Mort brutalement
d’une hémorragie cérébrale en 1880, Gustave Flaubert n’eut pas le temps
d’achever deux de ses ouvrages, publiés plus tard d’après des manuscrits
retrouvés, «Bouvard et Pécuchet» et «Le dictionnaire des idées reçues».
Concernant ce dernier, il avait commencé, depuis très longtemps, à compiler des
notes listant quelques poncifs de l’époque. Pour se limiter par exemple à des
préjugés sur quelques peuples et pays : «Italie.
Doit se voir immédiatement après le mariage. Donne bien des déceptions, n’est
pas si belle qu’on dit» ; «Italiens. Tous musiciens,
traîtres»; «Anglais. Tous riches».
L’époque actuelle
voit porté le zoom de l’actualité sur des pays appelées arabes (aux identités
plus complexes), et sur la Turquie, en raison de l’activisme politique et
militaire de Recep Tayyip Erdogan. Mais faut-il rester superficiel et pousser
le bouchon jusqu’à mettre dans le même sac l’ensemble du monde arabe et la
Turquie moderne, héritière d’un Empire disparu il y a un siècle ? Faut-il vendre
au grand public et sur des stations populistes de radio et télévision, l’image
d’un immense «Empire du mal» uni à nos portes, œuvrant à souffler
partout sur les braises de l’islam radical, voire même prêt à nous envahir militairement
comme jadis les Ottomans, stoppés lors du second siège de Vienne en 1683 ?
Ce serait digne
d’un nouveau délire raciste d’Éric Zemmour – ce grand spécialiste de Pétain,
qu’il présente en sauveur des Juifs. Pour le dire encore plus
précisément : entre Turcs et Arabes, le fossé historique et culturel est
profond ; et les États arabes voient presque tous la Turquie avec plus de
peur que de sympathie. Pour les pays arabes, nos motifs d’inquiétude sont
parfaitement honorables : ce sont des voisins directs
d’outre-Méditerranée ; ils ont fait hier et aujourd’hui l’actualité,
surtout depuis le tournant des années 2000 avec le 11 septembre et le
terrorisme islamiste qui s’est importé chez nous, sans oublier bien sûr
l’enchainement des guerres, souvent civiles et devenues internationales. À ceci
s’ajoute la réalité d’une immigration, vue avec raison comme mal gérée.
Les Turcs votent en France pour les élections de leur pays |
Pour la Turquie, il
faut reconnaitre que les Français moyens l’ont longtemps considérée comme un
Ovni. Ne parlons pas des vraiment mal informés qui continuent de confondre
Arabes, Turcs et Iraniens. L’immigration turque date déjà d’une cinquantaine
d’années, mais elle conserve une implantation limitée à quelques grandes villes
dont Paris, et Strasbourg, au voisinage d’une Allemagne avec laquelle leur
relation est très ancienne. On ne la connait pas vraiment, peu par exemple
savent qu’elle comprend aussi une part importante de Kurdes s’estimant brimés
dans leur pays : à ce sujet, j’avais consacré une émission à la ténébreuse
affaire des trois militantes du PKK assassinées en plein Paris par les services
secrets turcs (1).
Clairement la
réislamisation galopante de la Turquie, gouvernée maintenant depuis près de
vingt ans par l’AKP, inquiète d’autant qu’elle se projette à l’extérieur en
symbiose avec les Frères musulmans, voire même avec ses succursales terroristes
comme le Hamas palestinien. Et, de la Mer Égée où la flotte turque provoque la
Grèce, à la Libye où Emmanuel Macron et Erdogan soutiennent deux camps opposés,
cette inquiétude se comprend parfaitement.
Mais commençons par
l’Histoire éloignée, en tordant le cou à la légende d’un Empire arabe, ancien
et homogène que nous aurions toujours eu sur notre flanc. Tout commence par
l’invasion d’une grande partie du Moyen-Orient puis de l’Afrique du
Nord, à l’époque des Califes qui ont créé le premier Empire, celui des
Omeyades. Ce sont des cavaliers arabes qui ont permis des victoires militaires
fulgurantes contre l’Empire Byzantin et l’Empire Sassanide (Perse). Mais ils
n’étaient que quelques dizaines de milliers : écouter à ce sujet mon
interview de Geneviève Chauvel à propos de son livre «Les cavaliers d’Allah»
(2).
Converties de gré
ou de force, les populations locales ont été d’abord islamisées – même si de
fortes minorités chrétiennes ont subsisté au Moyen-Orient jusqu’au siècle
dernier. Mais surtout, elles ont été arabisées : l’apprentissage de la
langue arabe, nécessaire pour lire le Coran, a fait naitre une composante culturelle
commune, d’autant plus facilement que la notion de conscience nationale
ne faisait pas vraiment partie des repères, et pas seulement sous leur
latitude. Ceci dit sans oublier, bien sûr, que de l’Atlas Marocain à la Kabylie
en passant par des minorités chrétiennes du Levant, les dialectes d’origine ont
été conservés. Mais ignorer les métissages et la promotion incontournable des
Berbères, devenus soldats dès la conquête de l’Espagne, puis pour certains des
élites locales, est un contre-sens historique grossier.
Une fois posé cela,
il faut démythifier la notion «d’unité arabe séculaire». Assez vite, les
Empires basés à Damas puis à Bagdad se sont disloqués, leurs propres capitales
étant conquises par d’autres, notamment les Mongols. Au Maghreb, des dynasties
locales se sont constituées. Puis, pour les pays devenus de nos jours le Maroc,
l’Algérie et la Tunisie, d’autres envahisseurs sont arrivés par vagues et, même
s’ils ne s’y sont pas définitivement implantés, ont encore plus augmenté le
brassage des populations.
Jean-Pierre Filiu et Jean Corcos |
Autre
réalité : selon les pays et en raison d’une dynamique historique propre, l’identité
arabe n’était pas une «essence», mais un référent politique, qui a
joué son rôle tardivement et selon les acteurs et les pays. Comme devait le
dire l’historien Jean-Pierre Filiu dans une de mes interviews (3), l’identité
des populations locales au Moyen-Orient se définissait d’abord par leur
religion. Ce n’est pas un monde arabe qui a été colonisé par la France et
d’autres pays européens, mais des populations largement arabophones, faisant la
plupart partie de l’Empire Ottoman, à l’exception du Maroc et de la Tunisie.
Drapeau tunisien |
Et on en arrive ici
à la relation avec les Turcs. L’Empire ottoman était une structure souple,
laissant place à une autonomie plus ou moins grande selon les régions, et
engendrant même des dynasties locales comme à Tunis ; où le drapeau est –
qui le remarque ? – celui de la Turquie avec une inversion des couleurs.
Mais c’était trop peu, pour des populations accédant à une conscience nationale
tardive à la fin du 19ème siècle. Le nationalisme arabe, théorisé à
Damas, Beyrouth et au Caire, se voulait d’abord antiturc. Les Arméniens,
victimes du génocide de 1915 furent ainsi bien accueillis par les populations
locales.
On connait la suite
de l’histoire : nouveaux États définis par les frontières des mandats de
la SDN (Liban, Syrie) ; vieilles nations, accédant peu à peu à
l’indépendance en s’identifiant à une Histoire arabe largement reconstruite (Égypte) ;
État tampon rassemblant des minorités antagonistes (Irak) voire opprimées (les
Kurdes là-bas comme ailleurs). Le référent arabe est devenu, après ces
premières indépendances, un élément identitaire et fédérateur contre le
colonialisme encore effectif au Maghreb, Le Caire devenant ainsi la base
arrière du FLN. Des idéologies d’essence religieuse comme celle des Frères musulmans
vont jouer rapidement la carte nationaliste. Très vite, nationalisme et islam
vont devenir chez les Arabes les deux faces d’une même médaille !
Ligue Arabe |
La suite de
l’histoire contemporaine est trop connue pour qu’on y revienne en détail. La
Ligue Arabe fut créée en mars 1945, et sa principale entreprise fut la guerre
d’invasion contre Israël dès sa naissance (1948), puis quatre décennies de
refus de toute paix, avec la mise à l’écart de l’Égypte après son traité signé
en 1979. Cela jusqu’à sa réadmission piteuse, les accords d’Oslo en 1995 et la
proposition en 2002 d’une normalisation globale avec l’État juif, dans des
conditions certes discutables. Aujourd’hui, presque aucun journaliste de la
presse française n’a relevé le refus de la Ligue de condamner les accords de
normalisation signés avec les Émirats Arabes Unis et le Bahreïn. Certes, est
bien acté le déclin du nationalisme arabe après la Guerre des Six Jours et la
mort de Nasser, au profit de l’islamisme politique. Mais, si le rêve d’un
nouvel Empire arabe et islamique a inspiré des dizaines de milliers de
combattants et terroristes sous la bannière du Daesh, ce proto État fut écrasé
à coups de bombes et de missiles, largués par des avions occidentaux basés dans
des pays arabes. Bref, vendre à un public de primaires l’image d’un nouvel
Empire de Mahomet prêt à nous envahir relève du grand guignol.
Considérons les
prises de position de la Ligue Arabe et de ses principaux poids lourds face à
la nouvelle Turquie islamiste. Certes moribonde, cette institution qui n’a
jamais eu de pouvoir opérationnel s’est réveillée récemment pour voter deux
résolutions, l’une en avril 2018, l’autre en octobre 2019, résolutions qui ont
condamné l’invasion d’un pays arabe, la Syrie, par l’armée turque venue
pourchasser les Kurdes au Nord du pays. Sur le plan bilatéral, on se souvient
de la crise ouverte entre la Turquie et l’Arabie Saoudite, à la suite de
l’assassinat de l’opposant Jamal Kashoggi dans les locaux du consulat saoudien.
On rappellera le blocus décidé par la plupart des monarchies du Golfe contre le
Qatar, base arrière des Frères musulmans et soutenu y compris militairement par
la Turquie. Fracture, aussi en Libye, où le gouvernement légitime de Tripoli,
tendance islamiste et soutenu par des mercenaires à la solde de la Turquie, est
en conflit avec l’armée du Maréchal Khalifa Haftar, aidé par l’Égypte et les Émirats.
Poutine Merkel Erdogan Macron |
Il
faut, enfin, analyser plus en profondeur l’impact réel de l’engagement
islamiste de Recep Tayyip Erdogan pour ce qui concerne la France. On l’a vu
insulter Emmanuel Macron après ses propos sur les caricatures, ce que n’a osé
faire aucun dirigeant arabe. Sur le terrain religieux, un article bien
documenté des «Décodeurs» du journal Le Monde répond à des
nouvelles idées reçues (4), en particulier l’affirmation que la Turquie
financerait la moitié des mosquées françaises. La nouvelle loi qui sera
présentée à l’Assemblée Nationale le 9 décembre prévoit notamment une certification
nationale des imams. Clairement, l’islam turc est le plus dans le collimateur, étant
le moins intégré – culte assuré par des quasi-fonctionnaires, payés par leur
pays et qui ne passent que quelques années en France : lire à nouveau cet
article du journal Le Monde (4). Alors que la grande majorité des mosquées
sont fréquentées en même temps par des populations d’origine maghrébine ou africaine,
les franco-turcs ne se mélangent pas aux autres : mais ne le dites surtout
pas à nos grands experts en salafisme, qui guettent toujours une armée de Sarrazins
et d’Ottomans réunis.
2. Entretien avec Geneviève Chauvel https://www.youtube.com/watch?v=mdrj72BgxuA
3. Entretien avec Jean-Pierre Filiu https://www.youtube.com/watch?v=AnA4t9GPkfM
4. Article du « Monde » : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/11/05/que-pese-vraiment-la-turquie-dans-l-islam-de-france_6058644_4355770.html
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