Elections 2020 |
L’attitude de Donald Trump plus d’une semaine après l’élection du 3 novembre suscite une angoisse légitime. On pensait l’affaire pliée avec les résultats pour l’État de Philadelphie et après ceux de l’Arizona : l’ensemble des médias du pays déclaraient alors Joe Biden victorieux, avec 290 grands électeurs, la barre étant à 270. Manquaient encore les résultats pour la Caroline du Nord, la Géorgie et l’Alaska mais même si les trois étaient acquis au président sortant, cela ne modifierait pas le verdict du scrutin. Pourquoi donc ce tumulte et ces doutes ?
Avocat Guliani |
Le
camp républicain, s’appuyant sur une armée d’avocats, a prétendu à des
irrégularités et il est tout à fait légitime de recompter alors les votes en
les vérifiant, comme dans toutes les démocraties lorsque la victoire est
particulièrement étriquée. Point à rappeler aussi : même si l’écart entre
les candidats était faible dans certains États, 5 millions de voix les
séparaient pour le total des suffrages populaires. Mais la campagne lancée par
Donald Trump est du jamais vu : il ne se contente pas de demander de
vérifier des bulletins de vote ; il remet en cause la procédure
américaine, tout à fait légale, du vote par correspondance.
Des supporters du réseau conspirationniste QAnon |
Sont
diffusées largement des affirmations du genre «Des morts ou des
migrants ont pu voter» ou «On a vu apparaitre brusquement des
centaines de milliers de votes Biden», théories relayées jusqu’en France
par des polémistes ultra comme Guy Millière (1). Aux Etats-Unis, ce genre de
pseudo-arguments sont largement relayés sur les réseaux sociaux, qui partagent à
l’occasion les contenus de sites de l’alt Right comme le tristement
célèbre QAnon, avec entre autres : la théorie du complot de «l’État
profond» contre Trump qui aurait été légitimement élu ; le soi-disant complot
pédophile, un délire qui est un des marqueurs des discours d’extrême-droite
(2) ; la crainte d’un nouvel ordre mondial, aux ordres des lucifériens ;
la peur des mondialistes œuvrant à faire envahir l’Amérique, «pays blanc»,
par des migrants.
Cette
propagande peut ainsi pousser à la violence les esprits les plus faibles, et
servir de déclencheur à une vraie guerre civile. Cela risque-t-il
d’arriver ? Au-delà des batailles d’avocats, plusieurs éléments incitent
plutôt à l’optimisme. Aux Etats-Unis comme dans tous les pays démocratiques,
des scrutateurs représentants de tous les partis en lice sont normalement
présents au moment de l’élection. Or ce ne sont pas des délégués républicains
qui ont fait remonter des irrégularités, mais Donald Trump qui en parlé, son
réseau de soutiens militants venant le relayer.
Le parti républicain, sur lequel il avait réalisé une sorte de hold-up par la primaire de 2016 puis au cours de son mandat, ne le suit pas aveuglement : le prouvent la reconnaissance de la victoire de Joe Biden par des personnalités comme l’ancien président Georges W. Bush ou le Sénateur Mitt Romney, son rival malheureux il y a quatre ans. Plus important encore, l’électorat républicain qui s’est mobilisé en masse et a apporté plus de 70 millions de voix à Trump, apparait divisé comme l’indique un sondage Reuters Ipsos : 60% reconnaissent la victoire de Biden (3). Enfin et surtout, tous les journalistes présents ont noté le calme de la population pour le moment.
Les
reportages télévisés avant l’élection étaient alarmistes, et nous avons vu des
reportages sur des quasi milices, possédant des armes lourdes et prêtes à
passer à l’action : le danger existe toutefois, et l’Amérique a connu dans
un passé pas si lointain des éruptions se soldant par des morts – en
particulier, à l’occasion d’émeutes quasi ethniques comme il y a quelques mois,
suite à l’assassinat de Georges Floyd.
La guerre
civile est un spectre qui traverse la mémoire américaine, à travers une
dimension qui nous semble bien étrange vu d’ici, des États pouvant faire sécession
parce que la politique du gouvernement central de Washington ne leur convient
plus. En 2014, l’étrange projet du Calexit agita la Californie : faisant
le constat que «les États-Unis représentent bien des
choses qui sont en contradiction avec les valeurs californiennes», se situant
résolument à l’avant-garde dans des domaines comme l’environnement ou les
droits des LGBT, certains voulurent promouvoir le départ de l’Union.
Mais
surtout, cet éclatement de la nation américaine faillit se produire moins d’un
siècle après l’indépendance, avec l’horrible Guerre de Sécession qui fit plus
de 600.000 morts entre 1861 et 1865. Déjà s’opposaient un Nord, présidé par
Abraham Lincoln qui était, ironie de l’Histoire, républicain, moderne et
partisan de l’abolition de l’esclavage, et un Sud, agricole et esclavagiste. En
consultant la carte des deux blocs en guerre, l’Union et la Confédération, on
retrouve presqu’à l’identique les votes d’aujourd’hui, «les rouges» pro
Trump mettant souvent à l’honneur le drapeau des Confédérés.
Cette
cartographie politique doit-elle être considérée comme un fil d’Ariane, ou comme
une vision trop simpliste ? Dans un article magistral intitulé «La carte du
vote américain révèle deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus
encore qu’en 2016, face à face» (4) était présentée la
synthèse d’une étude faite par le géographe Jacques Lévy et une équipe de
chercheurs. Les votes ont été analysés dans 3.143 comtés du pays. Le résultat
est d’une clarté aveuglante : au-delà des traditions historiques, au-delà
de la position géographique des États et du poids de leur passé, c’est le lieu
de résidence qui explique le vote. Toutes les agglomérations de plus de 2
millions d’habitants ont voté Biden, y compris dans les États
traditionnellement républicains, comme Houston et Dallas au Texas, Atlanta en Géorgie
et la Nouvelle Orléans en Louisiane.
L’électorat de Donald Trump est largement majoritaire dans les régions peu
peuplées, et dans les banlieues éloignées des grandes métropoles. L’Amérique bleue est celle qui
bouge, dans les deux sens du terme : on y définit son identité dans le
mouvement environnant, mais aussi dans le changement de soi, par l’acquisition
permanente de nouvelles capacités personnelles. Au contraire, l’électorat de
Trump cherche à résister au tourbillon du monde en défendant pied à pied des
acquis menacés. Habitent dans les grandes villes non seulement des
minorités ethniques mais aussi des populations mobiles, dont le meilleur niveau
d’éducation permet de trouver des emplois ailleurs. Par contraste, les habitants
des petites localités, vivant souvent de l’agriculture ou de petites industries
traditionnelles ont un niveau éducatif et culturel inférieur, ce qui est un
autre marqueur de l’électorat du président sortant. Faut-il donc s’étonner de l’impact fort
des discours de Donald Trump ? «America first» n’est pas seulement
un slogan isolationniste. Il s’agit d’une Amérique mythique et dont beaucoup
conservent la nostalgie, celle des grands espaces et de la conquête
territoriale du pays.
Dans
un article universitaire intitulé «Les nouveaux défis américains» et
publié en 2008 (5), Nicholas Dungan nous léguait une réflexion d’une étrange
actualité. Il y a eu, écrivait-il, trois Amériques. L’Amérique européenne, celle
des pères fondateurs ; l’Amérique jaksonienne à partir de 1829 et de
l’arrivée du président Jakson, celle du Far West, de la conquête territoriale
et des grands espaces, bref celle de la mue en un pays continent. Et enfin,
commence disait-il l’Amérique mondialisée avec Barack Obama lui-même d’origine
métisse. Clairement, douze ans après, la nouvelle vice-présidente Kamala Harris
est la réincarnation de cette troisième Amérique, Joe Biden descendant
d’immigrés irlandais de la première et les électeurs de Trump s’identifient
certainement à la deuxième.
Mais
au-delà de l’Histoire et de la Géographie, au-delà de l’horizon politique
immédiat, y a-t-il vraiment un risque d’éclatement du pays ? Oui, nous dit
un article sinistre du journal Le Monde, intitulé «Voyage dans
les États désunis d’Amérique, hantés par la guerre civile» (6). Il
commence ainsi : «Jamais depuis la guerre de Sécession les
Américains n’ont été autant divisés, non seulement sur Donald Trump mais aussi
sur leur conception de la nation, ses valeurs comme ses mythes fondateurs, avec
des visions opposées du passé comme du futur». Et l’auteure,
Valentine Faure, met le doigt sur l’aspect le plus critique des divisions
américaines. Ce n’est pas, comme ailleurs, un conflit de classes entre une
Droite et une Gauche ; ce n’est pas une opposition pour ou contre des
projets de société – nationalisation de l’assurance maladie par exemple – mais
une véritable guerre des cultures qui les déchire : en fait, il y a déjà
deux Amériques différentes, qui vivent dans des mondes opposés.
Valentine Faure |
Les
citoyens se sont repliés «en communautés socialement et politiquement homogènes.
Or, lorsque des personnes de même sensibilité se rassemblent, elles ont
tendance à devenir plus extrêmes». J’ajouterais aussi que les Etats-Unis
sont le berceau et le bouillon de culture d’une chimie nouvelle, celle des
réseaux sociaux, où vont rester en vase clos les gens partageant les mêmes
affinités et modes de vie : ainsi les gens d’opinion différente ne se
parlent plus. Toujours dans cet article : «il est maintenant difficile de
s’engager dans des conversations de bonne foi, même les plus élémentaires, sur
certaines des questions les plus critiques qui définissent la politique
américaine. Ni sur le contrat social, les moyens d’éduquer ses
enfants, le droit de porter une arme ou les interdire, ni sur l’immigration, le
droit de vote, les droits reproductifs des femmes, la science du climat ou le
port du masque». Ainsi donc, selon certains les Etats-Unis sont déjà dans
une guerre civile froide, et il sera très difficile de recoller les
morceaux.
Finissons
quand même par des éléments d’espoir !
D’abord,
la toute première déclaration de Joe Biden, se présentant comme le président de
tous les Américains, l’unité nationale étant sa première priorité ; pour
rappel aussi, son élection aux primaires démocrates a été la victoire des
modérés sur l’aile gauche du parti. Ensuite, l’attitude étonnante de la chaine Fox
News, connue pour sa ligne conservatrice et pro-républicaine : elle a
clairement désavoué le comportement de Donald Trump, s’accrochant au pouvoir
malgré sa défaite.
Et
enfin, le résultat étrange d’un référendum soumis au vote des Californiens le
même 3 novembre. A une nette majorité (53,1% contre 46,9%), les électeurs ont
repoussé le retour du principe de discrimination positive (Affirmative
action) pour les femmes et les minorités dans les services gouvernementaux,
les universités et l’attribution de marchés publics. État pionnier dans cette
direction, l’ayant abandonnée en 1996 à l’initiative d’un gouverneur
républicain, son retour aurait confirmé l’ancrage très à Gauche de l’État :
les choses ne sont donc jamais aussi simples.
([ [1] https://www.youtube.com/watch?v=nBcKI1SN_a0
(2 [2] https://inrer.org/2020/06/pedophilie-rhetorique-extreme-droite/
(5 [5] https://www.cairn.info/revue-politique-americaine-2008-3-page-103.htm#
Très bon article. L’état d’esprit des américains peut être transposé sur beaucoup d’autres citoyens de nombreuses démocraties tant la virulence devient exacerbée. L’intolérance est un signe des temps et quand l’intolérance est là la violence n’est jamais loin.
RépondreSupprimerExcellent article ! Tres bien documente.
RépondreSupprimerMais avec un contenu rassurant qui contredit un peu le titre.
Cet antagonisme "urbain-ruraux" peut être dupliqué dans bien d'autres pays ...
RépondreSupprimerQue faire quand beaucoup de pays voient leur société se scinder en 2 sociétés ou plus évoluant en parallèle ?