Dans son ouvrage «Considérations sur le malheur arabe» publié en
2004 qui connut un grand succès, le penseur et journaliste libanais Samir
Kassir explique que rien ne devrait empêcher les Arabes de sortir de la
situation dramatique dans laquelle ils se trouvaient. Qu’ils pourraient être de
nouveau les sujets de leur propre histoire, «sans communier dans le culte du
malheur et de la mort». Le 2 juin 2005, Samir Kassir périssait,
victime d’un attentat à la voiture piégée attribué à la Syrie, avant de terminer
son dernier ouvrage «Beyrouth, le printemps inachevé».
Printemps arabe 1.0
Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur de
fruits à Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, s’immolait par le feu et provoquait
une tempête politique qui allait rapidement s’étendre au reste du pays, puis à
l’ensemble du monde arabe dans ce que l’on a appelé «le printemps arabe». Les
causes profondes de ces bouleversements sont la modernisation des sociétés arabes
avec une urbanisation croissante, le surgissement de jeunes diplômés, l’émancipation
des femmes par l’éducation, la chute du taux de fécondité qui ont créé la nouvelle
réalité «d’une jeunesse éduquée, de citoyens urbanisés, de femmes
actives dans la sphère publique». Les jeunes de moins de 25 ans représentent
plus de la moitié de la population qui est le plus souvent privée de droits politiques
et d’opportunités économiques.
En
face se maintiennent les pouvoirs autoritaires, le despotisme, l’injustice,
la corruption dans des économies en
faillite. Les dictatures exercent un contrôle étroit sur le système politique
et social et détiennent les principaux leviers du pouvoir souvent en liaison
avec l’armée qui constitue la véritable ossature des régimes (Algérie, Soudan, Égypte).
Les inégalités croissantes, la pauvreté, le chômage, la dégradation des
conditions de vie, l’exaspération sociale et l’absence de perspectives ont constitué
un terrain propice aux explosions qui éclatèrent sans prévenir.
Des manifestants égyptiens brandissent les drapeaux de nations arabes sur la place Tahrir du Caire le 13 mai 2011 |
Les
premiers mois de ce printemps furent euphoriques et culminèrent avec six
soulèvements majeurs en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, à Bahreïn et en Syrie. Quatre dictateurs sont chassés en l’espace d’un an : Ben Ali,
Moubarak, Kadhafi et Saleh. Puis ces mouvements de masse se sont heurtés à la
violence des appareils de répression étatiques et ont subi de lourdes défaites.
En Libye, en Syrie ou au Yémen, la guerre civile a fait des centaines de
milliers de victimes et continue de faire des ravages. L’Egypte et Bahreïn ont
vu le retour d’un pouvoir fort tandis que la Tunisie se débat dans un partage
du pouvoir avec les islamistes.
Printemps arabe 2.0
Huit
ans après, une nouvelle vague de manifestations déferle au Soudan, en Algérie,
en Irak et au Liban. Le soulèvement soudanais enclenché en décembre 2018
est suivi en 2019 par le Hirak algérien et les soulèvements en Irak et au
Liban. Face aux pressions de la rue, les présidents soudanais Omar al-Bachir et
algérien Abdelaziz Bouteflika démissionnent en avril 2020. Mais la pandémie de
coronavirus porte un coup terrible à cette nouvelle vague populaire.
Des manifestants demandent la fin du régime d'Hosni Moubarak en Egypte, le 31 janvier 2011 |
Printemps arabe 3.0 ?
En France,
démocrates, islamistes et gauchistes souhaitent la poursuite d’un «processus
révolutionnaire de longue durée» et sont prêt à un nouveau run malgré les
couts humains considérables : 500.000 tués en Syrie, plus de 100.000 au Yémen
et en Libye.
Pour Oumma.com «Un
troisième printemps arabe» aura forcément lieu : «L’incapacité des
régimes arabes autoritaires à garantir le développement économique et la
mainmise des forces sécuritaires sur les pouvoirs en place laissent l’espoir
qu’un jour les «soulèvements populaires» se transforment en «forces de
changement» et prennent effectivement les commandes dans le monde arabe».
Confluences,
IReMMO, Orient XXI rêvent d’un «nouveau printemps des peuples» présenté comme
un archétype. Jean-Pierre Sereni dans Orient XXI évoque «L’éternelle
promesse du printemps arabe et l’esprit de la révolte toujours présent». Toujours
dans Orient XXI, pour Jacques Ould Aoudia «La recherche d’un nouveau
modèle de développement, plus inclusif, n’est pas une option. C’est une
nécessité».
Leyla Dakhli |
Autour
de Leyla Dakhli, dix chercheurs auteurs de «L’Esprit de la révolte :
archives et actualité des révolutions arabes» paru aux éditions du Seuil en
2020 proposent de présenter la «puissance politique des printemps arabes qui
n'ont pas épuisé leurs potentialités». Le sociologue et militant Saïd Bouamama prévoit «l’entrée dans une nouvelle séquence historique du
système impérialiste mondial et la reprise de l’initiative populaire qui l’accompagne» avec ses «dynamiques
de luttes de libération nationale» pour un «nouvel ordre économique
international…contre le néocolonialisme».
«La révolution des masses au
Soudan, accompagnée des masses en Algérie, vient confirmer que la seule option
politique possible, la révolution, ne peut être atteinte que par une action
opiniâtre et à long terme pour construire un mouvement de masse par en bas,
soit un défrichage et la construction progressive en préalable à l’irruption
décisive des masses devant ouvrir la brèche qui finira par abattre le mur des
classes dominantes au pouvoir. Cela s’applique à l’Égypte d’aujourd’hui et à
beaucoup de pays de la région. La lutte contre le pouvoir répressif ne peut
être remise à plus tard, même si l’espace de ce combat est très réduit. Si nous
voulons la victoire future d’une lutte de masses, il faut s’y préparer dès
maintenant».
Le géo politologue Didier Billon, directeur adjoint de l’IRIS est
conscient du coût humain de cette démarche mais pour lui le jeu en vaut la
chandelle : «En dépit des difficultés et des échecs parfois terribles
(Syrie, Libye, Yémen…), … il n’y a pas de raison d’être par trop pessimiste.
Des mécanismes de maturation sont à l’œuvre dans les profondeurs des sociétés
de la région».
Didier Billon |
Faut-il partager cet optimisme ? car les
sociétés arabes ont été terriblement marquées. Les dirigeants ont montré qu’ils
étaient disposés à détruire leur pays, massacrer leurs populations ou les
refouler afin de préserver leur pouvoir et leurs privilèges. En cas
d’impossibilité, «L’État profond» est prêt à sacrifier son sommet pour
préserver ses fondations jusqu’à ce qu’un nouveau sommet apparaisse. Selon La formule
de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa, illustrée dans son roman Le
Guépard (1958), «Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout
change».
La lutte contre la corruption n’est pas
chose aisée. Nous le voyons aujourd’hui en Algérie et au Liban et même dans les
sociétés occidentales les plus avancées. Les analyses antioccidentales ne
tiennent pas la route, car toutes les puissances, y compris la Russie, la Chine
et la Turquie interviennent sur le terrain de la même façon. Appliquer
un programme anticapitaliste et révolutionnaire dans des sociétés durement
éprouvées est utopique. Le monde arabe est déjà très en retard, et
un nouvel échec serait fatal.
Les
printemps arabes avaient pour objectif de rendre leur dignité, leur Karama aux citoyens
de ces pays. La dignité de la personne humaine est le principe selon lequel une
personne doit être traitée comme une entité intrinsèque. Mais de quelle Karama
parle-t-on dans le chaos libyen ou dans l’horreur en Syrie et au Yemen ? De
quelle Karama parle-t-on lorsque des millions de personnes sont transformées en
réfugiés, lorsque des millions de personnes ne mangent pas à leur faim et ne
peuvent se faire soigner ? De quelle Karama parle-t-on lorsque des millions de
jeunes ne pensent plus qu’à émigrer ? Selon Arab Youth Survey 2020,
l’émigration est envisagée par 42% des 18-24 ans. En plus du manque
d’opportunités professionnelles, nombre d’entre eux se sentent en rupture avec
leurs sociétés.
Nos apprentis-sorciers risquent de plonger les peuples arabes - ou
ce qu’il en reste - dans un malheur sans fin.
Juste mais - question concernqnt la carte. S'il s'agit du monde arabe, pourquoi l'Iran y figure-t-il et s'il s'agit du Moyen Orient, pourquoi Israël n'y figure pas?
RépondreSupprimer@ Michèle Mazel
RépondreSupprimerL’auteur de l'article n’est pas responsable des illustrations qui incombent à la rédaction.
Cette carte mentionne les pays qui ont connu soit le printemps arabe, soit une contestation du régime comme il est mentionné en complément de l'image à gauche.
A notre connaissance, Israël n’a pas connu de printemps arabe ni de contestation violente du régime. Cependant, la carte mentionne le contour d’Israël mais pas son nom.
Je n'ai rien vu de bénéfique de ce soi-disant printemps arabe en Tunisie. La corruption y est toujours de mainmise, liberté d'expression toujours aussi fragile, une économie affaiblie, l'Education mise à mal, une jeunesse démotivée, une recrudescence des islamistes, une plus grande stigmatisation des juifs, .... Bref rien de bon ! Pour moi la Tunisie a fait un bond en arrière
RépondreSupprimerIsraël et le sort des minorités juives et chrétiennes du monde arabe ne figurent pas dans cet article. Ces sujets font sans doute partie de la solution au problème posé comme le montrent déjà les Accords d'Abraham et le renouveau des relations entre le Maroc les Juifs et Israël.
RépondreSupprimerLa Tunisie ferait bien de suivre l'exemple marocain au moins pour ce qui concerne sa communauté juive.
RépondreSupprimerQue pèsent les malheurs des Printemps arabes - sitôt apparus, sitôt brisés par l'argent du pétrole - dans les malheurs du Moyen-Orient depuis qu'il y a quarante ans, le régime pro-occidental du Shah d'Iran a dû laisser la place à la révolution islamique ?