Armement |
Jonathan se senti, lui, moins assuré. Car le sujet,
effectivement primordial, se situait sans doute au panthéon du questionnement
sociétal : «De quel droit, en mon nom, la société pouvait-elle
s’engager dans des actions que je réprouve personnellement ?» Et
question subsidiaire, pas moins engageante, «l’éthique individuelle reste-t-elle
légitime dans le cadre de la légalité collective ?». Pour se donner le
temps de la réflexion, Il demanda, mine de rien, à pouvoir s’appuyer sur des
exemples concrets.
Bigrement sérieux. Pour débuter, son neveu ne choisit rien de moins
que le choix budgétaire des États. Tension internationale accrue, effets
induits de la guerre russo-ukrainienne d’un autre temps, lutte de suprématie américano-chinoise,
et autres joyeusetés, font refleurir une vague généralisée de réarmement. Dans ce
trou noir de la militarisation, est aspirée une somme budgétaire abyssale. Détournée
de tous les autres secteurs les plus vitaux de l’activité humaine. La santé,
l’éducation, la recherche. Qui, dans tous les pays sont sous-budgétés, avec des
populations sous-payées. Sans compter les déficits d’investissement dans la
lutte climatique, l’écologie, contre les crises prévisibles de l’eau, de la
nourriture. Ton monde de fous privilégie l’industrie de mort, contre les énergies
de vie.
Autre exemple, plus précis pour devenir encore plus concret. Chaque
semaine, dans l’édition hebdomadaire d’un excellent journal d’information, un
journaliste, parmi à la fois les plus controversés et les plus reconnus,
documente strictement, factuellement, un cas affreux, apparemment indéfendable,
d’exaction commise par les forces israéliennes, dans les «territoires», sur
des membres de la population palestinienne. Toute demande de réaction auprès
des autorités responsables se fracasse contre une non-réponse parfaitement stéréotypée.
Pourquoi cette litanie diabolique peut-elle se perpétuer sans être
interrogée, d’une manière ou d’une autre ?
Dans son for intérieur, Jonathan ne put s’empêcher de jalouser ce
jeune garçon, encore assez sensible pour questionner la confrontation entre
morale personnelle et légalité étatique. Mais il fallait passer de l’admiration secrète
à une réponse pratique. Sans être certain de la solidité de son argumentation,
Jonathan s’engagea dans une démonstration réaliste. Par comparaison, tout
d’abord. La vie en entreprise conditionne la vie des individus autant au moins
que la vie publique. Dans l’entreprise un contrat définit la participation des
employés et définit l’autorité du responsable. Qu’on le veuille ou non, le lien
est de subordination. Il est garant d’efficacité et d’unité. Dans la vie
publique, le lien est de délégation. Et lui aussi est garant de l’ordonnance et
de l’activité de l’État. La règle de vie commune oblige chacun au respect de la
solidarité collective. L’éthique individuelle blessée est une sorte de victime
collatérale inévitable. C’est la règle de droit.
Ceci établi, il existe un deuxième temps. Hormis les régimes de
dictature, ce qui, en passant, n’est ni le cas de la France, ni de l’Europe, ni
des Etats-Unis, ni d’Israël, il existe des moyens d’expression pour chacun, de
ses convictions morales. Un philosophe français a fait florès avec un cri, «Indignez-vous».
Ce qu’il mettait derrière était plus que contestable, mais l’expression avait
toute sa valeur. Il existe une grande variété de formes possibles d’engagement individuel
qui permettent de passer de la position du spectateur frustré à l’acteur de
combat. Mais ce passage est exigeant. Défendre «qu’en mon nom» une
mauvaise action commune soit réalisée, demande une rupture personnelle. L’indignation
demande du courage, du temps, de la volonté, de l’imagination, de la réflexion,
de la lutte.
Romain Gary |
Ne pas se sentir représenté par le fou du monde est bon signe. Un
signe générationnel rassurant. Nous, les seniors vaguement avachis, attendons
ça de vous, glissa Jonathan, en position de conciliation. Mais rien n’est
simple. Il ne suffit pas d’exhiber un beau palindrome, une expression qui se
lit dans les deux sens, «en mon nom». N’est pas Romain Gary qui veut. «Je
crois à la liberté individuelle, à la tolérance, aux droits de l’homme», écrit-il
dans Les Racines du Ciel. Ces principes, à la souveraine simplicité, il
souhaite les avoir défendus contre «les déchaînements totalitaires, nationalistes,
racistes, mystiques et idéo-maniaques». Il tapa sur l’épaule de son neveu. Il
ne te reste plus qu’à apporter tes bonnes réponses à tes bonnes questions.
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