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samedi 1 mai 2021

Le génocide arménien fut un prélude au génocide nazi




LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN FUT UN PRÉLUDE AU GÉNOCIDE NAZI

Par Jacques BENILLOUCHE
copyright © Temps et Contretemps

            


        

       Joe Biden a décidé de reconnaître le génocide arménien, une première pour un président américain. Les Israéliens tergiversent encore car ils ne veulent pas rompre définitivement avec les Turcs malgré leur comportement anti-israélien, voire anti-occidental depuis plusieurs années. Netanyahou cherche à ménager Erdogan sans qu'il ait en retour un quelconque intérêt. Au contraire, le dictateur turc interprète cette attitude comme un aveu de faiblesse et continue à soutenir le Hamas par sympathie vis-à-vis des Frères musulmans dont il partage l'idéologie, avec l'espoir de devenir le leader du monde sunnite.  





       Le 24 avril 2021, des milliers d'Arméniens ont commémoré le génocide arménien. Les pays occidentaux, et le Vatican en particulier, ont toujours fait preuve d’indulgence à l’égard de la Turquie jusqu’à ignorer officiellement le génocide arménien. Les relations apaisées avec le grand pays musulman d’Europe primaient sur la nécessaire reconnaissance d’une réalité historique.  Mais le pape, le 12 avril 2015, avait utilisé pour la première fois le terme de génocide pour désigner le massacre des Arméniens entre 1915 et 1917. La réaction des Turcs, qui avaient qualifié ces propos de «partiaux et inappropriés», a été immédiate avec le rappel de leur ambassadeur.


Nef de la basilique Saint-Pierre

La déclaration du pape sur le massacre des Arméniens il y a cent ans n’est pas fortuite mais réfléchie puisqu’elle a été faite dans le cadre solennel de la basilique Saint-Pierre de Rome : «Au siècle dernier, notre famille humaine a traversé trois tragédies massives et sans précédent. La première, qui est largement considérée comme le premier génocide du XXe siècle a frappé votre peuple arménien. Les deux autres ont été ceux perpétrés par le nazisme et par le stalinisme. Et plus récemment d'autres exterminations de masse, comme celles au Cambodge, au Rwanda, au Burundi, en Bosnie». Mais la Turquie persiste à qualifier de guerre civile ayant fait seulement entre 300 à 500.000 morts parmi les Arméniens ce que les historiens et une vingtaine de pays dont la France ont reconnu comme un génocide qui a exterminé 1,5 million d’Arméniens.


            Les mots ont du poids et l’utilisation par le pape François d’un terme explicite a été faite à bon escient à un moment imposé par les événements au Moyen-Orient. Aujourd’hui les Kurdes représentent un peuple en danger, sous les coups des mêmes assassins et le silence n’est plus de mise. Le même fantôme criminel propose ses services pour décimer à nouveau le peuple kurde dans l’indifférence totale du monde occidental. 



          Pour des raisons bassement politiques, la tragédie arménienne a été occultée et le paradoxe veut qu’aujourd’hui, le peuple israélien, qui a subi la barbarie nazie, persiste encore à refuser la réalité au nom de l’intérêt politique suprême de l’État. Mais le génocide arménien a été une véritable répétition générale du génocide nazi avec les Allemands comme conseillers et instigateurs des Turcs. Il est utile d’en rappeler les prémices.


            La majorité des Arméniens vivaient dans l’Empire ottoman dans des régions historiquement arméniennes mais d’importantes communautés étaient dispersées sur tout le territoire, en particulier à Constantinople où le patriarche était le représentant de la nation devant les autorités. En 1894 vivaient en Turquie trois millions d’Arméniens et autant de Turcs. L’autre moitié de la population était composée d’une véritable mosaïque de peuples (Kurdes, Grecs, Assyro-Chaldéens, Lazes, Tcherkesses). En 1914, les Arméniens n’étaient plus que 2.250.000, suite aux massacres, aux conversions forcées à l’islam et à l’exil.

Empire ottoman

Dans l’Empire ottoman, les Arméniens subissaient une discrimination officielle qui se traduisait par l’obligation de payer plus d’impôts et par l’interdiction de porter des armes et de témoigner devant les tribunaux. Dans leur grande majorité, les Arméniens étaient des paysans pauvres qui devaient en plus subir les violences des nomades kurdes armés venant régulièrement les rançonner. Avec la décadence de l’empire au XIXe siècle, leur situation ne fit qu’empirer et la question arménienne a émergé à la guerre russo-turque de 1877-1878. 
        Après la défaite de la Turquie, le traité de San Stefano, signé en mars 1878, accordait l’indépendance à la Serbie, au Monténégro, à la Roumanie et l’autonomie à la Bulgarie. Les Arméniens obtinrent, pour leur part, des promesses, non tenues, de réformes assurant leur protection. Ils n’en demandaient pas plus à l’époque. La Russie avait annexé une partie de l’Arménie turque et devait se retirer de l’autre partie.
Traité de San Stephano

Mais l’Angleterre, ainsi que l’Allemagne et l’Autriche, voyaient d’un très mauvais œil la future et prévisible indépendance d'une Arménie et ont laissé faire. Des tribus kurdes organisées et armées par le gouvernement répandaient plus que jamais la terreur dans les provinces arméniennes, particulièrement les territoires d’où l’armée russe s’était récemment retirée. En 1879, le Grand Vizir déclarait : «Nous, Turcs et Anglais, non seulement nous méconnaissons le mot Arménie, mais encore nous briserons la mâchoire de ceux qui prononceront ce nom. Nous supprimerons donc et ferons disparaître à jamais le peuple arménien».
Devant cette menace claire, les Arméniens s’organisèrent. Le parti Armenakan, créé à Van en plein cœur de l’Arménie en 1885, a été la première organisation de combat.  Deux autres partis, le Hentchak, créé en 1887 à Genève et le Dachnak, créé en 1890 à Tiflis, les deux d’idéologie révolutionnaire marxiste, étaient plutôt partisans d’actions violentes et spectaculaires. Commencent alors les actions contre les Kurdes et l’armée turque par les fédaïs (combattants arméniens), dont le plus prestigieux d’entre eux fut Antranik (1865-1927), originaire de Chabin-Karahissar (Arménie mineure) et vénéré par le peuple arménien.
Combattants arméniens

Face aux revendications arméniennes, la riposte des autorités turques fut radicale. Trois régimes (Abdul Hamid, les Jeunes-Turcs et Kemal Atatürk) ont, de 1894 à 1922, appliqué de différentes façons le même plan d’extermination des Arméniens avec son point culminant des années 1915-1917. Les réactions des Européens, bien que parfois outragées, ne furent que verbales ce qui a permis au sultan Abdul Hamid de mettre en application son plan d’extermination à grande échelle, à travers tout l’empire.
sultan Abdul Hamid

La méthode était toujours et partout la même : vers midi, on sonne le clairon, c’est le signal des tueries. Préalablement préparés, des soldats, des Kurdes, des Tcherkesses, des Tchétchènes et des bandes de tueurs spécialement recrutés massacraient la population arménienne, sans distinction d’âge et de sexe. Dans les quartiers ou villages multinationaux, les maisons habitées par les Arméniens étaient préalablement marquées à la craie par les indicateurs, les mêmes utilisés lors des massacres des Arméniens d’Azerbaïdjan en 1988 et 1990. Aucune région ne fut épargnée. Même la capitale, Constantinople, fut le théâtre de deux effroyables massacres. Les Turcs, dans leur empressement, avaient ainsi commis l’erreur d’agir face aux témoins oculaires des ambassades occidentales.
Johannes Lepsius

Deux ans (1894-1896) de massacres sans précédent transformèrent donc l’Arménie occidentale tout entière en un vaste champ de ruines. Le missionnaire allemand Johannes Lepsius mena une enquête minutieuse, au terme de laquelle il a décrit le bilan catastrophique : 2.493 villages pillés et détruits, 568 églises et 77 couvents pillés et détruits, 646 villages convertis, 191 ecclésiastiques tués, 55 prêtres convertis, 328 églises transformées en mosquées, 546.000 personnes souffrant du dénuement le plus complet et de la famine. La réalité était plus épouvantable encore.

Gouvernement des jeunes Turcs

En 1908, les Jeunes Turcs arrivèrent au pouvoir, apportant avec eux des promesses d’égalité et de fraternité entre tous les peuples de l’empire. Mais leur métamorphose fut fulgurante puisqu’ils devinrent de farouches nationalistes panturquistes. Dès avril 1909 des massacres commencèrent en Cilicie. Ils se montrèrent les dignes héritiers du «sultan rouge». Il ne manquera rien à leur panoplie des cruautés. Il y aura au total 30.000 morts dus aux hommes de l’ancien régime du sultan, revenus un court moment au pouvoir, mais les vrais responsables étaient bien les Jeunes Turcs. En 1913, les trois dirigeants de l’Ittihat, Talaat, Enver et Djemal, établissent une dictature militaire en programmant secrètement la solution finale. La guerre allait procurer aux Jeunes Turcs les conditions idéales pour mettre en application leur plan diabolique.

Le 29 octobre 1914, la Turquie s’était alliée à l’Allemagne contre les Alliés. Le champ est désormais libre. Dès janvier 1915, les 250.000 soldats arméniens de l’armée ottomane étaient désarmés pour être affectés dans des «bataillons de travail», prélude aux camps de concentration. À l’aube du 24 avril, date commémorative, le coup d’envoi du génocide est donné avec l’arrestation à Constantinople de 650 intellectuels et notables arméniens. Dans les jours suivants, ils seront en tout 2.000, dans la capitale, à être arrêtés, déportés et assassinés. Dans tout l’Empire ottoman, c’est le même scénario : on arrête puis on assassine partout les élites arméniennes. Le peuple arménien est décapité. Les soldats arméniens affectés dans les «bataillons de travail» seront assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé eux-mêmes les tranchées qui leurs serviront de fosses communes. Les nazis n’avaient rien inventé. Le peuple arménien fut non seulement décapité mais privé de ses défenseurs. Il ne restait plus aux dirigeants de l’Ittihat qu’à achever le génocide.
L’idée nouvelle et terriblement efficace fut la déportation de toutes les populations civiles arméniennes vers les déserts de Syrie pour des prétendues raisons de sécurité. La destination réelle était la mort. D’après l’ambassadeur des États-Unis à Constantinople, Henri Morgenthau, ainsi que d’après certains historiens, les Turcs n’auraient jamais trouvé seuls cette idée. Ce seraient les Allemands qui auraient suggéré cette nouvelle méthode. 
Bronsart Von Schlöndorff

D’ailleurs, pendant toute la guerre, la mission militaire allemande était omniprésente en Turquie, tandis qu’un général allemand, Bronsart Von Schlöndorff, était l’auteur  d’un ordre de déportation avec une recommandation spéciale de prendre des «mesures rigoureuses à l’égard des Arméniens regroupés dans les bataillons de travail». Or «déportation et mesures rigoureuses» étaient des euphémismes codés signifiant la mort. Quant au commandant Wolfskehl, comte de Rauschenberg, chef d’État-major du gouverneur de Syrie, il s’était distingué lors des massacres des populations de Moussa-Dagh et d’Urfa.  À la fin de 1915, à l’exception  de Constantinople et Smyrne, toutes les populations civiles arméniennes de l’Empire ottoman avaient pris le chemin mortel de la déportation vers un point final : Deir ez-Zor en Syrie sur les conseils allemands.


Le scénario suivi allait inspirer les nazis. Les convois de déportation étaient formés par des regroupements de 1.000 à 3.000 personnes. Très rapidement, on sépare des convois les hommes de plus de 15 ans qui seront assassinés à l’arme blanche par des équipes de tueurs dans des lieux prévus à l’avance. Parfois les convois sont massacrés sur place, à la sortie des villages ou des villes, notamment dans les provinces orientales isolées. Les autres, escortés de gendarmes, suivront la longue marche de la mort vers le désert, à travers des chemins arides ou des sentiers de montagne, privés d’eau et de nourriture, rapidement déshumanisés par les sévices, les assassinats, les viols et les rapts de femmes et d’enfants perpétrés par les Kurdes et les Tcherkesses. Les survivants, arrivés à Deir ez-Zor, seront parqués dans des camps de concentration dans le désert et seront exterminés, par petits groupes, par les tueurs de l’Organisation spéciale et les Tchétchènes spécialement recrutés pour cette besogne. Beaucoup seront attachés ensemble et brûlés vifs.
Deir ez-Zor

À la fin de 1916, le bilan est celui d’un génocide parfait, les deux tiers des Arméniens, environ 1,5 million de personnes, de l’Empire ottoman sont exterminés. Tous les Arméniens des provinces (vilayets) orientales, soit 1,2 million de personnes, d’après les statistiques du patriarcat, ont disparu définitivement d’un territoire qui était le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires. Seuls survivront encore les Arméniens de Constantinople, de Smyrne, quelque 350.000 personnes qui ont réussi à se réfugier en Arménie russe, quelques poignées de combattants arméniens qui ont résisté et se sont cachés dans la montagne et des milliers de femmes, de jeunes filles et d’enfants récupérés par des Turcs, des Kurdes et des Arabes.    
L’Arménie occidentale était anéantie, mais les Turcs ne s’arrêtèrent pas là. Profitant de la retraite de l’armée russe consécutive à la révolution de 1917, la Turquie lança une offensive sur l’Arménie orientale russe. Elle fut arrêtée au dernier moment par une fantastique mobilisation populaire le 24 mai 1918 à Sardarapat, près d’Erevan. Le 28 mai, l’Arménie ou ce qu’il en restait, proclamait son indépendance et devenait, après des siècles de dominations diverses, la première République d’Arménie.

La capitulation, le 30 octobre 1918, de l’Empire ottoman, suscita de vastes espoirs chez les Arméniens  survivants. Mais la Turquie vaincue ne fut jamais démobilisée. Bientôt, face au danger bolchevique et afin d’y faire face, les Alliés se montrèrent de plus en plus bienveillants envers la Turquie qui allait bientôt renaître de ses cendres. À peine arrivé au pouvoir, Mustafa Kemal Atatürk se donna comme priorité, la liquidation du reste de la présence arménienne en Turquie. Avec l’appui bolchevique, il attaqua et écrasa dans un bain de sang la République d’Arménie. Turcs et bolcheviques s’accordèrent sur les frontières d’une Arménie réduite au minimum. Une bonne partie de l’Arménie ex-russe était cédée à la Turquie ; le Karabakh et le Nakhitchevan aux Azéris.
Malgré la présence des Français, les troupes d'Atatürk massacrèrent, en 1920, plus de 25.000 Arméniens à Aïntap, Marach, Zeïtoun, Hadjin et ailleurs. Finalement, la France abandonna les Arméniens à leur sort en 1921 et brada la Cilicie aux Turcs, ce qui provoqua l’exode de tous les Arméniens de Cilicie vers la Syrie et le Liban. En 1922, à Smyrne, les Arméniens furent massacrés pour la dernière fois en Turquie. Il s’ensuivit une dernière et importante vague d’exode. Tous les Arméniens survivants revenus dans leurs foyers après l’armistice de 1918 furent systématiquement chassés. Si le gros du travail du génocide avait été fait par Abdul Hamid et les Jeunes Turcs, Kemal Atatürk l’a parachevé en s’appropriant, en même temps, tous les biens nationaux et individuels des Arméniens. Depuis, tous les gouvernements successifs de la République turque, fondée sur les ruines de l’Arménie, ont toujours nié la culpabilité de la Turquie dans le génocide des Arméniens.

Il était temps que le président Biden, après le pape François, reconnaissent ce génocide en attendant qu’Israël en face autant, quitte à se brouiller définitivement avec ses anciens alliés turcs devenus de plus en plus agressifs et qui menacent de développer leurs relations avec l'Iran. Il est temps de mettre en garde la Turquie qui est en train de préparer, sous couvert du conflit syrien, l’extermination de Kurdes de Turquie. 

2 commentaires:

  1. merci Jacques de ce rappel historique

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  2. Marianne ARNAUD28 avril 2021 à 11:28

    Cher monsieur Bénillouche,

    Comment être insensible à ce vibrant hommage au peuple arménien qui ne fait que souligner la grande injustice qui leur est faite par ceux qui, plus de cent ans après, refusent encore de reconnaître que leurs pères ont été victimes d'un affreux génocide ?
    Me permettrez-vous d'ajouter, qu'à partir des années 1920, les Arméniens fuyant les massacres, ont débarqué sur les quais de la Joliette au port de Marseille et sont remontés jusqu'à Lyon, laissant des communautés dans les principales villes de la vallée du Rhône où elles existent toujours.
    L'histoire des Arméniens en France est très emblématique de ce qu'était cette assimilation à la fraçaise qui a vu les Arméniens faire des réussites incroyables dans nombre de domaines et jusqu'en politique.
    Rappelons, pour mémoire, que lorsque le maire de Lyon, Gérard Collomb, a été faire le ministre de l'Intérieur, c'est Georges Képénékian, Français d'origine arménienne - chirugien-urologue des hôpitaux de Lyon - qui a été élu à la mairie de Lyon !
    Et pour ceux qui voudraient en savoir plus sur les Arméniens de France :

    http://www.acam-france.org/contacts/diaspora-france/rhone.htm

    Très cordialement.

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