Hagia Sophia |
Construite en 537, la basilique de la Sainte-Sagesse, Hagia Sophia, en
grec, ou Sainte-Sophie est le chef-d’œuvre de l’empereur Justinien. Au terme
d’un chantier-éclair de cinq années conduit par les meilleurs architectes de
l’époque, Isidore de Milet et Anthémios de Tralles, elle devient le monument le
plus spectaculaire de la chrétienté. Elle fut construite dans l’idée de
rivaliser avec le temple de Salomon. Lors de son inauguration en 537, Justinien
se serait écrié : «Je t’ai vaincu, Salomon !»
Mehmet II |
En 1453, lors de la conquête d’Istanbul par les Ottomans, Hagia Sophia est
épargnée par le sultan Mehmet II. Éclatant trophée de guerre, la basilique
déchue devient la mosquée Aya Sofya (en turc). C’est le symbole de la victoire
de l’islam sur le christianisme. Le premier geste de Mehmet II fut en effet s’y
rendre pour la prière du vendredi.
Tout autre sera le comportement de Mustafa Kemal Atatürk. En 1934, le
premier président de la République de Turquie désacralise la basilique-mosquée
pour «l’offrir à l’humanité» en la transformant en musée par le décret
du 24 novembre 1934. Ce geste s’inscrit dans sa volonté d’ancrer le pays dans
la modernité et la laïcité, au même titre que le changement d’alphabet ou
l’abolition du califat, en 1924. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco,
Sainte-Sophie attire des touristes du monde entier et enregistre quelque 3,8
millions de visiteurs en 2019.
Ataturk - Erdogan |
Le
10 juillet 2020, le Conseil d’État qui est le plus haut tribunal de Turquie, a
accédé à la requête d’associations en invalidant la mesure de 1934 et affirmé que Sainte-Sophie est «au service du public en tant
que mosquée» et que ce statut «ne peut être modifié». Affirmant sa
volonté d’exercer «ses droits souverains», le président turc Recep
Tayyip Erdogan a aussitôt rendu le joyau d’Istanbul au culte musulman. Le 24
juillet 2020, le monument deviendra officiellement la 84.685e mosquée
du pays, en accueillant, la grande prière du vendredi.
Washington se dit «déçu», «la France déplore». La décision d'Erdogan suscite la colère du monde orthodoxe. «L’inquiétude de millions de
chrétiens n’a pas été entendue», a dénoncé le porte-parole de l’Église
orthodoxe russe Vladimir Legoida.
Entre 1955 et 1964, la plupart des orthodoxes d’Istanbul ont été expulsés
et se sont réfugiés à Athènes ou en Thessalonique. Les Grecs dénoncent une «provocation
ouverte», une «bombe dégoupillée par Erdogan ». Indignation est
le mot qui revient dans toute la presse. Le Conseil des églises du Proche-Orient reproche à Erdogan d'avoir «inversé ce signe
positif de l'ouverture de la Turquie pour en faire un signe d'exclusion et de
division». Il demande aux Nations Unies et à la Ligue des États arabes à
faire «appel de la décision de la Cour suprême turque». Vœu pieux.
Le Conseil œcuménique des Églises (COE), qui réunit 350 Églises
chrétiennes, notamment protestantes et orthodoxes, pourtant très favorable à
l’islam, a également exprimé «chagrin et consternation». Le Pape
François déclare : «Ma pensée va à Istanbul. Je pense à Sainte-Sophie
et je ressens une grande douleur». Il est sans doute déçu par la trahison
de ses partenaires sunnites du «Comme des frères qui s’aiment».
Vierge et l'enfant |
En effet le geste provocateur d’Erdogan est un déni du dialogue
islamo-chrétien et équivaut à brûler la déclaration d’Abou Dhabi sur la
fraternité humaine. Le document historique a été adopté le 4 février 2019 par
le pape et Ahmad Al-Tayeb, grand imam de la mosquée d’Al-Azhar, surnommé
parfois le «pape des musulmans». Le texte aux airs de Déclaration
universelle annonçait «une nouvelle page dans l'histoire du dialogue
entre le christianisme et l'islam».
L’UNESCO a exprimé ses «profonds regrets et ses « graves
préoccupations». Audrey Azoulay a déploré une décision «prise sans
dialogue préalable». La presse française qui pendant des années a présenté la Turquie
comme le modèle de «l’islamisme modéré» accueille avec tiédeur et
détachement la décision d’Erdogan. AFP, RFI, Courrier international,
Le Monde, Médiapart, … assurent un service minimal et insistent sur la
dimension politique de la décision : «Sainte-Sophie a été une mosquée
avant d'être un musée», «volte-face», «Coup politique d’Erdogan».
Le
journal (chrétien ?) La Croix relativise : «La conversion
des lieux de culte était une pratique courante», «Peut-être plus encore que
religieux, le symbole serait aussi politique». Il faut «comprendre cette fascination
des sultans ottomans pour Sainte-Sophie», «Le piège serait de répondre
par la défense d’un héritage chrétien occidental». Son éditorialiste
Guillaume Goubert écrit le 12 juillet : «Et l’on peut donc se demander si la décision du
président turc de réinstaurer le culte musulman dans cet extraordinaire édifice
est une décision sage».
La Vie
désinforme : «Pragmatique, Erdogan, arrivé au pouvoir
en 2003, avait toujours refusé de toucher au statut de Sainte-Sophie, estimant
qu'il avait plus à y perdre qu'à y gagner». «Chrétiens de Méditerranée» dont
l’objet principal est justement la défense des chrétiens d’Orient est muet sur
le sujet ! Mais toujours obsédé par sa haine d’Israël. Le 13 juillet 2020,
il lance «un cri pour de l’espoir» «justice pour la Palestine» et
demande à : «Tous les chrétiens ainsi que les Églises, aux niveaux
paroissial, confessionnel, national et de l’ensemble de la communauté
œcuménique, à s’engager dans une action décisive. Nous ne pouvons
servir Dieu et l’oppression des Palestiniens». L’Œuvre
d’Orient qui est la première association française (de défense ?) des
chrétiens d’Orient ne dit mot sur le sujet et laisse passer l’orage.
En
réalité le geste d’Erdogan s’inscrit dans une histoire
longue du pays. «Entre 1894 et 1924, trois vagues de violences ont
balayé les minorités chrétiennes d'Anatolie. En 1894, les Arméniens, les
Assyriens et les Grecs représentaient 20% de la population ; en 1924, ils n'en
représentaient plus que 2%». Pour Erdogan, la
mosquée devient une arme de guerre, comme l’écrivait le poète turc Ziya Gökalp
(1875-1924) : «Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casernes
et les croyants nos soldats». Pour
avoir récité publiquement ce vers en 1998, alors qu’il était maire d’Istanbul,
Erdogan avait été destitué de sa fonction par l’armée et condamné à quatre mois
de prison pour «incitation à la haine religieuse».
Erdogan
se proclame l’instrument de la volonté divine et des musulmans (bien au-delà du
seul peuple turc) pour personnifier la reconquête de l’islam. D’Ankara à
Jérusalem, des Balkans à la Syrie et jusqu’à la Libye, sur tous les anciens
territoires de l’empire ottoman. Erdogan déclare : «La Turquie s’est débarrassée
d’une honte» et promet de «libérer la mosquée Al-Aqsa» à Jérusalem après
avoir «ressuscité Sainte-Sophie» «La résurrection de Sainte-Sophie
annonce la libération de la mosquée al-Aqsa, c’est l’indice de la volonté des
musulmans du monde entier de sortir de l’interrègne ».
Aleteia comprend fort bien que la basilique
Sainte-Sophie est «rendue à l’islam comme une arme de guerre». Pour Annie
Laurent «Ce projet s’inscrit dans une démarche révisionniste entamée
alors qu’il était Premier ministre (2003-2014) et amplifiée dès son élection à
la tête de l’État, en 2014. Il s’agit d’en finir avec l’héritage kémaliste,
trop laïc aux yeux du reïs (chef), en œuvrant à la réislamisation du droit et
des mœurs, conformément au programme de sa formation politique, le Parti de la
Justice et du Développement (AKP), d’obédience islamiste, avec l’appui de son
allié, le Parti de l’Action nationaliste (MHP). Ces paroles s’inscrivent
dans un contexte de confrontation entre l’islam et l’univers non musulman. Par
son allusion à Jérusalem, le reïs, qui aspire à la restauration du califat dont
il se verrait bien titulaire, entend montrer que son pays défend la cause
palestinienne» (Annie Laurent - Aleteia - 14 juillet 2020)
Prière devant sainte Sophie |
«Dans ses discours haineux Erdoğan utilise
l’expression «Rescapés
de l'épée» (kılıç artığı en turc) qui est une insulte courante contre les
personnes qui ont survécu aux massacres de chrétiens - principalement les
Arméniens, les Grecs et les Assyriens –dans l'ex-Empire ottoman. Elle exprime
une fierté : «Oui, nous avons massacré des chrétiens et des non-musulmans et
ils le méritaient !»
«Les Arabes s’intéressent de près à tout ce qui se
passe en Turquie et sont prompts à y trouver matière à polémiquer», écrit
Feras Abou Helal, rédacteur en chef du site qatari Arabi21. «Car la
Turquie, et plus encore le président turc, Recep Tayyip Erdogan, offrent un
modèle pour beaucoup d’Arabes qui ne trouvent pas d’autre figure qui
corresponde à leurs aspirations nationales et religieuses. Il suffit de regarder les réseaux sociaux pour constater
les réactions spontanées de large soutien à la décision du président turc» de transformer Sainte-Sophie de musée en
mosquée.
Pour
Oumma.com c’est le cri du cœur : «Le président turc, et des milliers de ses
supporters, militaient pour cette conversion depuis des années. «Ça y est»,
Sainte-Sophie, est sur le point de redevenir une mosquée».
Selon le sociologue Saïd Bouamama, en France, pour de nombreux jeunes des
quartiers populaires, Erdogan est en passe de devenir leur nouvelle idole.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire