L’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) a fêté le 10 avril, avec un faste exceptionnel, ses 40 ans dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et devant un parterre de personnalités, ambassadeurs, journalistes et universitaires. J’ai assisté à l’ensemble des allocutions et tables rondes de la matinée, résumées ici.
«L’avenir de l’Europe face à la compétition sino-américaine» était
un sujet vraiment bien choisi, alors que le monde sort de décennies de
libéralisme pour entrer dans une phase de compétitions économiques brutales et que
la Chine n’en finit pas de monter en puissance face à une administration
américaine devenue imprévisible. Et alors que, hélas, l’Union Européenne vit
une véritable crise, avec un Brexit qui peut très mal finir, la montée des
nationalismes partout, et surtout un manque de résolution et de coordination
des gouvernements au pouvoir.
Bruno Lemaire, ministre de l’économie et
des finances, devait faire une allocution d’ouverture particulièrement
brillante, sans notes et qui a suscité de longs applaudissements en réponse à
ses accents de sincérité. Quelques extraits : «l’Union Européenne ne
peut pas être seulement un marché unique mais elle doit aussi être un «Empire
paisible», face à la Chine et aux USA. Le pire est possible, comme le
Brexit» ; à propos des sanctions américaines contre l’Iran : «Nous
refusons une justice extra territoriale» (petit bémol que j’ai relevé
aussi : «Les Européens pourront aussi décider de sanctions, mais ce
sera alors leur décision»).
Lemaire a poursuivi : «Il faut
consolider la zone Euro, il ne faut plus attendre. Le budget européen est une
nécessité ainsi que l’union bancaire des plus gros établissements financiers,
face aux géants chinois et américains. L’industrie automobile de demain se fera
autour des véhicules électriques, si nous n’investissons pas massivement dans
le secteur, nous ne serons plus que des carrossiers. Le conflit entre Boeing et
Airbus voulu par l’administration Trump est un affrontement absurde car les
deux groupes sont imbriqués, chacun utilisant des composants fabriqués de part
et d’autre de l’Atlantique, s’il y a conflit, les gagnants seront les Chinois
qui développent leur industrie aéronautique. Nous
n’investissons pas assez dans les technologies nouvelles, les opérations de
capital risque ont été en 2018 de 100 milliards d’euros aux USA, 80 en Chine,
et seulement 20 en Europe». Et il a fini par un vibrant plaidoyer pour l’Europe,
qu’on ne doit pas sacrifier au nationalisme : « Il y a une culture
européenne. On peut être profondément patriote et viscéralement européen».
Thierry de Montbrial, fondateur et
président de l’IFRI, a fait une présentation à la tonalité nettement moins
enthousiaste que Bruno Lemaire. Son récit des dernières décennies, depuis 1979
où on était encore en pleine guerre froide, en passant par 1989 où on a cru
avec la chute du Mur de Berlin à «la fin de l’Histoire» prédite par
Francis Fukuyama, et par les interventions militaires malheureuses des
Etats-Unis, m’a semblé critique par rapport aux Démocraties, et discret par
rapport aux responsabilités des brutes qui sont successivement apparues : hier
le Djihadisme international, aujourd’hui la Russie de Poutine.
La première table-ronde était modérée par
la journaliste Christine Ockrent, et avait pour thème «A quelle espérance l’Europe
peut-elle répondre dans le monde de demain ?». Le panel était vraiment
international, puisqu’il comprenait : Franziska Brentner, députée au
Bundestag, Jean-Louis Bourlanges, député et vice-président de la commission des
affaires européennes de l’Assemblée Nationale, Bernardino Leon, espagnol et
ancien représentant spécial de l’Union Européenne pour la Méditerranée du Sud,
et Igor Yurgens, russe et président du think tank, «l’institut de
développement européen».
Christine Ockrent allait «titiller»
le représentant russe à propos des manœuvres de son pays pour déstabiliser
l’Union Européenne ; il lui répondit en se disant indépendant et non
représentant de Poutine, mais ses propos – certainement représentatifs de
l’opinion dominante dans son pays – renvoyait toutes les critiques dans le camp
de l’U.E : «Poutine a fait toutes les ouvertures possibles au début des
années 2000. C’est vous qui êtes intervenus dans les Etats périphériques
comme l’Ukraine, ce qu’on a ressenti comme une menace». A cela, Jean-Louis
Bourlanges devait répliquer qu’au contraire, l’U.E avait résisté aux tentatives
américaines de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN.
La députée allemande devait insister sur
une spécificité des Européens par rapport aux autres grandes puissances :
la lutte contre le réchauffement climatique, qui pourrait en plus nous
positionner dans des énergies et industries nouvelles. Bernardino Leon, de son
côté, devait reconnaitre l’échec total des Européens après les révolutions
arabes : ils n’ont rien pu faire pour la Syrie, la situation en Libye est
chaotique, nous sommes désarmés par rapport à ce qui se passe en Algérie ;
reste la Tunisie qu’il faudrait aider davantage. Jean-Louis Bourlanges, enfin,
a eu une formule percutante et qui a été très applaudie : «Nous
Européens nous n’avons jamais répondu à trois questions, qui sommes-nous ?
Que voulons-nous faire ? Comment voulons nous agir ?»
«L’Europe et l’Afrique» fut le thème
suivant, avec une conversation entre Thierry de Montbrial et Louise
Muschikiwabo, ancienne ministre des affaires étrangères du Rwanda – qui vient
de commémorer les 25 ans du génocide de 1994 -, et depuis quelques mois
secrétaire générale de la Francophonie. Cette dernière devait parler de manière
directe, en reprochant plusieurs choses aux Européens et aux Français en
particulier : «Les relations avec nous sont toujours vues dans la
rubrique de l’aide, et pas d’un vrai partenariat à égalité. Il n’y a aucune
discussion sérieuse entre l’U.E et l’Afrique sur la question des migrants. La
Francophonie n’est pas estimée à sa juste importance par la France elle-même».
Sylvie Kauffmann |
Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale du
journal Le Monde, devait modérer la table ronde suivante sur la
thématique «L’avenir de l’Europe vu des Etats-Unis et de l’Asie» :
un sujet immense, qui aurait mérité des échanges plus longs. Sont intervenus
John Allen, président de la Brookings Institution, et Kishore Mahbubani,
professeur de la National University of Singapore. J’ai trouvé
l’Américain assez consensuel, rappelant les liens transatlantiques qui pour lui
ne seront jamais altérés, et plaidant pour des relations pragmatiques avec la
Chine. L’expert venu de Singapour devait, par contraste, évoquer les
bouleversements qui ont transformé l’Asie en quelques décennies. Comme devait
le dire dernièrement le numéro un chinois, «nous avons accompli en trente
ans ce que vous avait fait en trois siècles». Or les Européens ne le
comprennent pas, ce qu’il illustra par une image : «Vous étiez habitués
à voyager en avion en première classe avec les Asiatiques en classe économique,
vous ne comprenez pas qu’ils partagent maintenant votre cabine». Sur les
risques de guerre avec les Etats-Unis, il n’y croit pas, disant que le Chinois
ont vraiment réfléchi sur l’écroulement de l’URSS, qui s’était épuisée dans des
aventures militaires : leur conquête du monde sera économique et
pacifique. Sur la menace russe, Kishore Mahbubani a été très rassurant :
la Russie ne pèse rien par rapport à la Chine, or elle a une très longue
frontière commune avec elle ; et dans quelques décennies les Russes
finiront par se rapprocher des Européens, et peut-être aussi des Américains.
La dernière table-ronde de cette matinée
était vraiment passionnante. Modérée par Marc Hecker, directeur des
publications de l’IFRI, elle nous a permis d’entendre Thomas Gomart, directeur
de cet institut, et Jean-Louis Gergorin, ancien directeur du Centre d’Analyse
et de Prévision du Ministère des Affaires Etrangères. Les propos de ce dernier
était vraiment inquiétants, car nous ne réalisons pas encore vraiment ce que
sont les cyber guerres. Quelques extraits : à propos des cybermenaces : «c’est la
fusion de Clausevitz (domination totale de l’adversaire) et de Sun Tzu (on
obtient ce qu’on veut en évitant une vraie guerre)». Première dimension de
la cyberguerre, la dimension «intimidation» (exemple vécu par
l’Allemagne récemment, et qui venait probablement de hackers russes : la pénétration
de l’informatique pilotant les réseaux d’électricité, pour démontrer qu’on peut
paralyser un pays). Deuxième dimension, la manipulation de l’information : les faux profils
sur les réseaux sociaux permettent d’influencer l’opinion (citation du
mouvement des Gilets jaunes, probablement infiltrés). Troisième méthode encore
plus inquiétante, ce qu’il appelle «l’infox profonde», avec par exemple
la réalisations de fausses vidéos (on peut ainsi déstabiliser des responsables
d’Etats, diffuser un faux entretien d’Emmanuel Macron avec un dirigeant
européen).
Des évolutions technologiques majeures se
préparent, qui vont fragiliser toutes nos connexions : on aura un jour 20
milliards d’objets connectés et cela créera une forte vulnérabilité ; la 5G est
aussi une menace, or c’est la Chine qui la développe avec ses fameux
smartphones Huawei, qui peuvent intégrer des logiciels espions. Or chez nous en
Europe, seuls quelques milliers d’ingénieurs informaticiens dépendant de la
Défense Nationale sont mobilisés, et c’est très insuffisant. Jean-Louis
Gergorin devait aussi citer Israël, «grande puissance en devenir», et
qui est beaucoup mieux préparé que nous à ces menaces.
Thomas Gomart et Marc Heckert devaient,
enfin, évoquer les autres dimensions de cette cyberguerre, avec la fragilité
des réseaux, et en particulier les câbles sous-marins qui peuvent être attaqués.
RépondreSupprimerAlors que la France se défait au profit d'une Union Européenne qui dès son origine a été construite, non pour devenir la patrie des peuples européens, mais juste pour être un grand marché dominé par les États-Unis, il est plaisant d'apprendre que - ce qu'en d'autres temps on aurait appelé un "comité Théodule"- l'IFRI s'était réuni "avec un faste extrême" !
Au moment où 80% de nos lois obéissent à des directives de la Commission européenne, où nos élites ont accepté notre désindustrialisaton au profit de l'Allemagne, ainsi que des transferts de compétences considérables, et où de surcroît, nous sommes maintenant soumis au droit d'extraterritorialité du droit américain - qui a pu voir condamner BNP Paribas à payer 9 milliards de dollars d'amende - il est plaisant d'apprendre que certains puissent prendre plaisir à entendre monsieur Le Maire pérorer "sans notes" !