Manifestation contre le projet judiciaire |
Voyons ce qu’il en est dans les pays
démocratiques, du moins certains car les passer tous en revue ce ne serait plus
un ou deux articles mais un mémoire académique. La séparation des pouvoirs et
leurs équilibres sont bien différents dans les États, en fonction de leur
histoire propre, de leur structure et de la culture de leurs peuples. Il ne
s’agit pas de les prendre en modèles, mais de redonner un sens aux mots.
Premier rappel, une Constitution est un ensemble de règles juridiques qui organisent les institutions d’un État. Deuxième rappel, Israël n’en a pas, c’est une triste exception mais qui concerne aussi une grande démocratie comme le Royaume-Uni. Une série de «Lois fondamentales» se sont additionnées au fil des années pour remplacer les règles du jeu démocratique, qui n’ont jamais été réellement gravées dans le marbre. Votées à chaque fois à la majorité absolue à la Knesset, elles peuvent aussi être remises en question par une nouvelle majorité ce qui illustre bien la fragilité du système. C’est précisément ce qui se joue maintenant avec les projets de lois présentés par le ministre de la Justice, Yariv Levin, en particulier la remise en cause de celle intitulée «Le pouvoir judiciaire», adoptée en 1984 et qui porte la signature des regrettés Premier Ministre Yitzhak Shamir (Likoud) et Président Haïm Herzog, le père de l’actuel Président Yitzhak Herzog (Travailliste).
Je reviendrai souvent sur ce document dont je
donne le lien (1). Une constitution définit donc obligatoirement la relation
entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et cette relation doit garantir
la protection des citoyens contre toute coercition. Cette protection passe
d’abord par l’indépendance de la Justice. En France, plusieurs articles de la
Constitution en précisent les modalités (2).
Aux Etats-Unis, dès 1789, plusieurs amendements
à la Constitution ont été réunis dans le «Bill of Rights» (déclaration
des droits) ; les 4è, 5è, 6è et 7è sont spécifiquement consacrés aux
modalités protégeant les citoyens pouvant être jugés. Les procureurs
instruisant les affaires sont élus, ce qui d’un côté assure leur indépendance
mais peut aussi «politiser» leurs décisions. On remarquera, en comparaison,
combien la Loi fondamentale de 1984 est sommaire. Elle définit principalement :
les modalités de sélection des Juges (tous, et pas seulement de la Cour Suprême),
comment peut s’achever leur mandat, les Cours de Justice (sans rentrer dans les
détails), la Cour Suprême, qui fait l’objet d’un long chapitre car elle est
d’abord une cour d’appel pour le pénal et le civil.
Aaron Barak |
La Loi fondamentale de 1984 lui donne des
pouvoirs puissants, comme celui de pouvoir casser des décisions du
gouvernement : fonctionnant en Haute Cour de Justice, elle siège ainsi en
première instance pour le contrôle juridictionnel des décisions de l’exécutif. À
cela s’est ajouté, du fait de «l’activisme» de Aaron Barak, son président
de 1995 à 2006, le rôle de facto de Conseil Constitutionnel. L’embryon de Constitution
rassemblé dans les Lois fondamentales est ainsi devenu un référentiel pour évaluer
les lois votées à la Knesset, ce que n’acceptent pas la Droite, l’Extrême-Droite
et les partis religieux réunis dans la coalition ; partis qui ne digèrent
pas non plus la loi «Liberté et Dignité Humaine» de 1992, modeste
garde-fou au profit des minorités reléguées au dixième sous-sol par les plus
fanatiques du nouveau gouvernement.
En France, le Conseil Supérieur de la
Magistrature a pour rôle de garantir l’indépendance des magistrats par rapport
au pouvoir exécutif. Un article très détaillé (3) donne à la fois l’historique
de cette institution – où, au fil des réformes, les juges se sont peu à peu
affranchis de la tutelle des politiques – et sa composition actuelle. Selon les
juridictions, une architecture complexe définit «qui nomme qui». Il y
ainsi une «formation compétente à l’égard des magistrats du siège
(juges qui prononcent les verdicts), et une autre compétente à l’égard des
magistrats du parquet (procureurs)». Elles comprennent chacune six
magistrats et huit personnalités qualifiées, désignées par le Président de la
République, le Président du Sénat, le Président de l’Assemblée nationale, plus
un avocat et un Conseiller d’État. Représentant «le pouvoir», ces
personnalités ne font partie ni du Parlement, ni de l’ordre judiciaire, ni de l’ordre
administratif.
conseil supérieur de la Magistrature |
Quelle était la situation en Israël avant le «blitz»
du gouvernement ? Tous les juges sont nommés par une commission de
nomination et officient ensuite selon les domaines dans différents tribunaux.
Comme en France et dans toutes les sociétés non primitives, il faut à la fois
qu’ils aient un cursus universitaire solide, et que leurs pairs donnent leur
accord. Or c’est précisément le cas actuellement ; d’après la Loi
fondamentale de 1984, la commission comprend neuf membres : le Président
de la Cour suprême ; deux autres juges de cette instance élus par leurs
pairs ; le ministre de la Justice et un autre ministre désigné par le gouvernement ;
deux députés dont un membre de l’opposition élus par la Knesset et deux représentants
de l’Ordre des avocats, élus par le Conseil national de l’Ordre. Les politiques sont donc en minorité (4 sur 9). Sans préjuger du texte final de la loi
proposée, on sait que le projet du gouvernement est de modifier la composition
de la commission en éliminant les représentants du barreau, et en rendant
majoritaires ceux du pouvoir politique.
Dès le 4 janvier, Yariv Levin présentait son
projet avec ces phrases au culot insondable : «Nous allons aux urnes,
nous votons, et à chaque fois, des personnes que nous n’avons pas élues
décident pour nous… Je lance la première phase de la réforme de la gouvernance,
dont l’objectif est de renforcer la démocratie, de restaurer la gouvernance, de
rétablir la confiance dans le système judiciaire et de rétablir l’équilibre
entre les trois branches du gouvernement» (4). Quelle basse
démagogie !
Yariv Levin |
Seuls les députés seraient légitimes ? Et
les «sachants» devraient être tenus en laisse par eux ? On notera
le mélange des genres dans une soupe où il est difficile de séparer les choux,
les carottes et les navets, ce qui relève «du système judiciaire» c’est-à-dire
de la loi civile pour les personnes privées ou morales ; et ce qui relève
de l’équilibre entre les pouvoirs, comprendre de la Constitution qui hélas
n’existe pas.
Prenons des exemples précis, en nous souvenant
que tout est possible à partir du moment où une démocratie devient illibérale
puis plus du tout une démocratie – et des centaines de milliers d’Israéliens
ont manifesté leur colère chaque semaine depuis début janvier, sentant que la
menace est réelle. Soit donc une commission de nomination, taillée sur mesure
pour complaire à une Knesset à l’image du gouvernement actuel. Sera, par
exemple, nommé juge à la majorité un rabbin ultra-orthodoxe à longue barbe,
sans aucune formation juridique mais docile à souhait pour émettre des
jugements expéditifs contre les futurs délits concernant le non-respect des
lois qui seront votées pour se rapprocher de la «Halakha». Nommé juge aussi
un avocat ayant fait du lobbying dans une vie antérieure pour défendre un
industriel pollueur, et qui saura bien mettre les dossiers compromettants sous
la lourde pile des dossiers pouvant attendre.
Ittai Bar-Siman-Tov |
Mais les juges honnêtes qui résisteront
pourront aussi être menacés. Dans un article du Jerusalem Post (5),
Ittai Bar-Siman-Tov, professeur associé à la faculté de droit de l’université
Bar-Ilan le dit ainsi : «Les juges des tribunaux inférieurs, lorsqu’ils
voudront être promus, seront complètement à la merci de la coalition parce que
la coalition contrôle les nominations. De plus, la même commission qu’ils
veulent dédier à la nomination des juges serait également chargée de licencier
les juges, envoyant le message que si le gouvernement n'est pas satisfait de
leurs décisions, ils risquent d’être licenciés».
Mais ceci aurait aussi un impact sur la santé
économique du pays, et les avertissements au gouvernement ont été nombreux,
comme la lettre ouverte à Netanyahou de 270 économistes israéliens de grand
renom, y compris d’anciens responsables des finances et le gouverneur de la
Banque Centrale d’Israël. Des dizaines d’économistes internationaux disent la
même chose. Pourquoi ? On pense au premier abord qu’une mauvaise image de
l’État pourrait l’isoler politiquement ; ou qu’une coercition religieuse
de plus en plus forte peut faire fuir ceux qui font vivre le pays, profitent de
la vie et ont de très bons salaires : ceci concerne en particulier les
entreprises du high-tech, dont les salariés manifestent depuis des semaines et
dont certains dirigeants ont déjà délocalisé les capitaux (6).
Mais pourquoi, comme l’écrit Jacques Benillouche,
«les lois d’exception inquiètent toujours les financiers» ? Des
chercheurs de «l’Israeli Democracy Institute» expliquent pourquoi
affaiblir l’indépendance de la Justice pose un risque réel pour les
investissements (7). Ils ont fait le constat que dans des pays où ce genre de
révolution s’est produit – Hongrie, Pologne, Turquie – la notation des grandes
banques d’affaires avait baissé. Or il y a déjà des avertissements concernant
Israël venant de J.P Morgan et Goldman Sachs. Pour la Turquie, les
investissements étrangers ont chuté. Comme dit dans cet article «le système
judiciaire doit permettre à l’économie d’opérer sans la peur d’un pouvoir
arbitraire. Plus l’État est puissant, plus il peut brutalement modifier les
règles du jeu».
Cela a été parfaitement enregistré par les
dirigeants et particuliers israéliens ayant déjà délocalisé des milliards de
dollars sur des comptes à l’étranger. Cette toute puissance de l’État, ce
serait aussi sur le terrain des juges ineptes et corruptibles, faisant craindre
pour le traitement des litiges des sociétés. La fin des conseillers juridiques du
gouvernement chargés de rappeler les limites du Droit national et international
encadrant les décisions de la puissance publique (j’y reviendrai dans mon
prochain article). Le risque de subir des décisions brutales concernant les
taxes et flux de capitaux. Et finalement, un pays moderne et une société soudée
par un État de Droit risquant de devenir semblables à ce que sont devenus la
grande majorité des pays et sociétés arabes.
(2)
https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/comment-la-constitution-
garantit-elle-l-independance-de-la-justice
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_sup%C3%A9rieur_de_la_magistrature_(France)
(4)
https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/1672868261-israel-le-ministre-de-la-justice-
presente-une-reforme-judiciaire-controversee
(5)
https://www.jpost.com/israel-news/politics-and-diplomacy/article-731038
(6)
https://benillouche.blogspot.com/2023/02/les-startups-israeliennes-risquent-de.html
(7)
https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-23/ty-article/.premium/study-says-
weakening-the-judiciary-could-put-foreign-investment-at-risk/00000185-dbe7-d1d2-
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