LE JOUET D’ALEXANDRE
Par Nabil NASR
Une
recension de Jacques BENILLOUCHE
La lecture d’une biographie d’une personne peu connue du grand public est parfois fastidieuse car l’auteur est souvent le seul à considérer sa vie comme digne d’intérêt et donc d’être racontée. Le Jouet d’Alexandre fait exception car Nabil Nasr, tout en racontant son histoire personnelle, nous invite à découvrir un pays lointain controversé. Il a fait preuve d’une réelle capacité d’historien en nous décrivant d’abord l’âge d’or du Liban, la petite suisse du Proche-Orient, puis en tant que témoin privilégié, la Libanisation d’un pays poussé au chaos et à sa lente désagrégation. Il raconte les différentes guerres internes, le conflit avec le voisin Israël dont la communauté de destin s’est transformée en véritable cauchemar, les méthodes bancaires dans ce pays gangréné par les émirs et les potentats arabes, et enfin l’intégration réussie en France, un modèle pour ceux qui refusent d’investir sur un avenir Français.
Nabil dans les temps heureux à Beyrouth |
J’avais connu Nabil dans notre club de bridge. Il
figurait parmi les grands joueurs ayant le sens des cartes, la logique du jeu
et la mémoire, qualités indispensables au bridge. Il était très aimable sans une grosse tête de champion. Ce n’est pas un jeu d’argent. Les bridgeurs
jouent uniquement pour amasser des points qui permettent d’accéder à un
classement honorifique faisant la fierté de chacun des membres, avec pour
objectif d’être première série, le graal pour les bridgeurs. Mais à
l’époque j’ignorais les péripéties dramatiques qu’il avait vécues tant il
restait discret sur lui et son passé. Mais on reconnaissait d’emblée les stigmates du
Libanais moyen à savoir sa facilité à beaucoup parler et bien, à sa force de
résilience, à exceller dans ce qu’il entreprend et surtout à son look très
recherché.
Nous nous étions rapprochés car lui l’immigré franco-libanais
chrétien et moi le franco-israélien juif d’origine tunisienne avions des
racines orientales communes. Liés à deux pays en guerre depuis 1948, tout
pouvait nous séparer mais l’appartenance minoritaire à l’Orient forgeait notre
rapprochement, puis notre amitié. J’ignorais tout de son passé douloureux
jusqu’à la lecture de son témoignage qui fait froid dans le dos. Nos
discussions étaient alors uniquement meublées par les complexes donnes de
bridge ou par la situation conflictuelle entre le Liban et Israël dont il
regrettait l’absence de dialogue commun. Il formulait «l’espoir que nos deux
peuples dotés de tant de similitudes trouvent enfin le chemin de la paix». Nous
n’étions pas certains de voir cette paix de notre vivant.
Nabil avait gardé le
secret de sa vie passée jusqu’à ce 5 mars 2021, date de la publication en plein coronavirus de son
autobiographie dramatique. L’auteur profite de son récit pour décrire la vie
des Libanais et du Liban souffrant déjà à l’époque de «déficiences majeures
de l’État toujours paradoxalement un grand atout pour ce peuple libanais
émergent». Les traditions culinaires, les sorties familiales, rythmaient la
vie douce à Beyrouth dans les années 50 avant que la déflagration ne fasse
exploser le pays. Le livre est aussi l’occasion d’une longue réflexion sur la
religion dans un pays multiculturel où les sectes s’entremêlent. Elle y est présente puisque
l’éducation était dispensée par des missionnaires fiers que les «grosses
pointures littéraires sortaient du moule jésuite» et que tous les Libanais
étaient trilingues. La cohabitation entre Juifs, Musulmans et Chrétiens
était totalement pacifique au sein de l’école jusqu’à l’arrivée du Hezbollah.
Nabil et sa femme |
Après des études bien
réussies, Nabil allait se projeter dans la vie professionnelle en tant
qu’analyste bancaire avec une grande expertise tout en étant témoin de toutes les
guerres du Liban, avec les Palestiniens d’Arafat et les Israéliens de Sharon. La
Syrie jouait alors un rôle ambigu. Son opinion est négative à l’égard de son
pays «pacifique mais faible». Il nous fait vivre de l’intérieur la
marche lente vers le chaos «entre les cessez-le feu, et les guérillas
rythmées par les lance-roquettes, les kalachnikov et M16». Il réussit une
description fidèle d’une ambiance pourrie par la guerre et par l’égoïsme des
amis arabes, les Saoudiens, les Émiratis et les Qataris qui avaient transféré
leurs fonds vers d’autres cieux sans s’inquiéter des conséquences sur l’avenir
financier du Liban. Son diagnostic est glaçant.
Nabil faisait partie du saint des saints des
milieux bancaires libanais. Il n’est pas tendre avec ces pseudos amis arabes qui passaient leur
vacances dans le pays avant de le déserter totalement au moindre coup de fusil
et avec «les mâles qui profitaient de tout ce qui leur était interdit dans
leur pays, notamment les cabarets et le whisky». Il est par ailleurs sans
pitié pour les islamo-progressistes, devenus un État dans l’État, qui ont
gangréné le Liban : «le ver politique d’abord, religieux ensuite, avait
investi les démocraties».
Le récit est vivant et
nous permet de faire du tourisme au fil de ses déplacements.
Ainsi Nabil nous gratifie par exemple d’une virée en Bourgogne, la route des
vins, en tant qu’amateur de la bonne chère et du bon vin. Il aime le beau et le
bon, une façon de sublimer la vie et il nous amène à vibrer avec lui, à «aimer
la jouissance sans délai». Un homme qui aime autant la vie ne peut pas être
mauvais.
Pour échapper au brouhaha des armes, Nabil accepte un poste de direction dans une banque libanaise à Paris. Après cette
description d’une partie de sa vie idyllique d’antan, il aborde alors l’épisode
le plus dramatique auquel on ne s’attendait pas, la prison, celle pour cols
blancs. La description de l’univers carcéral, avec ses règles, ses défauts et
sa rigueur est un morceau d’anthologie car on s’imagine toujours la prison uniquement
pour les tueurs, les violeurs et les braqueurs. Le Libanais Nabil, bien que
chrétien, était assimilé aux musulmans à mauvaise réputation au point d’être astreint
à cohabiter avec la pègre en raison d’une «justice expéditive, immature,
fautive, criminelle parfois». Pour lui, l’humiliation de la part de
l’administration carcérale devenait quotidienne à l’instar de la visite anale
systématique pour y vérifier l’absence de toute sorte d'éléments de
communication.
Sans entrer dans les détails qui ne nous concernent
pas car c’est le rôle de la justice, l’affaire était simple à comprendre. Nabil
était salarié d’une banque libanaise : «j’étais un directeur au
même titre que quatre autres personnes, avec un directeur général et un PDG
auxquels je référais à travers un lien de subordination. J’étais doté du plus
gros portefeuille de clients, en ma qualité de directeur des
engagements». La banque a fait de mauvaises affaires en distribuant des
crédits faramineux à des gens insolvables, en particulier à un Juif libanais du
sentier, ce qui a entrainé sa faillite et pénalisé les déposants lestés de
leurs fonds déposés à un taux exceptionnel qui aurait dû attirer le doute.
Nabil a été accusé d’être le responsable de cette mauvaise gestion et d’un
détournement à son profit qui n’a jamais été prouvé et qui a été ensuite retiré
des accusations. La banque avait subi un préjudice de 92 millions de francs (15
millions d’euros) du fait des agissements de son client juif véreux.
Poursuivi par un juge d’instruction tenace, voire partial, il s’est trouvé 158 jours en préventive à la prison de la Santé, aux côtés de délinquants, alors qu’il aurait pu bénéficier d’une mise en liberté sous caution car il disposait de toutes les garanties. La prison n’était pas indispensable pour ceux qui n'ont pas du sang sur les mains. Mais le juge était persuadé que Nabil cachait des informations concernant le dépôt de bilan de la banque et il n’avait trouvé que la prison pour le faire craquer, en vain. Pour le casser, on lui avait refusé d’être incarcéré dans la section des cols-blancs où certains avantages matériels étaient offerts aux inculpés et surtout une bonne fréquentation humaine. Il a été placé parmi la pègre dangereuse avec qui pourtant, en communauté de destin, il a lié des relations cordiales.
Mais il a résisté, aidant matériellement ses codétenus à mieux
supporter l’enfermement en leur offrant de quoi cantiner. Il le doit au soutien sans faille de sa femme Christiane qui le l'a jamais abandonné. Au terme d’une procédure exceptionnellement longue,
dix ans, il a été condamné à deux ans de prison dont un an avec sursis, uniquement pour négligence et non pas enrichissement personnel, au-delà
«des demandes du réquisitoire».
Normalement les six mois de préventive auraient dû couvrir la peine ferme mais
c’était sans compter sur l’acharnement judiciaire à son encontre puisqu’il a été à nouveau incarcéré pour les six mois complémentaires, sans aucune faveur pour bonne conduite. Quand on pense que le ministre Jérôme Cahuzac, condamné à deux ans fermes n'est jamais entré en prison, on mesure l'anomalie de la justice française. Malgré cela, il a tenu bon jusqu’au bout. Les péripéties judiciaires, avec les rebondissements, ont été contés dans le détail. Il en ressort
simplement une volonté d’anéantir le suspect, un Libanais qui hante les terres françaises. Nabil a été le lampiste qui a payé pour sa hiérarchie qui n'a pas été inquiétée alors qu'elle était co-responsable des décisions de la banque.
Nabil a collectionné les prix littéraires et philosophiques au lycée. Il
est donc normal que son écriture soit de qualité, recherchée, donnant au
lecteur le plaisir de partager un texte écrit en bon français, paradoxalement châtié pour un «immigré». Il s'est attaché aussi bien au fond qu'à la forme ce qui rend le livre plaisant et facile à lire alors que le sujet est lourd. En fait les Jésuites sont passés par là, comme en
Tunisie où le français était une matière choyée car elle symbolisait la France. L’auteur
a cherché à communiquer sa passion des mots par des phrases calibrées et des
verbes précis. Contrairement à d’autres auteurs, l’ouvrage pourrait être classifié
d’autobiographie littéraire teintée de suspense judiciaire. Un texte et une histoire qui sortent de l'ordinaire.
Il est sorti détruit par six mois de prison non indispensables à l'éclatement de la vérité, dans un environnement détestable et il souhaite à ses amis «de ne pas passer par la machine broyeuse de la justice française». Un témoignage poignant insufflera cependant au lecteur une forte dose d'optimisme car il a résisté grâce à sa famille, à la réussite universitaire de ses enfants et à la conversion professionnelle dans le bridge auprès d'un monde de qualité après un passage par la finance internationale.
Éditions
DACRES
33 rue
Galilée, 75116 PARIS
www.dacres.fr
19€
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire