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mardi 26 janvier 2021

Le règne de l'émotion par Claude MEILLET

 

LE RÈGNE DE L’ÉMOTION

Chronique d'humeur de Claude MEILLET



          «Rebelote», lui lança son camarade. Stimulé par leur précédent et récent renvoi de balle autour du thème de la religion, il profitait cette fois-ci astucieusement de leur partie de tennis hebdomadaire. En même temps qu’il tentait un service à la Fédérer qui atterrit trois mètres hors des lignes, il reprocha à «ton copain» : Malraux de ne pas avoir prédit que le XXIe siècle serait aussi celui de l’émotion. Il enfonça le clou, en ajoutant que la religion n’était que la pointe visible de l’iceberg émotion. Jonathan, s’étonnant qu’il fût capable, à son âge compléta-t-il pernicieusement, de jouer et parler en même temps, lui répondit «1 à 0. Je mène, à mon tour de servir. Et par ailleurs, pour une fois, je suis presque d’accord avec toi».




Entre deux reprises de souffle, changements de côtés, coups géniaux tentés et ratés, coups tordus rarement réussis, exclamations de victoire ou de désespoirs, les deux vaillants athlètes explorèrent le combat éternel de l’émotionnel avec le rationnel. L’actualité les servait bien. En France, un déchaînement de condamnations horrifiées accompagnait la révélation d’abus sexuels sur enfants d’une personnalité universalo-politico médiatique. À juste titre, sans conteste. Sinon que la voix isolée d’un philosophe téméraire, prônant le principe de justice individuelle, opposé à la tentation de justice de groupe, résonna comme une insulte au sentiment spontané général d’horreur inacceptable.

En Israël, l’extrémisme religieux aboutissait au refus violent des codes de protection contre le corona, au rejet connexe de la vaccination. Avec comme conséquence immédiate un taux de contamination et de décès record. 

Les deux champions se firent plaisir en évoquant l’irrationalité quasi ontologique de la politique. À preuve immédiate, la concomitance de démarche de deux as incontestés du jeu de la lyre émotionnelle, l’ex-président des Etats-Unis et le premier ministre israélien. Fidélisant magiquement derrière eux leur foule de supporters inconditionnels, rendus aveugles par intime conviction des désastres sociaux, éducatifs, sanitaires, financier, judiciaires, d’image internationale, que le règne de leur guide incontestable a provoqué.

Dans ce siècle où l’information devient la matière première, «ton André Malraux» disait le copain au revers tennistique un peu hasardeux, n’avait effectivement pas prévu une autre magie. Celle des réseaux sociaux qui consacrent le règne de l’émotion. Ces réseaux, permettant le partage universel des savoirs, réunissant les intelligences du monde entier, se révèlent de fait, les canaux des pires expressions émotionnelles. Anathèmes, injures, menaces, se déversent allègrement, impunément, en engloutissant sous leurs flots, l’argumentaire structuré, l’énoncé de fait acquit.



Lors d’une de leurs pauses, de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que leur match perdait de sa férocité, ils tombèrent d’accord. La théorie des complots symbolisait bien ce phénomène général. Jonathan se souvint de sa stupéfaction. Deux de ses amies proches, qu’il croyait jusque-là bien connaître l’avaient, dit-il, scotché. Devant lui, entre elles, elles avaient énuméré les raisons qui rendaient clair : que les Américains n’avaient jamais mis le pied sur la lune (un montage d’images fabriquées), que les tours ne s’étaient pas effondrées (une action combinée du Mossad et de la CIA), que Les Protocoles de Sion énonçaient la vraie vérité historique (deux mille ans d’histoire le prouvent), que……Leur militantisme mettait leurs capacités cognitives au service aveugle de leur engagement irréductible, infaillible.

La rage, déclenchée par l’évocation de l’archétype, la théorie du complot Soros, fit rebondir la balle à l’intérieur du carré, pour un nième service à la Fédérer. À la surprise de Jonathan, laissé sans réaction. Ce complot, lié au milliardaire George Soros. Accusé par tous les antisémites de la terre de contribuer souterrainement à la «domination juive» mondiale, par tous les responsables populistes de propager la domination internationale du capitaliste.

Ils tombèrent d’accord encore, sur le phénomène en très grande partie responsable de cette victoire de l’émotion sur la raison. La médiatisation. Qui, par nature, appuie et amplifie la dimension émotionnelle. «La puissance des mots, la force de l’image» se réduit à la force des images. Qui écrase le commentaire, efface la perspective. Qui, sous le fouet de l’actualité, sans cesse renouvelée, réduit le temps passé à une succession de temps présents. Qui démultiplie l’impact instantané. Qui s’appuie sur, et ne fait que renforcer l’individualisme grandissant.



Tout effort demandant récompense, les deux combattants se retrouvèrent devant un verre hautement mérité. Ce qui leur permit de creuser le sujet. «Le bon sens, étant la chose au monde la plus partagée», selon Descartes, pourquoi donc les humains, de tout temps sans doute, mais encore plus maintenant, se roulent avec délectation dans leurs sentiments plus que dans leur jugement ? Préférant la Fée Carabosse, à l’Idée de Platon, au Stoïcisme de Bouddha, à la Raison de Descartes, la Morale de Kant, l’Histoire de Hegel ?

«Simplissime, affirma son ami à Jonathan. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est ton autre ami, Einstein. On peut tout croire, car tout est relatif». Diagnostic définitif, qui contraignit Jonathan, émotionnellement impressionné, à resservir un verre.

3 commentaires:

  1. Véronique Allouche21 janvier 2021 à 20:33

    Quelle jolie plume que celle de Claude Meillet! Son article m’a amenée à réécouter l’interview d’Alain Finkielkraut sur l’affaire Duhamel , il parle du lynchage médiatique qui dénonce et qui condamne sans avoir tous les éléments de cette affaire. Ceci m’a rappelé l’époque où Dominique Baudis fut trainé dans la boue par le tribunal médiatique alors qu’il était totalement innocent.
    À cet égard le titre de l’article est bien trouvé, l’émotion remplace la réflexion.
    Merci à vous.

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  2. Claude, tu te gaspille sur le bord de mer de Tel Aviv avec un copain à la con. Si ce copain possedait ton talent, il n'aurait pas passé sa vie à se casser l'échine pour mettre au monde les admirateurs de Bibi.

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  3. Ce "règne de l'émotion" dont vous parlez si bien, ne pourrait-on pas l'appeler plutôt : le règne de la démagogie ? Tout homme politique, qui a été ou veut être élu, n'est-il pas amené à être démagogue ? C'est en tous cas la thèse de Raphaël Doan qui, en introduction de son ouvrage lumineux : "Quand Rome inventa le populisme" écrit : "...La démagogie n'a pas de programme politique, encore moins de pensée ou de philosophie politique ; son contenu est par essence variable et changeant de jour en jour et d'auditoire en auditoire..."

    Dans ce "premier essai époustouflant", l'ancien élève de l'ENM et de l'ENA, agrégé de lettres, de vingt-six ans, fait un rapprochement saisissant entre les situations politiques actuelles et celles de la Rome du Ier siècle avant Jésus-Christ, où les "populares" (nos populistes) sont opposés aux "optimates" (nos élites).

    Jonathan a donc raison de s'émouvoir : il semblerait bel et bien que quelque chose ait échappé au "copain" Malraux !

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