Yasser Arafat
en particulier.
Rocard-Arafat |
Le
premier contact public de Michel Rocard avec Yasser Arafat datait de 1980 selon
les confidences de Alain Pierret qui était à l’époque premier secrétaire à
l’ambassade de France à Belgrade. «Le 4 mai 1980, à 19 heures, la radio serbe donne
la nouvelle : Josip Broz Tito est mort. A l'ambassade, la décision de l'Elysée
tombe très vite: la France sera représentée aux funérailles par le Premier
ministre, Raymond Barre. Libération titre «Le Gotha mondial pour Tito», mais
souligne l'absence des «trois goujats» que sont les présidents Carter, Castro
et Giscard. Les excuses invoquées n'ont convaincu personne ici, écrit de son
côté Paris-Match qui ironise: «Mais, au fait, où sont donc les Français?» Ils
sont, en effet, peu nombreux et peu visibles. Outre la délégation
gouvernementale, composée du Premier ministre et de Jean François-Poncet,
ministre des Affaires étrangères, quelques représentants de partis et de
syndicats ont fait le déplacement. Le PC est en force: Georges Marchais, Maxime
Gremetz et Félix Damette; PSU et MRG sont également là, ainsi qu'Edmond Maire
et Jacques Chérèque pour la CFDT, Gérard Gomez pour la CGT. Simone Veil aussi,
comme présidente du Parlement européen. Singularité remarquée, la participation
dédoublée des socialistes. Le directeur d'Europe occidentale au ministère des
Affaires étrangères me demande de passer le voir. Comment est-il possible que
le PS envoie deux délégations officielles? Ne peut-on les regrouper? Je l'en dissuade.
Jean-Pierre Cot, qui accompagne Michel Rocard, me signale leur venue; j'irai
les chercher à l'aéroport; l'embrassade du futur Premier ministre avec Yasser
Arafat sera largement diffusée ».
Cette
embrassade avec Arafat scellera à jamais l’aspect anti israélien de Michel Rocard
alors qu’il comptait de nombreux amis parmi les travaillistes israéliens et
parmi les Juifs. Il s’agissait d’une fausse image qui s’était répandue car il
entretenait avec les Israéliens des relations étroites politiques et personnelles.
En fait il était dans sa logique puisqu'Israël était accusé d'être une Etat
colonialiste. Mais il devait par la suite corriger sa position pour mieux l'équilibrer.
En juin 2003,
Rocard avait retrouvé le quartier du Luxembourg qu’il fréquentait jeune enfant.
L'appartement d'Ilana, la psychologue, était situé à la rue d'Assas. Elle a
vécu dix ans avec lui. Sexagénaire au
faîte de sa carrière, il donnait à Ilana, bien avant de s'installer avec elle,
des rendez-vous galants dans le grand salon de Matignon, son bureau au premier
étage.
Ilana Schimmel |
Rocard
avait rencontré sa maîtresse par l’intermédiaire de son ami Shimon Pérès dont
elle était l’amie. Ilana Schimmel, israélienne née à Haïfa, vivait en France
depuis 1956 et s’affichait notoirement proche de la gauche de son pays. Elle
prétendait avoir voulu tester l'antisémitisme supposé du premier ministre que
ses amis disaient trop proche des Palestiniens : «Je savais qu'il connaissait
Arafat. Cela pouvait aider à la paix que nous recherchions entre Israël et la
Palestine». Subjuguée par «son intelligence, sa curiosité, le plaisir
des discussions en sa compagnie», auxquelles elle prêta «une grande
valeur érotique», cette mère de deux enfants, séparée mais non encore
divorcée d'un compatriote chirurgien, devient sa maîtresse. L’entourage du
premier ministre était persuadé qu’elle était en fait un agent du Mossad en
mission commandée. Rocard se trouva ainsi, très souvent à titre privé, en
vacances à Jérusalem où il profita de
ses escapades pour nouer des relations avec les hommes politiques israéliens
qui voyaient en lui un homme ouvert.
En mai 1968 il succomba,
par contagion, à la seule dérive gauchiste de son histoire et il le
confessa : «J'ai tenu des propos pas très malins». En mai 1969, à
la campagne présidentielle. Il fit la une aux côtés des autres candidats
révolutionnaires - Alain Krivine et Jacques Duclos - et derrière des poids
lourds socialistes qui ne feront pas tellement mieux que lui. Le tandem Gaston
Defferre-Pierre Mendès France obtiendra 5,01 % des voix, lui 3,61 %.
Rocard a toujours eu
pour les Juifs et les Israéliens un a priori favorable qui n’exigeait aucune exclusive. Il avait une préférence pour l’action à l’étranger : «Jamais
la France n'a pris assez en considération les problèmes extérieurs. Les
Français ne s'expatrient pas, ou trop peu, ils accordent une faible importance
à la politique étrangère - on le sent à la lecture des journaux - et exportent
trois fois moins de vin aux Etats-Unis que les Italiens. Résultat? Notre grande
nation arrogante perd de son influence. Alors, quand on me demande de
participer à une instance internationale, j'accepte. Pour mon pays». Cela explique ses nombreux voyages et certaines missions occultes. Après
avoir renoncé à toute ambition présidentielle, il participa au think tank le Collegium international éthique,
scientifique et politique animé par
l'ex-ambassadeur Stéphane Hessel et destiné à rien de moins qu'à «formuler
un "dit" éthique sur les problèmes graves de la planète auprès de
l'ONU».
Pour comprendre
Michel Rocard, il faut savoir qu’il distinguait deux traditions politiques au
sein de la gauche française. Un courant jacobin, centralisateur, étatique,
nationaliste, protectionniste, qui prône donc un Etat fort et
interventionniste. A l’opposé, un courant décentralisateur, régionaliste,
attaché à l’autonomie et aux compétences des collectivités de base qui, par opposition à la
première est connue sous le nom de «deuxième gauche». Le Parti Socialiste
Unifié (PSU) de Rocard aura été, tout au long de son existence, la cheville
ouvrière de cette nouvelle galaxie de gauche, son aboutissement le plus
institutionnalisé.
Michel Rocard avait
cherché, non pas à arbitrer le conflit israélo-palestinien, mais à comprendre
les causes du blocage. Il était convaincu qu’aucune des parties ne pouvait éradiquer
l’autre et donc qu’il fallait passer des compromis réciproques. Il ne
comprenait pas l’intransigeance d’Israël qui s’appuyait sur la force des armes. Malgré son accolade à
Yasser Arafat, il n’a jamais cru en lui car il le trouvait «un peu tordu» et faisait confiance à d'autres dirigeants palestiniens; Salem Fayyed avait sa préférence.
La presse avait
relayé une prétendue affirmation de Michel Rocard considérant : «Israël
comme une erreur historique et une menace pour la région» alors qu’il était
en visite privée en Egypte en 2014 pour participer à un colloque organisé par
la Bibliothèque d'Alexandrie sur les relations euro-américaines au
Proche-Orient. Le journal saoudien Alsharq al Awsat de Londres avait transformé les
déclarations de Rocard lui faisant dire «la promesse Balfour accordant le droit aux Juifs de
créer leur État en Palestine était une erreur historique. Israël est un cas
exceptionnel, né d'une erreur historique, et qui s'est transformé en un État
racial qui a rassemblé des millions de Juifs venus du monde entier. Pire, il
constitue une menace à ses voisins».
Michel Rocard avait
immédiatement démenti l’interprétation de ses paroles : «On sait ce que je
pense sur ce sujet depuis près de quarante ans et je n'ai jamais varié. Il
suffit de reprendre toutes mes déclarations et tous mes écrits. Israël n'est
évidemment pas une erreur historique. Ce que j'ai dit c'est que l'erreur
historique des Britanniques, après la Déclaration Balfour, a été de ne pas
comprendre toutes les conséquences qu'elle aurait et donc, d'avoir mal géré ces
conséquences avec les autorités musulmanes. Ceci explique qu'Israël soit né
dans des conditions conflictuelles, et les raisons fondamentales pour
lesquelles le conflit perdure. Quant à prétendre que j'aurais affirmé qu'Israël
est un état racial ou raciste, je n'ai jamais pu dire cela. Je le démens
absolument, formellement et je dis que le journaliste qui écrit ça a de très
mauvaises intentions à mon égard».
Il avait
effectivement été l’un des fondateurs au sein du Parti socialiste d’un groupe
se nommant «Les socialistes pour une paix juste et durable au Proche-Orient» qui
sur certains points, les implantations en particulier, critiquait la politique
israélienne. Mais il n’était pas le seul à vouloir débloquer une situation qui
perdure encore. S'il était de gauche, on ne pouvait pas le qualifier de "gauchiste" à l'image des écologistes foncièrement anti israéliens.
Avec Ali Salehi ministre iranien des affaires étrangères |
Enfin les dirigeants
israéliens et certains européens avaient critiqué la "drôle" de visite de Michel
Rocard à Téhéran. Il s’était rendu le 14 mai 2012 dans la capitale iranienne,
où il avait été accueilli avec les égards réservés à un émissaire étranger officiel
de haut rang, alors qu'à Paris, l'équipe du président élu François Hollande, n’était
pas encore entrée en fonction. Le chef du Quai d’Orsay de l’époque, Alain Juppé,
avait confirmé que ce déplacement s'était fait «entièrement à titre privé et
sans mandat». Israël l’avait quand même considéré comme une provocation.
A quelques jours d'une réunion à Vienne entre l'Iran
et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), et surtout à une
semaine d'un rendez-vous majeur à Bagdad, le 23 mai, entre les grandes
puissances et l'Iran, pour tenter de lancer un processus échelonné de
négociations sur le contentieux nucléaire, le voyage de Michel Rocard ne pouvait
que semer un trouble. Les Israéliens l'ont accusé d’être tombé dans le
piège des Iraniens qui cherchaient à diviser les Occidentaux.
Michel Rocard était
connu pour ses vues en faveur d'un désarmement nucléaire général. Il est improbable que cette visite n’ait pas
eu le feu vert de François Hollande malgré les dénégations de la classe
politique. En effet, au lendemain de l'élection de François Hollande, Téhéran
avait émis l'espoir que s'ouvre «une nouvelle ère» dans les relations avec Paris.
Ce déplacement avait suscité à gauche un intérêt pour tous ceux qui pensaient que la France devrait assouplir son
langage sur l'Iran, jugé par certains trop proche de celui tenu par les
responsables israéliens.
Article publié dans le Times of Israël
http://frblogs.timesofisrael.com/rocard-le-socialisme-et-israel/
3 commentaires:
Tout ceci justifie sans doute largement à ses yeux, que Rocard, dans son testament souhaite, après une cérémonie au temple, ainsi qu'un "hommage à Solférino", avec "intervention du Premier ministre Manuel Valls", de l'historien du PS Alain Bergougnioux et de Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire général du Parti socialiste, il
souhaite aussi, en toute modestie, avoir "un hommage national aux Invalides", avec allocution du président de la République qui, il faut le reconnaître excelle dans cet exercice où il a acquis un grand savoir-faire.
Après tout cela nous en aurons fini avec cette "grande figure de la République", qu'à notre grande honte, nous avions déjà oubliée, jusqu'à ce que sa mort ne soit venue rappeler à notre mémoire cet homme politique français qui, en dépit de sa CSG et de son RSA, était tout de même passé à côté de son destin.
Merci et j’espère que tout nos juifs qui ont craché sur sa mémoire depuis quelques jours penseront à deux fois à commenter de façon haineuse et sans fondement lorsqu'un grand personnage public nous quittera.
Bel article, bien complet.
Les gens, peu au fait des us et coutumes du sieur Arafat ignorent peut-être qu'il sautait sur tout ce qui bouge dans le monde politique à grand renfort de baisers sur la bouche et d'accolades pour se faire sa com.
Touchant également de revoir cette photo avec Jean-Pierre Cot, le fils de Pierre Cot, ministre sous le Front Populaire et lui aussi victime d'une abominable rumeur. Il fut aussi haï par la droite que Léon Blum et fut accusé d'être un agent de Moscou qui livrait des armes aux soviétiques.
Comme quoi, méfions-nous toujours de ceux qui salissent, ils y ont souvent grand intérêt.
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