BILLET D’HUMEUR
LE YOM KIPPOUR DE MON ENFANCE À TUNIS
Par Jacques BENILLOUCHE
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© Temps et Contretemps
Grande synagogue de Tunis |
Le Yom Kippour à Tunis dans les années 1950/1960 avait un
rituel immuable. Pour les jeunes, la veille de la fête se passait à arpenter le
centre-ville, l’avenue de Paris, jusqu’au parc du Belvédère, juste après
l’office religieux. Notre naïveté nous poussait à chercher des nouveaux
contacts avec les jeunes, garçons et filles, croyant que ce jour-là tout
semblait permis. Il n'existait pas d'heure pour Cendrillon. Tout se passait
autour de la Grande synagogue, centre de réunion des jeunes adolescents et du parc du Belvédère. Il y
avait peu de religion parmi les jeunes juifs tunisiens qui trouvaient là un bon moyen de nouer
de nouvelles relations.
Rabbins ashkénazes |
La curiosité nous poussait souvent vers la salle du
cinéma Vaugirard où des Juifs, «bizarres» à nos yeux, se réunissaient ce
jour-là, dans une sorte de monde à part. Cette visite était pour nous du folklore car ils ne parlaient pas le français entre
eux et leur hébreu des prières nous était incompréhensible. En
effet les rares polonais, qui avaient trouvé refuge à Tunis pendant la Grande guerre,
fêtaient Kippour à leur façon, selon les traditions héritées du Shtetel, des
villages polonais pauvres. Ils avaient échappé au massacre nazi et s’étaient
bien intégrés au pays en contractant mariage avec des juives tunisiennes dans
une mixité réussie. On retrouvait parmi eux le cordonnier le plus
célèbre de Tunis de sa boutique «l’express». Ce folklore venu d’autres
cieux était impressionnant parce qu’il jurait avec l'esbrouffe tunisienne mais c'était la
force de la diversité juive, voire la constance juive.
Grande synagogue de la Hara |
J’adorais cette journée car mon père me la consacrait entièrement. J’ignorais à l’époque que ces journées étaient bénites car son départ vers les Cieux, trop jeune, nous a privés de lui. Sa journée de Kippour avait un déroulement immuable. Il passait la matinée à la synagogue du grand rabbin David Bembaron, près de la rue du Voile, le quartier juif populeux et pauvre. La synagogue était tellement petite qu’elle débordait dans la rue qui était bloquée à la circulation ce jour-là. La prière ne semblait pas fondamentale dans la rue, pour les adultes assis sur des bancs de fortune. Quelques sons parvenaient jusqu'à eux et cela suffisait. Mais mon souvenir le plus percutant fut la promenade de l’après-midi aux côtés de mon père qui était entièrement à moi pour la journée. Il se rendait dans le vieux ghetto de Tunis, la Hara, et faisait systématiquement le tour de toutes les petites synagogues, des dizaines, chacune plus pauvre que l'autre, pour y retrouver son passé, sa jeunesse et ses amis d’antan.
Hara de Tunis |
Il connaissait beaucoup de monde ce qui expliquait l'accueil exceptionnel qui lui était fait. Il était de ceux qui avaient quitté le vieux quartier juif pour s’émanciper dans la zone européenne de la rue Lafayette. J’ai gardé dans ma mémoire ce décor triste qui m’avait marqué en tant que jeune, ces chemins souvent boueux quand ils n'étaient pas pavés, ces rues mal entretenues, ces bicoques dont on ignorait comment elles pouvaient encore tenir, cette pauvreté dans les tenues mais la joie de vivre dans les visages. C’était un autre monde et un autre temps mais mon père aimait s’y plonger, au moins une fois par an pour prouver qu’il n’avait pas renié ses origines.
Rabbins de la Hara (Tableau de Maurice Bismouth) |
Birkat Cohanim |
Nous n’avions pas l’impression d’être dans une
commémoration triste. L'atavisme optimiste des séfarades primait toujours.
C’était pour nous souvent des retrouvailles d’amis et certainement une fête de
famille qui trouvait son apothéose lors de la dernière prière de Kippour, la
Néhila avec la Birkat Cohanim, la demande de pardon à Dieu. Ce texte, chanté en Tunisie, avait été écrit par Moshe Ibn Ezra
(1055-1140) à Grenade. Les séfarades de tous pays ont adopté cette chanson
selon cinq versions différentes, toutes aussi émouvantes durant laquelle, toute
la famille, filles et garçons, se réunissait sous le châle de prière, le taleth du père, pour être bénie par l’un des Cohen, descendant des prêtres du Grand
Temple. Quelques minutes nous transportaient dans la chaleur de la famille,
tous blottis autour du patriarche.
Cette tradition a été transportée à Paris, avec le
même cérémonial jusqu’à ce que les jeunes rabbins séfarades, intoxiqués par les rabbins venus de l'Est, aient
décidé de renier le passé de leur père. Ils ont voulu singer les ashkénazes en
imposant leurs nouvelles règles issues de nulle part. La Néhila devait
dorénavant se faire avec une séparation totale entre sexes, pourtant de la même
famille, car la vue d’une femme pouvait détourner l’attention du fidèle du
droit chemin. Alors plus de réunion entre parents et enfants, seule la prière
comptait.
Il n’y a jamais eu de plus grande dichotomie entre les deux communautés
juives, séfarades d’Orient et ashkénazes de l’Est, que lors de Yom Kippour.
Pour les uns c’est l’espoir et même la joie et pour les autres, le deuil et les
regrets éternels. La persistance de la tristesse. C’est ainsi que
l’anachronisme a surpassé nos traditions, comme si durant plusieurs siècles nos
rabbins tunisiens s’étaient totalement trompés en nous guidant vers le péché. La famille s’est
alors disloquée le jour de Kippour en France. Les orthodoxes ont gagné et ils
ont réussi à nous imposer leur tristesse et même leurs tenues noires de deuil
éternel. Pas de mixité durant la Nehila ce qui éloigna beaucoup de jeunes de la tradition. Mais pour moi, Kippour restera celui de mes promenades à la Hara avec
mon père, parti au Ciel trop tôt, au lendemain de ma bar mitzva, et celui de mon rabbin au gilet de paillettes multicolores,
au pantalon blanc et à la chéchia rouge.
Merci, cher confrère, de m'avoir rajeuni de ...près de 70 ans.
RépondreSupprimerUn article que j'aurais pu écrire presque mot pour mot !
Instant d'émotion à l'évocation du "plus célèbre cordonnier" de Tunis , à l'enseigne de "Chaussures Express", sis au Passage, mitoyen de la patisserie Nathan. Ils étaient deux frères polonais, les
Jakubowicz, Adolphe -oui, Adolphe!- et Heinrich, qui avaient épousé deux Tunisiennes. L'une d'elles, prénommée Emilie, était une des meilleures amies de ma mère. Heinrich et Emilie eurent trois enfants : deux filles, Claudine et Marlène, devenues Nira et Ilana lors de leur alya à la fin des années 50. Et un garçon, Richard, d'un an plus âgé que moi, fut mon tout meilleur ami d'enfance. Et condisciple au lycée Carnot. Ami d'enfance, et d'adolescence, et d'âge adulte... Sur plus de six décennies et trois villes-continents : Tunis, Paris et Tel Aviv. Après ses études d'ingénieur, il fit son alya au tout début des années 70, et fut engagé à I.A.I.-Bedek où il fit toute sa carrière aéronautique. Il a été arraché à mon affection il y a trois ans...
Voilà, ça m'a fait du bien de repenser à lui et parler de lui...Merci à vous.
Chana Tova et bonne fête de Kippour à vous, et autour de vous.
Avec la nostalgie, la nostalgie s'écrit naturellement, directement dans les échos d'un passe disparu. J'allais tout seul à la grande synagogue, l'après-midi c'était la marche dans les jardins du Belvédère jusqu'à la Kouda. Le soir les familles se retrouvaient pour la Brakha des Cohanim, avant le Shofhar. La Synagogue de la Hara, qui date , comme Notre Dame, du 12eme siècle; véritable berceau du Judaïsme tunisien a été démolie par le nouveau pouvoir. C'était l'exode avec des racines coupées.
RépondreSupprimerMerci Jacques. Toutefois, a Jippour, les Juifs ashkenazes n'etaient pas habille en noir et blanc mais au dessus de ce costume ils portaient leur linceul et le talith. Une fois, je devais avoir 10-11 ans, je demandais a mon pere la signification de cethabillement. Il me repondit: "Tu vois celui la avec son linceul, il a l'une des plus grosses ecurues de p....
RépondreSupprimera Paris.
Mon pere connaissait toutes lprieres par coeur et rectifiait le chantre. Il avait perdu la foi avec la Shoah.
Merci pour cet article qui nous rappelle de beaux souvenirs pour ceux qui ont vécu en Tunisie. Je suis parti à l'âge de 12ans et je me rappelle bien de la tradition de la Nehila ou toute la famille etait rassemblée sous le talith du père. Moché
RépondreSupprimerMagnifique texte qui évoque très justement et avec une grande sensibilité ces instants très particuliers ,et avec une fine émotion ce moment de l’année des juifs de Tunisie. Merci
RépondreSupprimerC'est triste que le rite tune de Djerba soit peu à peu abandonné, car il y a de fortes chances que ce soit le rite d'origine de 2ème Temple.
RépondreSupprimerEn effet, j'ai eu l'occasion de fêter un Pessah à Ernakulum-Cochin aux Indes en 1971, et les musiques sont tout à fait proches des nôtres, ainsi que leur histoire, similaire à celle de Djerba.
Que de souvenirs évoqués en cette veille de kipour un rappel super. Hatima tova à toute la communauté.
RépondreSupprimerMerci pour les bons souvenirs qu il me reste de mon père adoré
RépondreSupprimerMerci pour ce beau et émouvant témoignage sur le kippour de notre enfance … j vous invite à lire mon texte sur mes pages Facebook très intimiste . Bonne journée de kippour ainsi qu’à tous nos coreligionnaires
RépondreSupprimerhttps://www.facebook.com/1042636460/posts/pfbid035HaxYtjQeXjpcKXW7N8VmJhqfeJhVZdaZNSjk8soh61AmS4w9j47CszGMBhoK57tl/