LA TURQUIE APRÈS LES
ÉLECTIONS
Michel ALFANDARI
au micro de
Jean CORCOS Judaïques FM
Mon émission de rentrée, le 13
septembre, a eu pour thème la Turquie. Pour en parler, j'ai reçu à nouveau sur
nos ondes Michel Alfandari. Pour rappel, il est né dans une famille séfarade
d'Istanbul. Il a ensuite vécu à New-York, puis en France où il est cadre dans
une grande entreprise internationale, mais il fait aussi du journalisme
bénévole en s'intéressant essentiellement à son pays d'origine. Il a écrit une
excellente synthèse [1] au lendemain des
élections législatives du 7 juin, qui ont vu pour la première fois une défaite
de l'AKP.
Michel Alfandari a rappelé les attentes
d'Erdogan avant ces élections, et les résultats : le parti AKP souhaitait
obtenir 330 sièges, pour pouvoir modifier la constitution au profit d'un
système présidentiel renforcé. Non seulement ils ne les ont pas obtenus, mais
avec 258 sièges, ils ont perdu leur capacité à gouverner seuls, comme c'était
le cas depuis 2002. On a vu aussi la montée du parti kurde HDP qui a franchi la
barre des 10%, en s'affichant comme un parti de gauche pluraliste et en
obtenant 80 sièges. Le parti CHP de centre-gauche a obtenu 132 sièges avec 25%
des voix et le parti de droite nationaliste MHP est arrivé en troisième position,
avec 16% des voix.
Comment expliquer cette défaite ? Est-ce
en raison du ralentissement de l'économie turque, qui connait par ailleurs une
forte inflation ? Est-ce pour des raisons politiques, avec le rejet de
l'autoritarisme du président Recep Tayyip Erdogan ? Pour mon invité, il y a
trois raisons, les deux mentionnées, mais aussi le report des voix kurdes, qui
par le passé votaient pour l'AKP alors que là, leur vote pour le HDP a d'une
part, permis qu'il soit représenté au Parlement, et d'autre part, évité un
succès du parti islamiste ; en effet, en raison du système électoral, si leur
score avait été inférieur à 10% leurs voix auraient alors été portées au crédit
du parti dominant.
Dans son article, Michel Alfandari
essayait d'imaginer toutes les coalitions possibles en fonction des forces en
présence au Parlement, et il concluait en disant que toutes étaient
impossibles. Les événements lui ont ensuite donné raison, puisque le premier
Ministre sortant, Ahmet Davotoglou a démissionné, après avoir échoué à former
une coalition, mais il est toujours aux affaires. Et enfin, le président
Erdogan a annoncé de nouvelles élections pour le 1er novembre. Pourra-t-il
retourner l'opinion en sa faveur ? D'après mon invité, et au vu des sondages à
sa connaissance, il est probable que l'on retrouve la même configuration en sortie
des urnes. Cependant, le pouvoir a manœuvré en utilisant la peur face à la
montée en puissance des Kurdes : d'abord, en jetant l'opprobre sur le parti HDP,
alors même que la guerre ouverte contre les séparatistes était relancée au
début de l'été ; ensuite, en espérant que les électeurs les plus nationalistes
- donc plus à droite que l'AKP - se rallient à lui justement en raison de ce contexte
de crise.
Nous avons ensuite évoqué l'insécurité
grandissante en Turquie. Il y a eu ces dernières semaines des attentats
djihadistes au sud du pays. Les 9 août et 19 août des attaques armées ont été menées
par une organisation terroriste, cette fois d'extrême-gauche : est-ce que,
après la crise économique et la crise politique, on n'a pas en plus une crise
sécuritaire qui commence ? Michel Alfandari a rappelé que le premier attentat
avait eu lieu contre le HDP en fait avant les élections, le 4 juin. Un attentat
suicide de l'État Islamique devait ensuite faire 33 morts dans la population
kurde près de la frontière syrienne, il a été suivi de l'assassinat par le PKK
de trois policiers turcs accusés de complicité avec les djihadistes : c'est cet
engrenage qui a déclenché la reprise de la guerre contre les séparatistes du
PKK, et il y a bien une crise sécuritaire avec des centaines de tués depuis le
mois de juillet.
La Turquie qui se tenait prudemment à
l'écart de la guerre en Syrie a lancé le 24 juillet une guerre «contre le
terrorisme», en attaquant simultanément les forces kurdes du PKK - avec qui
il y avait une trêve depuis 2013 - et l'État islamique, envers qui il avait eu
une neutralité qualifiée de complice par beaucoup. Officiellement, pourquoi cet
engagement ? Michel Alfandari a rappelé l'ancienne demande américaine
d'utilisation de la base aérienne d'Incirlik, qui dépend de l'OTAN, pour faire
des frappes contre l'État Islamique. La Turquie était réticente, car elle
demandait trois choses en échange : la garantie du renversement d'Assad, la
création d'une zone tampon de l'autre côté de la frontière, et l'entrée en
Syrie de forces proches des Turcs. Les Américains semblent avoir cédé seulement
sur le troisième point, mais les Kurdes compliquent l'équation. En effet, les
Kurdes syriens du PYD sont les alliés des Américains dans la guerre contre le
Daesh ; en même temps, ils sont très proches des Kurdes du PKK en Turquie,
organisation toujours considérée comme terroriste par les États-Unis et en guerre ouverte avec l'armée
turque.
Base d'Incirlink |
On peut aussi se demander s'il n'y avait
pas un agenda caché pour ces opérations militaires. Quelques rappels :
l'Agence officielle Anatolie annonçait que 771 combattants kurdes
avaient été tués en un mois. En revanche, aucun bilan n'était donné sur les
bombardements aériens menés en Syrie contre les positions de l'État Islamique,
contre lequel il n'y aurait eu que quelques raids. Est-ce que cette soi-disant
entrée en guerre aux côtés de la coalition n'était pas un prétexte pour
s'attaquer aux Kurdes ? Mon invité a cité des observateurs turcs et étrangers
qui pensent tous que le vrai souci d'Erdogan est le PKK, même si la menace de
l'État Islamique est prise un peu plus au sérieux. Mais les inquiétudes turques
sont, d'un point de vue géopolitique, toujours dominées par le risque de
séparatisme kurde ; ainsi, les combattants kurdes en Syrie ont
dernièrement pris le contrôle de la moitié de la frontière, ce qui augmente la
crainte de «contagion» à l'intérieur de la Turquie.
Michel Alfandari rappelle dans son
article que la politique régionale de l'AKP avait comme credo «Zéro
problèmes avec tous les voisins du Sud». Si on considère les éléments
suivants : les ponts sont rompus avec la Syrie de Assad ; le pays a tellement
laissé passer de djihadistes par la frontière qu'il a presque perdu la
confiance des Occidentaux ; les ponts sont rompus aussi avec l'Égypte du maréchal
Sissi, après la chute des Frères Musulmans ; enfin, malgré un rapprochement
avec la République Islamique d'Iran, la Turquie apparaît comme une des seules
puissances sunnites crédibles, donc en opposition potentielle, quelle influence
peut avoir ce pays, qui n'a même plus d'ambassadeurs en Israël et en Egypte ? Mon
invité pense que la Turquie a beaucoup perdu de son prestige, et qu'on est
arrivé aux limites d'une politique sectaire basée sur la religion, en
particulier à propos du soutien désastreux des Frères Musulmans en Syrie. Le
pays doit revenir à une position normale au sein de la communauté
internationale, il doit avoir une ligne de neutralité, donc mener quatre
normalisations : avec l'Union Européenne, avec l'Arménie, avec les parties
prenantes sur le dossier chypriote, et enfin avec Israël.
À propos de ces dernières relations et
toujours dans son article, Michel Alfandari évoque les pistes possibles pour un
renouveau après la rupture politique de 2010, mais en concluant que les équipes
au pouvoir en ce moment, à Ankara comme à Jérusalem, sont trop nationalistes et
ne le souhaitent pas vraiment. Pourtant, on parle beaucoup d'une médiation
turque pour un accord de trêve de longue durée avec le Hamas. Pourtant, il y a
eu le 22 juin une réunion à Rome entre Dore Gold, directeur général du
ministère israélien des affaires étrangères, et son homologue turc : que
faut-il en penser ? On était restés sur
l'impression que, tant qu’Erdogan restait au pouvoir, rien ne pourrait bouger,
cependant Dore Gold a émis l'opinion que des évolutions seraient possibles.
Autre signe positif, le choix de l'ancien ambassadeur de Turquie en Israël
comme Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement provisoire. Enfin, et
cela a été rappelé, les relations commerciales ont continué à se développer
après la crise de la flottille.
[1]
http://frblogs.timesofisrael.com/elections-en-turquie-consequences-sur-les-relations-avec-israel-et-la-region/
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