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dimanche 8 mai 2022

Inversion par Claude MEILLET

 

INVERSION


Par Claude MEILLET

        


         
          Le paradis est pavé de mauvaises intentions. La jeune architecte en herbe, étudiante à l’Université de Tel Aviv, s’amusait visiblement de l’inversion de l’expression proverbiale classique. Mais pas seulement, se dit Jonathan, pas loin d’admirer la subtilité de cette introduction. Elle permettait à la jeune femme d’introduire son analyse à rebours d’une double composante. L’histoire et la religion. Les deux notions, universelles, éternelles, déterminantes, qui rythmaient, structuraient la vie de la société humaine.


Adossée à la rambarde de la grande terrasse qui surplombait la mer, elle faisait face aux trois couples qui sirotaient leur café, dans le calme du soir qui tombait. Intrigués et vaguement choqués, ils lui avaient demandé de déployer sa thèse : l’éternelle recherche du paradis sur terre avait de tout temps trouvé dans les deux moteurs amis de l’humanité, l’histoire, la religion, ses pires ennemis.


        L’histoire, pour commencer. La réalité première de la vie. Écoulement du temps. Succession d’instants présents qui passent. Constitutive des différentes formes que prend la société humaine, période par période, sur toute la surface de la terre. Donnant à chacune de ces formes, ses particularités, tissant le lien entre les individus qui la composent. Éclairant aussi ses transformations successives. Jusqu’au temps présent. L’aspiration à «l’an prochain à Jérusalem», appuyée sur une base historico-géographique, traverse les siècles pour se concrétiser à la sortie de la Shoah. Comme la maison Europe se construit pierre sur pierre, après que se constituent, par chaos successifs, les nations qu’elle habite. Histoire, qui impose à tous, la nécessité de connaître ses racines et de son récit.

Sauf que l’histoire n’existe pas. Dixit quelques grands noms : Valéry : «L’histoire est l’étude des faits morts. Elle fait rêver, enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs. Elle justifie ce que l’on veut». Saint-Augustin : «le passé c’est non pas le passé mais la présence du passé». Cocteau : «L’histoire est sage, assise avec l’ennui des sages/ Elle a sur ses genoux un livre repoussant / / Elle mouille son doigt et tourne des images / Poisseuses de taches de sang»..  L’histoire enferme dans un récit contradictoire réinventé, les protagonistes du conflit israélo-palestinien. L’histoire nourrit l’opposition d’un autre temps entre les tenants d’une Europe intégrée et ceux du détricotage de la construction européenne. De même, l’appel à l’histoire veut justifier l’effroyable destruction de l’Ukraine. L’histoire devient prétexte. Reconstruction de la vie morte, l’histoire vient percuter, perturber la vie réelle.

Paul Valery


La religion, ensuite. Elle aussi constituant majeur, incontournable, de la vie de la société. Qui apporte à chacun une possibilité de réponse, apaisante, aux mystères de toute nature qui environnent l’existence des hommes. Mystères de la vie, d’avant la vie, d’après la vie. Mystères de l’univers, grand et petit. Qui offre à chaque homme une option de spiritualité et de morale. Qui rejoint et explique le récit historique en lui appliquant sa vision, sa structuration. Constituant qui, cependant, engendre une variété de valeurs de discours, selon les lieux et les époques. Et qui, passant de la conduite de vie individuelle à l’ordonnance de la vie collective, génère des différences.

Ouvrant très rapidement à des oppositions. Devenant la cause constante, directe ou justification indirecte de conflits politiques, des drames, des guerres qui, au cours des siècles, sur tous les continents, ensanglantent la société humaine. Catholicisme conquérant qui accompagne de sa malédiction la destinée millénaire juive, qui contribue à l’effacement sur la terre de civilisations entières. Confrontation par les armes et le sang entre Protestants et Catholiques. Domination, effacement puis résurgence de l’islamisme, pour culminer dans le temps actuel avec un train de massacres, conquêtes, terrorisme généralisé. Enfin conduisant à la série des génocides et à l’ultime absolu de la Shoah. Voie riche, ouverte aux besoins de spiritualité des hommes, la religion se transforme, quand elle devient ordonnatrice de la vie publique, en instrument du malheur des hommes.

La durée de la démonstration avait dépassé celle de la dégustation du café. Jonathan interrompit le temps de la réflexion silencieuse qui s’ensuivit. Par cohérence, faisons appel à un ennemi supposé de notre santé mais ami de nos pupilles, nous avons mérité un digestif. Sans rancune, la future architecte, destructrice de notions établies, fut associée à cette réaction régénératrice. Acceptant de facto de débattre avec les convives de l’acceptation ou de l’inversion de son inversion de concepts.

 

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