J’ai eu le plaisir de recevoir Hakim
El Karoui à Judaïques-FM. Conseil en stratégie, ancien élève de l'École Normale
Supérieure, il a occupé les plus hautes responsabilités dans le secteur public
comme dans le privé. Je l’avais déjà reçu début 2017 pour parler du rapport de
l’Institut Montaigne qu’il avait publié, «Un islam français est possible». Ce
document donnait une radiographie des Musulmans français, et proposait une
réforme pour la gestion de leur culte dans notre pays.
Notre propos cette fois était de
discuter d’un autre rapport, publié au mois de septembre et intitulé «La
fabrique de l’islamisme». Téléchargeable sur le site de l’Institut
Montaigne, il comprend 600 pages ce qui donne une idée de l’ampleur du travail.
200 ouvrages et rapports ont été consultés, dans plusieurs langues. Son équipe
a pu examiner des dizaines de milliers de documents du Ministère saoudien des
Affaires étrangères, divulgués par les Wikileaks en 2015. Il a aussi fait un
travail approfondi d’examen de données sur Twitter et Facebook.
A la question de savoir s’il
existait un ou plusieurs islamismes, Hakim El Karoui a répondu qu’il n’y en
a qu’un seul. Certes, on distingue traditionnellement les Frères Musulmans d’une
part et les Salafistes / Wahhabites d’autre part. Mais selon leurs textes, ils
sont basés sur les mêmes piliers : une grille de lecture du monde, fondée
sur une interprétation orthodoxe de la religion ; une volonté de faire
évoluer la société ; une démarche de lien-négociation avec les pouvoirs. Ils
ne se distinguent pas par le «quoi» mais par le «comment». Les Frères
sont dans une démarche d’insertion, les Salafistes dans une démarche de
séparation.
Le rapport dit dans sa
conclusion : «L’islamisme n’est pas le sous-produit d’un Occident
imparfait mais une idéologie». Il évoque aussi dans son introduction des
interprétations «occidentalo-centrées» de l’islamisme qui sont au nombre
de trois. Celle d’Olivier Roy qui dit «il y a une islamisation de la
radicalité» ; celle de Gilles Kepel, qui dit que l’islamisme est la «radicalisation
de l’islam» ; la troisième affirme que l’islamisme est la réponse aux
torts de l’Occident, à la colonisation, à la guerre d’Irak, etc. Ces
interprétations oublient toutes que l’islamisme est d’abord un projet, qui est
numériquement une des quatre grandes idéologies dans le monde, avec la libérale
qui domine en Occident, celle des Chinois, et celle des Indiens dans la
mouvance nationaliste de leur gouvernement actuel.
Mohamed Ben Abdel Wahhab |
Le rapport souligne que les
mouvements islamistes ne sont pas tous nés au siècle dernier et dans le monde
arabe, mais à partir du 18ème siècle dans l’Empire des Indes, colonisé par les
Anglais. Le premier, «Ahl El Hadith», constate l’agression de l’Occident
venu s’imposer, et conclue qu’il faut se battre mais avec un projet alternatif
basé sur l’islam. Cet islam ne doit pas être celui, traditionnaliste, qui a
conduit à la défaite. D’où l’importance de «revenir aux textes», en faisant
une interprétation purement littéraliste et en idéalisant le passé. Le paradoxe
est que ces nouveaux courants se diront «réformistes». Ces Indiens ont
influencé Mohamed Ben Abdel Wahhab, le fondateur du Wahhabisme. A la suite,
viendront les Deobandis et le Tabligh. Hakim El Karoui rappelle que le mouvement
Tabligh est basé sur la prédication, et qu’il représente les ancêtres des
Salafistes actuels.
Le rapport consacre un chapitre
commun à l’idéologie des Frères Musulmans, mouvement né en Égypte dans les
années 1920, et au Wahhabisme, doctrine religieuse née au 18ème
siècle en Arabie et associée, depuis, au pouvoir politique de la famille royale
des Al Saoud. Pour mon invité il n’y pas de différence de fond, c’est la
tactique qui est différente. Chez les Wahhabites, il y a une séparation claire
entre la religion et la politique, mais pas chez les Frères qui associent
toujours les deux, étant parfois en conflit, parfois en association avec le
pouvoir comme ce fut le cas en Égypte. Hakim El Karoui rappelle aussi
l’ambiguïté de leur relation, car si aujourd’hui il y a une rupture politique,
cela n’a pas été toujours le cas. Beaucoup de Frères Musulmans, originaires de
plusieurs pays arabes se sont réfugiés en Arabie, et ils y ont eu une forte
influence, dans le système éducatif en particulier. En outre on a connu une
vraie synthèse des deux, avec le développement du djihadisme dans sa version
révolutionnaire.
Khomeiny |
1979, tournant pour l’islamisme, est
aussi l’année de la révolution en Iran, très vite confisquée par les
Ayatollahs. Le rapport précise qu’il s’agit d’une vraie théocratie, que cette
révolution a échoué à s’exporter, et que le régime en est réduit à jouer la
carte chiite dans la région. Mais au-delà, l’Iran déstabilise nos démocraties grâce
à l’usage d’Internet. Hakim El Karoui a rappelé que la révolution de Khomeiny
se voulait «islamique» au départ, et pas uniquement chiite ; c’est
la guerre Iran-Irak qui a créé un clivage entre les deux branches de l’islam. Le
régime considère que la meilleure défense c’est l’attaque : il utilise des
«proxys» souvent chiites, pour créer des problèmes chez ses voisins. En
France, ils ont été confrontés aux Moudjahidin du peuple, contre lesquels ils ont eu un projet d’attentat sur le sol
français, ce qui est scandaleux. Mais mon invité pense que la présence turque
sur Internet est plus importante.
Depuis 2002, la Turquie est le seul
pays du Moyen-Orient où un parti islamiste se maintient au pouvoir. Le rapport explique
que la réislamisation de la société avait commencé depuis longtemps, et qu’en
politique étrangère, il s’agit d’un turco-islamisme, associant le nationalisme
et la religion. El Karoui a précisé que le «projet Erdogan» vient de
loin ; il a eu comme père spirituel l’ancien président islamiste Necmettin
Erbakan, qui avait développé dans la Diaspora turque la mouvance islamiste du «Milli
Görus». Mais en fait, la révolution conservatrice avait commencé dans les
années 80 avec les généraux, qui ont utilisé la religion comme instrument de
contrôle social de la population. Atatürk avait soumis la religion au pouvoir
politique. Mais Erdogan en a fait un outil du contrôle politique. Le pouvoir
turc a des administrations puissantes pour contrôler la religion, la Diyyanet
dépendant du Premier Ministre, et le Ditib, son bras armé à l’étranger,
qui envoie les imams dans les communautés turques, avec un message à la fois
religieux et politique. La stratégie d’Erdogan s’explique par son prestige dans
la Diaspora : il y réalise des scores imposants aux élections, qui
garantissent son maintien au pouvoir.
A propos de l’Arabie Saoudite, le
rapport de l’Institut Montaigne souligne que, du point de vue matériel et
financier ses moyens écrasent ceux de toutes les autres «fabriques de l’islamisme».
Il liste les rouages utilisés : la Ligue Islamique Mondiale, l’Université islamique
de Médine, les organisations internationales de jeunesse, le Secours islamique,
etc. Le chiffre de 85 milliards de dollars dépensés depuis 1960 est impossible
à vérifier malgré les Wikileaks sachant que ce chiffre a été lancé par un
ancien responsable de la CIA, mais sans preuve.
L’Arabie Saoudite a cependant une
stratégie cohérente : «wahabiser» sa population, puis
convertir les travailleurs immigrés musulmans du pays et enfin former, dans ses
universités religieuses, un très grand nombre d’imams repartant ensuite dans
leurs pays. Cependant l’Europe n’est pas
au centre de l’action prosélyte de l’Arabie. Il est pourtant mentionné que les
courants salafistes – qui trouvent leur inspiration chez les prédicateurs
saoudiens – se caractérisent par leur prosélytisme ce qui semble contradictoire.
El Karoui relativise l’impact de l’Arabie Saoudite en Europe. La Ligue islamique
mondiale a financé peu de mosquées chez nous, mais beaucoup au Maghreb. Ce
travail saoudien a converti au salafisme toute une génération qui a immigré en
France, en prêchant ensuite chez leurs familles et leurs proches. Le rapport
donne également des chiffres impressionnants à propos des réseaux sociaux. Les Wahhabites
sont les premiers influenceurs religieux mondiaux sur Twitter ; le discours
islamiste est partagé chaque mois en France par des millions d’utilisateurs de
Facebook ; 1,2 millions de comptes sont abonnés à des contenus islamistes.
Fouad Aaloui (deuxième à partir de la gauche), ancien président de l’UOIF, avec des dirigeants du CFCM |
J’ai trouvé, pour finir, que cette
étude minimisait un peu l’influence des Frères Musulmans. Ils sont présentés
comme moins radicaux que les Salafistes, mais il est admis aussi qu’ils sont
les mieux structurés. Le rapport cite deux domaines où ils s’investissent
beaucoup. Le CCIF qui sous prétexte d’islamophobie critique la laïcité et le militantisme
pro-palestinien, qui inquiète la communauté juive. Ils gardent aussi des
atouts : le «Conseil européen pour la Fatwa et la recherche», la formation des imams d’un point de vue
théologique et la chaîne satellitaire Al-Jazeera, comme media.
Hakim El Karoui soutient que l’islamisme a dépassé le format des
années 80, qui était une structure en calque des Frères Musulmans : «L’UOIF
a perdu la main». Aujourd’hui, une nouvelle génération invente une
idéologie islamiste, faisant la synthèse
avec un discours dé colonial, et disant : «l’Occident a échoué,
nous avons un meilleur projet». Il faut donc suivre cela «avec des
lunettes nouvelles».
1 commentaire:
Loin de moi l'idée de traiter de "cervelle de colibri" ces éminents intellectuels qui traitent de "la fabrique de l'islamisme", mais tout de même, comment ne pas donner raison au général De Gaulle lorsqu'il posait finalement la seule question qui vaille : "Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ?"
Alain Peyrefitte - "C'était de Gaulle" - cité par Éric Zemmour dans "Destinfrançais"
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