LE CHOIX DES SAISONS POUR LA TURQUIE
Par Jacques BENILLOUCHE
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Tous les commentateurs internationaux sont unanimes dans leur volonté de rassurer l’opinion en certifiant que les émeutes en Turquie ne relevaient pas d’un «printemps turc» ni «d’une révolution orange». Pourtant la saison et la couleur importent peu quand il s’agit de qualifier l'exaspération de la population.
L’étincelle
peut être déclenchée au moment où l’on s’attend le moins, même si Tayyip
Erdogan a fait un pas vers les émeutiers. On se souvient que le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali était intervenu trois fois à la
télévision, d’abord en menaçant les causeurs de troubles de terribles sanctions
et ensuite en adoptant un ton plus calme pour promettre du changement. Malgré
cela, il a perdu le pouvoir.
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Boom économique
La Turquie est effectivement une république parlementaire et le parti AKP
est parvenu au pouvoir, puis a été réélu deux fois, à la suite de scrutins qui
n’ont pas été entachés de fraude. Cela n’était pas le cas pour les dictatures
arabes. En effet, la crise n’a pas touché sérieusement la Turquie puisque la
croissance a atteint 8,5% du Pib en 2011 après une progression de 8,9 % en
2010 mais avec cependant une inflation de 10%. D’ailleurs la crise en Europe a fait
revenir en Turquie des émigrés qui, grâce à la formation reçue à l’étranger,
trouvent plus facilement des emplois dans un pays en plein boom économique.
Manifestants à Istanbul |
Les manifestants ne réclamaient donc pas des emplois ni une amélioration de
leur sort économique ; leur motivation était ailleurs. Ils veulent manifester contre l'islamisation à outrance de leur pays. Le projet de
construction d’un centre commercial sur la place Taksim était pour eux un alibi
pour exprimer leur mauvaise humeur à l’égard d’un gouvernement idéologue. Les
turcs des villes et ceux des champs coexistent certes. Mais les uns, très
évolués et plus modernes, lorgnent vers l’Europe alors que ceux qui ont donné
une majorité à Erdogan habitent les endroits les plus retirés du pays et sont
plus sensibles aux thèses islamistes.
Jeunesse turque |
Bien sûr, Erdogan n’a pas succombé à la tentation théocratique en cours en
Iran mais il a progressivement rogné la laïcité imposée par Kamal Atatürk. Il
avait bien manœuvré en neutralisant l’armée, en favorisant les classes
défavorisées tout en séduisant le patronat avec son libéralisme économique. Mais
en fait se profilait derrière le pseudo-dialogue entre laïcs et religieux la
volonté du premier ministre de revenir progressivement sur la notion de
séparation de la Mosquée et de l’État, en donnant à la religion une place de
plus en plus prépondérante. En autorisant le port du voile partout, en
interdisant l’avortement et en limitant la vente de boissons alcoolisées, il a suscité une levée de
boucliers d’une jeunesse largement sécularisée.
Autoritarisme islamique
Les émeutiers, responsables de violences dans plusieurs villes de Turquie,
ont contesté l’autoritarisme d’un gouvernement islamiste, ont fustigé le
pseudo-puritanisme des dirigeants et ont lancé un avertissement sans frais au
gouvernement. En incendiant les bureaux du parti AKP à Ankara, à Istanbul et
Izmir, ils ont ciblé les tenants du pouvoir. Les barricades érigées et les
pavés lancés contre la police s’apparentent à une révolte ou à une mini
révolution à laquelle on peut donner le nom de la saison qui convient. Mais
Erdogan est visé personnellement : «Personne ne veut de toi Tayyip» parce
qu’il islamise à petits pas la société turque. La contestation s’est étendue à
Izmir dans l’ouest, à Adana au sud et à Gaziantep au sud-est.
L’inquiétude semble s’emparer de certains hauts dirigeants qui craignent
pour la survie de leur régime bien que le risque ne soit pas immédiat. Le chef de l'État Abdullah Gül a jugé «inquiétant» le niveau de la
confrontation. Et le vice-premier ministre Bülent Arinç a prôné le dialogue «plutôt
que de tirer du gaz sur des gens». Mais le premier ministre, droit dans ses
bottes, a maintenu son projet d’aménagement de la Place Taksim en incluant la
construction d’une nouvelle mosquée. Il n’a pas l’air de prendre au sérieux la
situation puisqu’il a maintenu son voyage au Maroc, puis en Algérie, puis en
Tunisie avec un retour prévu jeudi 6 juin.
Il pense avoir
la situation en mains car l’armée reste silencieuse et maintient sa neutralité
pour intervenir éventuellement en arbitre de la situation. La Turquie entre
dans un été chaud et espère qu’aucune contamination avec le climat européen
hivernal ne viendra déjouer l’ordre des saisons.
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