Dalia Ghanem |
L’Institut Français des relations
Internationales a proposé le 19 juin, sous ce même titre, une séance consacrée
à la situation actuelle en Algérie. Présidée par Dorothée Schmid, responsable
du programme Turquie Moyen-Orient, elle a permis d’entendre Dalia Ghanem,
chercheuse associée à l’IFRI et dont l’expertise était idéale pour un tel
sujet. Elle-même algérienne, cette politologue s’est naturellement spécialisée
dans son pays d’origine mais aussi dans d’autres domaines concernant le monde
arabe : djihadisme,
radicalisation, violence politique, participation des femmes dans les armées
comme dans les groupes rebelles.
Docteur en sciences politiques, Dalia
Ghanem est chercheur résident au «Carnegie Endowment for International
Peace, Carnegie Middle East Center» à Beyrouth. Mais son regard sur les
évènements en Algérie n’était pas celui d’une «chercheuse en chambre»,
puisqu’elle vient de faire six séjours là-bas, pratiquement depuis le début des
manifestations monstres, manifestations auxquelles elle a parfois participé.
Petit rappel des évènements : la
candidature d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République pour un
cinquième mandat – il avait fallu pour cela modifier la constitution – a mis le
feu aux poudres à partir du mois de février. Une population révoltée et se
sentant humiliée ne supportant pas qu’un vieillard invalide, hospitalisé en
Suisse et soi-disant apte à gouverner le pays, soit choisi par un pouvoir
opaque prêt à tout pour maintenir ses privilèges. Dès le 1er mars,
un million de personnes réclamaient son retrait des élections, et leur nombre
allait gonfler de vendredi en vendredi, à travers tout le pays.
Ce fut un choc, dans une Algérie qui était
passée au travers des «Printemps arabes» de 2011 et des années
suivantes, alors qu’on disait le peuple frileux et craintif après les 200.000
morts de la «décennie noire» des années 1990. Après avoir renoncé mais
tenté de prolonger son quatrième mandat, Bouteflika est contraint à la
démission le 2 avril, mais cela ne suffit pas aux foules qui continuent de
manifester pacifiquement. Peu à peu, d’anciens caciques du pouvoir, chefs du
gouvernement ou ministres, hommes d’affaires ou membres du clan familial
renversé sont arrêtés ou renvoyés devant les tribunaux. Mais cela ne permet pas
non plus de débloquer la situation, et un face à face se fige entre une révolte
sans leaders et le vrai homme fort du régime, le chef d’État-major et général
Ahmed Gaïd Salah.
Gaid Salah |
Dalia Ghanem a raconté qu’elle avait
d’abord eu des doutes sur le résultat des manifestations – qui réunissaient au
début surtout des étudiants – mais que leur détermination l’a vite convaincue
que cela allait durer. La situation est maintenant intenable, car deux forces
s’opposent et n’arrivent pas à discuter. D’un côté le mouvement populaire (en
arabe «Hirak»), de l’autre l’armée. Le mouvement n’a ni leaders, ni
revendications précises, et il récuse tous les partis politiques existants,
islamistes ou non. Le chef d’État-major, de son côté, fait des déclarations
chaque vendredi après les manifestations, et répète qu’on ne peut satisfaire
leur principal mot d’ordre : «ils partiront tous», car cela suppose
que tous les cadres du pays seraient démis de leurs fonctions, donc l’anarchie
la plus totale.
Cette position de l’armée semble à
première vue raisonnable, on pourrait même – un intervenant lors du débat a
fait le parallèle – penser aux manifestations stériles des Gilets jaunes
de l’autre côté de la Méditerranée. Mais l’Algérie n’est pas la France, la
démocratie n’y est qu’une façade, et il faut rendre hommage à cette jeune
politologue algérienne de ne pas avoir parlé la langue de bois. Si les millions
d’Algériens se méfient de toutes les issues politiques qu’on leur propose – y compris
des nouvelles élections – c’est qu’ils savent à qui ils ont affaire.
«Le
régime est opaque et complexe» ; «il fragmente, coopte, divise
c’est une technique utilisée depuis des décennies» ; «l’Algérie a
un régime hybride, mixte de démocratie – liberté relative de la presse – et
d’autoritarisme» ; «on ne connait pas précisément les acteurs qui
dirigent, il y a trois cercles, le premier constitué des chefs de l’armée
(entre 150 et 200 personnes), le second des leaders politiques proches de
l’armée, et le troisième des hommes d’affaires».
Mais où et quand avez-vous
pu entendre cela aux nouvelles sur une télévision française ? A part une
sympathie exprimée aux manifestants lorsqu’on a réalisé qu’il s’agissait d’un
vrai séisme politique ; aucun présentateur des J.T, aucun «expert»
faisant un service minimum n’aura osé jamais dire ce que Dalia Ghanem a su
résumer en quelques phrases : il reste trop d’intérêts économiques, et trop
de complaisances accumulées depuis plus d’un demi-siècle !
Pourquoi ce discrédit des partis
politiques algériens ? Pour elle, l’opposition est discréditée, car le
régime a su corrompre et coopter aussi bien des leaders kabyles, islamistes ou
de gauche : c’est pourquoi leurs leaders ont été systématiquement expulsés
des manifestations. Et l’armée ? Gaïd Salah répète «qu’elle est au
service des intérêts supérieurs de la nation». Elle est moderne, de plus en
plus professionnelle, et elle a appris des erreurs du passé comme pendant la
décennie noire, où la répression contre les djihadistes s’est accompagnée aussi
de tueries contre des innocents. Elle a évité, depuis le mois de mars, de faire
basculer le pays dans la violence, et cela a bien sûr été facilité par le
caractère absolument pacifique des manifestants.
Mais que veut-elle dans le fond ?
Auréolée par la guerre d’indépendance, elle a «une vision messianique de sa
mission». Elle veut conserver et son budget – qui est impressionnant – et
son immunité. Questionnée, elle a précisé que c’est l’état d’esprit de tous les
soldats et officiers, jeunes comme vieux. Ceux qui ont été formés en Occident
conservent la même idéologie, ce qui peut effectivement surprendre. Cela étant,
optimiste, Dalia Ghanem ne prévoit pas un scénario apocalyptique comme en Syrie.
Contrairement à ce dernier pays où les clivages religieux étaient dominants
dans l’armée, en Algérie le service militaire est vraiment universel et les
appelés réfléchiront avant de tirer sur leurs propres familles. Et le spectre
de dix millions d’Algériens fuyant un pays à feu et à sang n’est pas crédible :
au contraire – information étonnante – le flux des départs est presque stoppé ;
des Algériens de la Diaspora viennent passer le week-end dans le pays, pour se
joindre aux manifestants du vendredi.
Plusieurs questions ont été posées dans la
salle. Quel est l’impact de ces évènements sur la situation économique ?
Le pays pourrait encore tenir deux ou trois ans comme cela, même si la
situation est beaucoup moins brillante qu’en 2011, lorsque le régime avait «acheté»
la tranquillité par des mesures sociales et des subventions : à l’époque,
les réserves en devises étaient de 200 milliards de dollars (l’Algérie avait
alors le huitième rang mondial dans ce domaine), il n’en reste que 80.
Les Algériens sont-ils conscients de cette
réalité ? Pas vraiment selon la conférencière, car tout le monde s’est
habitué à une «économie rentière» fondée presqu’uniquement sur le
pétrole. Certes, tout le monde sait qu’une partie de l’argent est confisquée
par le régime, mais les gens profitent aussi à leur niveau de la corruption. Et
ceci explique que les revendications se limitent au champ politique, et pas
encore à la gestion économique.
Où en est la répression ? Pour le
moment, il y a eu quelques manifestants arrêtés, mais ils sont rapidement
libérés. Les policiers se contentent d’intimidations, mais cela peut devenir
plus sérieux à l’avenir.
Y a-t-il encore un danger
djihadiste ? Pour Dalia Ghanem, la ligne de Bouteflika a été de poser un
manteau opaque sur les années noires. On n’a pas hésité à réhabiliter 15.000
combattants du GIA, mais le discours officiel – «on est tous frères» -
ne suffira pas à long terme. D’autres pays, comme l’Afrique du Sud postapartheid,
ont su faire un travail de mémoire pour essayer de réparer moralement les
fractures du passé.
Combattants Aqmi |
Quelle est l’influence des islamistes dans
la société ? Il faut distinguer trois types de militants : les vrais
terroristes, ceux de l’AQMI, sont repliés vers le Sahel où se situe maintenant
l’épicentre africain de la lutte anti-terroriste ; les «modérés» ont
joué la carte des élections, même manipulés par le régime, ils sont donc
totalement discrédités ; enfin les salafistes du «Dawla Salafiya»
se disent apolitiques, tout en ayant une vraie influence sur une partie de la
société ; ceux là aussi ne représentent pas une force importante dans la
contestation actuelle, qui mêle en fait toutes les couches de la population.
Depuis 1961! l'«économie rentière» fondée presqu’uniquement sur le pétrole a empéché l'Algérie de mettre en place les fondements d'une économie, d'une industrie et d'une agriculture locales modernes. Il est peut être trop tard.
RépondreSupprimer