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dimanche 20 janvier 2019

La fabrique de l'islamisme par Jean CORCOS



LA FABRIQUE DE L’ISLAMISME

Par Jean CORCOS



J’ai eu le plaisir de recevoir Hakim El Karoui à Judaïques-FM. Conseil en stratégie, ancien élève de l'École Normale Supérieure, il a occupé les plus hautes responsabilités dans le secteur public comme dans le privé. Je l’avais déjà reçu début 2017 pour parler du rapport de l’Institut Montaigne qu’il avait publié, «Un islam français est possible». Ce document donnait une radiographie des Musulmans français, et proposait une réforme pour la gestion de leur culte dans notre pays.



Notre propos cette fois était de discuter d’un autre rapport, publié au mois de septembre et intitulé «La fabrique de l’islamisme». Téléchargeable sur le site de l’Institut Montaigne, il comprend 600 pages ce qui donne une idée de l’ampleur du travail. 200 ouvrages et rapports ont été consultés, dans plusieurs langues. Son équipe a pu examiner des dizaines de milliers de documents du Ministère saoudien des Affaires étrangères, divulgués par les Wikileaks en 2015. Il a aussi fait un travail approfondi d’examen de données sur Twitter et Facebook.
A la question de savoir s’il existait un ou plusieurs islamismes, Hakim El Karoui a répondu qu’il n’y en a qu’un seul. Certes, on distingue traditionnellement les Frères Musulmans d’une part et les Salafistes / Wahhabites d’autre part. Mais selon leurs textes, ils sont basés sur les mêmes piliers : une grille de lecture du monde, fondée sur une interprétation orthodoxe de la religion ; une volonté de faire évoluer la société ; une démarche de lien-négociation avec les pouvoirs. Ils ne se distinguent pas par le «quoi» mais par le «comment». Les Frères sont dans une démarche d’insertion, les Salafistes dans une démarche de séparation.
Le rapport dit dans sa conclusion : «L’islamisme n’est pas le sous-produit d’un Occident imparfait mais une idéologie». Il évoque aussi dans son introduction des interprétations «occidentalo-centrées» de l’islamisme qui sont au nombre de trois. Celle d’Olivier Roy qui dit «il y a une islamisation de la radicalité» ; celle de Gilles Kepel, qui dit que l’islamisme est la «radicalisation de l’islam» ; la troisième affirme que l’islamisme est la réponse aux torts de l’Occident, à la colonisation, à la guerre d’Irak, etc. Ces interprétations oublient toutes que l’islamisme est d’abord un projet, qui est numériquement une des quatre grandes idéologies dans le monde, avec la libérale qui domine en Occident, celle des Chinois, et celle des Indiens dans la mouvance nationaliste de leur gouvernement actuel.
Mohamed Ben Abdel Wahhab

Le rapport souligne que les mouvements islamistes ne sont pas tous nés au siècle dernier et dans le monde arabe, mais à partir du 18ème siècle dans l’Empire des Indes, colonisé par les Anglais. Le premier, «Ahl El Hadith», constate l’agression de l’Occident venu s’imposer, et conclue qu’il faut se battre mais avec un projet alternatif basé sur l’islam. Cet islam ne doit pas être celui, traditionnaliste, qui a conduit à la défaite. D’où l’importance de «revenir aux textes», en faisant une interprétation purement littéraliste et en idéalisant le passé. Le paradoxe est que ces nouveaux courants se diront «réformistes». Ces Indiens ont influencé Mohamed Ben Abdel Wahhab, le fondateur du Wahhabisme. A la suite, viendront les Deobandis et le Tabligh. Hakim El Karoui rappelle que le mouvement Tabligh est basé sur la prédication, et qu’il représente les ancêtres des Salafistes actuels.
Le rapport consacre un chapitre commun à l’idéologie des Frères Musulmans, mouvement né en Égypte dans les années 1920, et au Wahhabisme, doctrine religieuse née au 18ème siècle en Arabie et associée, depuis, au pouvoir politique de la famille royale des Al Saoud. Pour mon invité il n’y pas de différence de fond, c’est la tactique qui est différente. Chez les Wahhabites, il y a une séparation claire entre la religion et la politique, mais pas chez les Frères qui associent toujours les deux, étant parfois en conflit, parfois en association avec le pouvoir comme ce fut le cas en Égypte. Hakim El Karoui rappelle aussi l’ambiguïté de leur relation, car si aujourd’hui il y a une rupture politique, cela n’a pas été toujours le cas. Beaucoup de Frères Musulmans, originaires de plusieurs pays arabes se sont réfugiés en Arabie, et ils y ont eu une forte influence, dans le système éducatif en particulier. En outre on a connu une vraie synthèse des deux, avec le développement du djihadisme dans sa version révolutionnaire.
Khomeiny

1979, tournant pour l’islamisme, est aussi l’année de la révolution en Iran, très vite confisquée par les Ayatollahs. Le rapport précise qu’il s’agit d’une vraie théocratie, que cette révolution a échoué à s’exporter, et que le régime en est réduit à jouer la carte chiite dans la région. Mais au-delà, l’Iran déstabilise nos démocraties grâce à l’usage d’Internet. Hakim El Karoui a rappelé que la révolution de Khomeiny se voulait «islamique» au départ, et pas uniquement chiite ; c’est la guerre Iran-Irak qui a créé un clivage entre les deux branches de l’islam. Le régime considère que la meilleure défense c’est l’attaque : il utilise des «proxys» souvent chiites, pour créer des problèmes chez ses voisins. En France, ils ont été confrontés aux Moudjahidin du peuple, contre lesquels  ils ont eu un projet d’attentat sur le sol français, ce qui est scandaleux. Mais mon invité pense que la présence turque sur Internet est plus importante.
Depuis 2002, la Turquie est le seul pays du Moyen-Orient où un parti islamiste se maintient au pouvoir. Le rapport explique que la réislamisation de la société avait commencé depuis longtemps, et qu’en politique étrangère, il s’agit d’un turco-islamisme, associant le nationalisme et la religion. El Karoui a précisé que le «projet Erdogan» vient de loin ; il a eu comme père spirituel l’ancien président islamiste Necmettin Erbakan, qui avait développé dans la Diaspora turque la mouvance islamiste du «Milli Görus». Mais en fait, la révolution conservatrice avait commencé dans les années 80 avec les généraux, qui ont utilisé la religion comme instrument de contrôle social de la population. Atatürk avait soumis la religion au pouvoir politique. Mais Erdogan en a fait un outil du contrôle politique. Le pouvoir turc a des administrations puissantes pour contrôler la religion, la Diyyanet dépendant du Premier Ministre, et le Ditib, son bras armé à l’étranger, qui envoie les imams dans les communautés turques, avec un message à la fois religieux et politique. La stratégie d’Erdogan s’explique par son prestige dans la Diaspora : il y réalise des scores imposants aux élections, qui garantissent son maintien au pouvoir.
A propos de l’Arabie Saoudite, le rapport de l’Institut Montaigne souligne que, du point de vue matériel et financier ses moyens écrasent ceux de toutes les autres «fabriques de l’islamisme». Il liste les rouages utilisés : la Ligue Islamique Mondiale, l’Université islamique de Médine, les organisations internationales de jeunesse, le Secours islamique, etc. Le chiffre de 85 milliards de dollars dépensés depuis 1960 est impossible à vérifier malgré les Wikileaks sachant que ce chiffre a été lancé par un ancien responsable de la CIA, mais sans preuve.
L’Arabie Saoudite a cependant une stratégie cohérente : «wahabiser» sa population, puis convertir les travailleurs immigrés musulmans du pays et enfin former, dans ses universités religieuses, un très grand nombre d’imams repartant ensuite dans leurs pays. Cependant  l’Europe n’est pas au centre de l’action prosélyte de l’Arabie. Il est pourtant mentionné que les courants salafistes – qui trouvent leur inspiration chez les prédicateurs saoudiens – se caractérisent par leur prosélytisme ce qui semble contradictoire. El Karoui relativise l’impact de l’Arabie Saoudite en Europe. La Ligue islamique mondiale a financé peu de mosquées chez nous, mais beaucoup au Maghreb. Ce travail saoudien a converti au salafisme toute une génération qui a immigré en France, en prêchant ensuite chez leurs familles et leurs proches. Le rapport donne également des chiffres impressionnants à propos des réseaux sociaux. Les Wahhabites sont les premiers influenceurs religieux mondiaux sur Twitter ; le discours islamiste est partagé chaque mois en France par des millions d’utilisateurs de Facebook ; 1,2 millions de comptes sont abonnés à des contenus islamistes.
Fouad Aaloui (deuxième à partir de la gauche), ancien président de l’UOIF, avec des dirigeants du CFCM 

J’ai trouvé, pour finir, que cette étude minimisait un peu l’influence des Frères Musulmans. Ils sont présentés comme moins radicaux que les Salafistes, mais il est admis aussi qu’ils sont les mieux structurés. Le rapport cite deux domaines où ils s’investissent beaucoup. Le CCIF qui sous prétexte d’islamophobie critique la laïcité et le militantisme pro-palestinien, qui inquiète la communauté juive. Ils gardent aussi des atouts : le «Conseil européen pour la Fatwa et la recherche»,  la formation des imams d’un point de vue théologique et la chaîne satellitaire Al-Jazeera, comme media.
Hakim El Karoui soutient que l’islamisme a dépassé le format des années 80, qui était une structure en calque des Frères Musulmans : «L’UOIF a perdu la main». Aujourd’hui, une nouvelle génération invente une idéologie islamiste, faisant la synthèse  avec un discours dé colonial, et disant : «l’Occident a échoué, nous avons un meilleur projet». Il faut donc suivre cela «avec des lunettes nouvelles».


1 commentaire:

  1. Loin de moi l'idée de traiter de "cervelle de colibri" ces éminents intellectuels qui traitent de "la fabrique de l'islamisme", mais tout de même, comment ne pas donner raison au général De Gaulle lorsqu'il posait finalement la seule question qui vaille : "Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ?"

    Alain Peyrefitte - "C'était de Gaulle" - cité par Éric Zemmour dans "Destinfrançais"

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