LES FRÈRES MUSULMANS D’EL-BANNA À EL-SADATE
Par Jean CORCOS
J'ai reçu pour deux émissions
successives, les 31 mai et 14 juin, un invité égyptien, Chérif Amir. Jeune docteur
en géopolitique de l'Université Paris VIII, il vient d'écrire un ouvrage
intitulé «Histoire secrète des Frères Musulmans», publié aux éditions
Ellipses, et préfacé par Alain Chouet ancien
directeur de la sécurité de la DGSE et Éric Denécé directeur du centre français
pour le renseignement. Bien entendu, il parle l'arabe, et ce qu'il a
écrit résulte de la compilation approfondie de publications originales de cette
confrérie politico-religieuse, et de ses propres enquêtes de chercheur
universitaire.
Le sujet étant trop vaste pour être
abordé en une seule émission, notre entretien s’est déroulé en deux parties ;
la première sur l'histoire des Frères Musulmans depuis son fondateur Hassan el
Banna jusqu'à Anouar El Sadate, et la seconde de Hosni Moubarak jusqu'à
l'Egypte d'aujourd'hui, dirigée par le Maréchal El Sissi. Nous abordons donc la
première partie.
Hassan El-Banna |
Le premier chapitre du livre évoque Hassan
El Banna et la naissance en 1928 du mouvement al Ikhwan al-Mouslimim. On redécouvre des choses que l'on savait
déjà sur son idéologie - le Coran en tant qu'à la fois Livre Saint et
Constitution, l'objectif stratégique d'un Califat mondial, l'intégrisme inspiré
par le Wahhabisme de l'Arabie Saoudite, la Charia comme seule règle pour régir
la société, l'antisémitisme, le mépris des femmes, etc. Chérif Amir a complété
ce tableau à mon micro par la stratégie définie par El Banna pour réaliser le
Califat par étapes : pour reconstituer une «société musulmane», il faut
d'abord que toutes les familles soient dans le berceau de l'islam ; ces
familles constitueront, de proche en proche, une société islamique, qui
réclamera la charia pour l'État, et cet État aura ensuite comme objectif
l'établissement d'un Califat mondial.
Sayed Qubt |
Chérif Amir a ensuite parlé du deuxième
père fondateur des Frères Musulmans, Sayed Qutb. Par sa production littéraire -
24 livres, et une exégèse coranique en 30 volumes - il a clairement inspiré le djihadisme
contemporain. L'auteur développe sa pensée à partir de trois notions, dont les
noms en arabe sont : al-Jahili'ya ; al Hakemiah ; et Djihad. De quoi s'agit-il?
La Jahilia
correspondant, dans la tradition coranique, à l'époque préislamique, dépeinte
comme une période d'anarchie, sans aucune valeur spirituelle : pour Qutb et ses
disciples, l'époque actuelle est tout à fait analogue, l'ensemble du monde hors
application de la loi musulmane - qu'il s'agisse de l'Occident ou des pays
communistes - ne respecte pas les valeurs humaines, et les gens «y vivent
comme des animaux».
La Hakemia
correspond au gouvernement de Dieu sur Terre ; c'est donc l'antithèse
positive de la Djajhilia : il s'agit
de la «solution». Mais l'unique moyen pour y parvenir, c'est le djihad ou guerre sainte, à déclarer à la
fois contre les non musulmans et contre les musulmans qui n'appliquent pas la charia.
N'y a-t-il pas une contradiction alors avec la «stratégie par étapes»
prônée par Hassan El-Banna ? Pour mon invité, les Frères Musulmans n'ont jamais
renoncé à l'une ou l'autre des tactiques, il y a eu toujours un plan A
et un plan B.
Le livre décrit en fait une sorte de dialectique
permanente chez les Frères musulmans entre manœuvres politiques et tentation
terroriste, et cela apparaît dès les années 40 : existence à l'intérieur de la
confrérie d'un organisme secret, Al Tenzim
al seri, responsable de l'assassinat d'un premier ministre en 1945, d'un
second en 1948, d'un ministre, d'un juge. La police égyptienne a probablement en
représailles exécuté Hassan el-Banna en 1949.
Nasser |
Et pourtant, les Frères musulmans
désapprouvent officiellement ces assassinats ; et pourtant et malgré leurs
sympathie pour les nazis pendant la Guerre, ils ont des contacts avec les
Anglais qui occupent encore partiellement le pays : comment l'expliquer ? En
fait, pour mon invité, les Ikhwan étaient encore trop faibles, et ils ont
essayé de négocier avec tout le monde. Ils se sont présentés comme des alliés
des Officiers libres qui ont fait un coup d'État militaire le 23 juillet
1952 ; Nasser et El-Sadate seront même, plus par tactique que par
idéologie, affiliés à la Confrérie. Mais très vite, ils seront persécutés par
Nasser, car son idéologie à la fois socialiste et panarabe était en opposition
frontale avec l'objectif du Califat.
L’ouvrage explique ensuite de façon très
claire comment, entre 1954 et 1970 (mort de Nasser), les Frères musulmans qui
sont tous égyptiens au départ vont devoir se replier ailleurs, et d'une
certaine façon ils ont très bien su gérer leur exil. À l'époque, l'Arabie
Saoudite, la Jordanie et les monarchies les ont protégés, s'estimant menacées
par le panarabisme laïc de Nasser. Les Occidentaux, qui avaient condamné son
alignement sur l'URSS, les ont aussi soutenus.
Sadate-Carter-Begin |
Dès son arrivée au pouvoir, Anouar
El Sadate change de cap. Il dit qu'il est «le président musulman d'un État
musulman» ; il encourage le retour des dirigeants islamistes en exil ;
ceux-là reviennent avec beaucoup d'argent, fort utile à un pays ruiné par les
guerres contre Israël. Un compromis s'établit alors, la Confrérie prenant de
plus en plus d'influence dans la société.
L’auteur révèle aussi un fait inédit, la
naissance des premiers groupes djihadistes commettant des attentats plus de
vingt ans avant Al-Qaïda, en Egypte sous Sadate dans les années 1970 : Hezb al Tahrir al Islami, qui tente un
coup de force dès 1974 ; Gamaat al Jihad
al islami, qui établit tout de suite une succursale chez les Palestiniens (c'est
le mouvement du Jihad islamique) ; enfin, Takfir
al Hijra. Comment expliquer l'aveuglement de Sadate, qui va emprisonner des
centaines de membres des Frères musulmans quand ils vont lui reprocher la paix
avec Israël, mais qui va ménager les djihadistes, alors que c'est une fatwa du
chef spirituel du djihad islamique, Omar Abdel Rahman, qui va justifier son
assassinat le 6 octobre 1981 ?
Pour Chérif Amir, tout part d'une profonde
erreur de calcul du président égyptien, qui imagine s'appuyer sur ses jeunes
islamistes, en contrepoids de la Confrérie. Il les appelait mes enfants, des enfants perdus qu'il
rêvait de récupérer pour son propre compte, s’inspirant de Nasser qui avait
attiré à lui une grande partie de sa jeunesse.
Cherif Amir avance dans son livre
qu'Anouar El Sadate, héros de la paix avec Israël, se voyait en nouveau Calife ;
cela semble étonnant car le simple fait de se rapprocher des Juifs rendait de
toute façon impossible une telle démarche. Il ne nie pas que la paix avec
Israël ait été quelque chose de positif, mais pour lui, cette paix le mettait
aussi à l'abri des critiques de l'Occident. Mais une fois l'Egypte protégée, il
aurait bien eu ce projet d'être nommé Calife, projet effectivement présenté en
mai 1981 au Comité législatif de l'Assemblée du peuple égyptien.
Khomeiny |
Un très dense chapitre du livre est
intitulé «Frères musulmans et Ayatollahs». Son panorama historique
aurait été en effet bien incomplet sans évoquer la seule révolution islamique
qui ait réussi, et celle-là pas en Egypte, pas dans un pays arabe mais en Iran,
et qui a mis au pouvoir le clergé chiite sous la direction de Khomeiny et de
ses successeurs. Il y a eu certes des liens anciens avec les Ikhwan, le
mouvement Feddayin islam de l'imam Safaoui dans les années 50, mais
clairement c'était une révolution purement perse, et qui ne devait rien aux
Frères musulmans. La confrérie a soutenu la révolution au début, puis elle a
fait profil bas, surtout avec la guerre Irak-Iran des années 80 où il ne
fallait pas fâcher l'Arabie Saoudite qui se sentait menacée.
Quels
sont les points de convergence et de divergence entre les idéologies islamistes
sunnite et chiite ? Pour Chérif Amir, la révolution iranienne est d'abord
nationaliste, la religion musulmane étant même citée en second dans la
constitution pour le poste de président. Les Chiites ont une expérience de
minoritaires, et ils utilisent souvent la dissimulation, la Takiya dans leurs modes opératoires.
Autre différence, l'importance d'un clergé très structuré qui n'existe pas dans
le monde sunnite. Cependant, l'objectif d'un djihad immédiat existe aussi chez
eux, justement parce qu'ils se sentent minoritaires. Au vu de ce qui se passe
en ce moment, avec cette guerre à outrance en Syrie, en Irak, au Yémen, mon
invité pense que les rapports entre les deux branches de l'islam vont rester
tendus. Il y a aussi un désir de revanche - surtout vis à vis des Wahhabites. Même
si les Frères Musulmans n'ont pas eu de conflit avec l'Iran dans le passé, les
conflits présents empêchent la fusion des deux djihads concurrents.
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1 commentaire:
Grosse erreur d avoir privilégié les barbus au lieu des laïcs. Combien de pays ont fait cette erreur !!!
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