Dimanche 26 février 2017, mon sujet était d'une actualité brûlante, après la vague d'attentats que nous avons connus en France depuis deux ans. Mon invité, Karim Ifrak, était parfaitement qualifié pour parler de la lutte contre la radicalisation. Il a en effet un profil très riche, puisque c'est à la fois un chercheur et un homme d'action. Né au Maroc, il a fait ses études supérieures en France, à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, dans deux domaines complémentaires et où on manque de référents : l'Islamologie et l'Histoire de la pensée.
De culture musulmane, ce n'est
cependant pas un acteur du religieux. Chercheur au CNRS, islamologue, sa
lecture du Coran est celle d'un expert, d'un technicien en quelque sorte,
capable d'apporter une lecture scientifique et non mystique des textes. Il est
donc parfaitement au courant des lectures et manipulations faites par les courants
dits de l'islam radical. Mais c'est aussi un homme d'action, courageux et avec
un agenda très clair : il participe, en France et ailleurs, à des colloques,
des réunions d'experts, des rencontres interreligieuses où de plus en plus
d'intellectuels explorent toutes les pistes possibles pour lutter contre la
radicalisation.
Karim Ifrak a commencé par préciser
les outils qu'il utilise pour ses recherches au CNRS. Plusieurs savoirs sont
convoqués : la sociologie, l'Histoire du monde musulman, l'Histoire des
différents pays musulmans, les sciences de linguistique (philosophie du
langage, et étude des éléments du discours). Son travail de terrain consiste en
des conférences, des rencontres avec des experts et des dialogues inter
religieux. Il participe aussi aux activités du Projet Aladin.
J'ai demandé à mon invité s'il
pensait que la radicalisation des jeunes ayant conduit à des attentats au nom
de l'État islamique est analogue à celle du passé, il y a une trentaine
d'années, «Action Directe», «Brigades Rouges»,
etc. Pour lui, aucune analogie n'est possible. Les terroristes d'aujourd'hui
s'inscrivent dans un autre agenda. Les organisations djihadistes ont engagé une
lutte internationale, et leurs moyens sont beaucoup plus importants. J'ai alors
souligné qu'à notre époque, de nombreuses manifestations dérapaient, avec une
violence virtuelle très forte sur Internet, dans les réseaux sociaux : est-ce
qu'on ne peut pas parler aussi d'un processus de radicalisation, au delà de la
minorité musulmane ? Pour Karim Ifrak, oui il y a des analogies, mais les
auteurs d'attentats ont «basculé» ; les nouvelles
technologies alimentent les idéologies de la radicalisation, mais la violence
correspond à une autre dimension, bien spécifique.
Autre question, l'opposition entre
les théories d'Olivier Roy et de Gilles Kepel à propos du processus de
radicalisation menant au terrorisme islamiste. Le premier dit que le phénomène
djihadiste n'est pas la conséquence d'une «radicalisation
de l’islam», mais d'une «islamisation
de la radicalité». Le second pense au contraire qu'il faut voir en
face une idéologie salafiste. Mon invité pense d'abord qu'il y a un véritable
brouillard pour interpréter la radicalisation. Il ne croit pas que l'une ou
l'autre théorie soit totalement pertinente. Il est faux de dire que les jeunes
qui basculent ne connaissaient rien à l'islam, en fait «ils ont choisi
cet islam-là». Et les deux théories versent dans «l'essentialisme».
Quelles
sont les idéologies à la manœuvre pour manipuler les terroristes ? On lit dans la
presse, à propos de la radicalisation islamiste, des références fréquentes à
des mouvances ou des tendances plus ou moins structurées et qui ne sont pas
identiques : les salafistes, les intégristes ou wahhabites et les Frères
Musulmans. Ont-ils le même agenda ? Et qui sont potentiellement les pires ? Pour
Karim Ifrak, non seulement les idéologies sont différentes, mais il y a
antagonisme.
Le wahhabisme n'a pas un agenda
politique. Le Qatar a été, par exemple, «wahhabisé» par
l'Arabie Saoudite. On a affaire, avec eux, à un islam rigoriste mais qui n'est
pas forcément dangereux. Le vrai danger provient du «takfirisme»,
autre idéologie qui selon lui n'a rien à voir, ni avec le wahhabisme, ni avec
les Frères musulmans. Le takfirisme est un mouvement qui est né au début
des années 70, au sein des Frères Musulmans. Certains parmi eux se sont dits
que les actions politiques n'étaient plus suffisantes. Le Takfir
consiste à excommunier, ceux qui ne sont pas considérés comme musulmans, mais
aussi tous les non- musulmans considérés comme des «koufars»,
des mécréants. Le takfirisme - inspirateur direct de l'État islamique - conduit
donc fatalement à la violence.
Il est courant de lire à propos des
discours de l'islamisme radical : «certes ils s'appuient sur une
lecture littéraliste de certains versets du Coran, comme le font les salafistes
; mais il serait possible de le contrer par une démarche pédagogique».
Comment faire ? Mon invité pense qu'une des méthodes qui pourrait être la plus
efficace serait l'information, mais une information rigoureuse : Monsieur
tout le monde ne peut pas commenter les textes coraniques. Il a aussi
rappelé que les questions du djihad, du «recours à la violence
légitime», sont normalement du recours de l'État au niveau du monde
musulman, il faut le rappeler aussi aux apprentis djihadistes. En tout cas, ce
qui a été fait en France - en particulier le prêche contre la violence lu dans
toutes les mosquées après les attentats de novembre 2015 - est tout à fait insuffisant.
J'ai évoqué ensuite l'influence
délétère d'Internet sur des jeunes paumés, qui ne connaissent rien à l'islam et
vont interroger le Cheikh Google. Or les forums les plus fréquentés sont
ceux des salafistes ; il y aussi les théories du complot, presque toujours
antisémites et qui ont beaucoup de succès. À nouveau, Karim Ifrak a voulu
distinguer les salafistes ; il y a les salafistes purs et le salafisme
djihadiste. Les premiers sont naïfs, rigoristes, mais pas forcément violents.
Pour contrer leurs discours, il faut que l'État, les universités, etc. aient
recours à des spécialistes pour tenir des contre-discours. Or cet effort n'a
pas encore été fait.
Dounia Bouzar |
Selon l'anthropologue du fait
religieux Dounia Bouzar, les départs volontaires pour le djihad sont le
résultat d'un embrigadement semblable à celui d'une secte, Internet jouant un
rôle fondamental en isolant ceux qui se radicalisent ; et l'islam ne ferait pas
partie au départ du discours de recrutement; Par contraste, le psychanalyste Fethi Benslama pense qu'assimiler la radicalisation
à un phénomène sectaire est beaucoup trop réducteur : pour lui, il y a toute
une dimension psychologique dont il propose plusieurs clés, comme les failles
identitaires, un idéal blessé, et l'angoisse de vivre dans un monde sécularisé.
Fethi Benslama |
Comment faire pour combattre ces
traumatismes ? En réponse, mon invité a dit son désaccord avec l'approche de
Dounia Bouzar. Il ne pense pas du tout que l'assimilation à une secte soit
pertinente. Il y a eu beaucoup de jeunes qui sont allés faire le djihad,
l'influence humaine a certainement joué un rôle et il ne faut pas tout réduire
à Internet. En ce qui concerne l'approche de Fethi Benslama, il pense qu'il
faut bien distinguer deux phases, le «glissement» et le «basculement».
Le glissement, c'est le fait de se radicaliser petit à petit, le basculement
correspond à la décision de passer à l'action violente, et il se fait ou non
selon les individus. Par ailleurs, on n'a pas auditionné les milliers de
volontaires pour le djihad ; on ne sait donc pas du tout s'ils ont tous eu
des traumatismes. Enfin, et si on revient aux origines de l'islam, les
centaines de milliers de personnes, qui à l'époque se sont engagés pour le djihad,
n'étaient pas des victimes de traumatismes.
La question de la radicalisation est
donc quelque chose de très complexe. C'est en fait un phénomène enraciné dans
l'islam contemporain depuis des dizaines d'années, qu'on n'a pas fini
d'étudier. Et pour cela, toutes les ressources et toutes les bonnes volontés
doivent être utilisées.
Bonjour Monsieur Corcos,
RépondreSupprimerVotre article est intéressant mais où est la solution lorsqu'on sait qu'en France le premier centre de déradicalisation qui devait être suivi par d'autres ouvertures va bientôt fermer ses portes faute de "clients volontaires ".
L'impuissance à maîtriser ce phénomène mortifère du djihadisme islamiste apparaît comme certain et l'état d'urgence, destiné à rassurer la population, n'a pas empêché l'attentat de Nice.
Dans ces conditions et à l'heure actuelle, le danger est réel à l'aube de l'élection présidentielle de voir apparaître un parti politique prônant la fermeture sur soi en pensant régler le problème par la haine des autres.
Bien cordialement
Bonjour Madame Allouche.
RépondreSupprimerMerci pour votre intérêt et pour votre commentaire.
Je me réjouis, tout d'abord, que vous évoquiez à la fin le danger du Front National à deux mois des élections. Oui, ce danger est réel, et il est insupportable que dans notre Communauté des inconscients fassent la propagande de Marine Le Pen !
Le fond du sujet, maintenant : je pense - mais on devrait consacrer au sujet une autre émission - qu'il faut bien distinguer "radicalisation" et "dé radicalisation". Oui, la dé radicalisation a été un échec, partout et c'est inquiétant. Quand des jeunes ont "basculé" comme le dit Karim Ifrak, il est trop tard pour les récupérer ; d'où la forte angoisse en cas de retour de ceux qui sont partis faire le djihad en Syrie ou en Irak.
Par contre, oui il faut lutter contre la radicalisation : une lutte difficile, on n'arrivera pas à gagner partout et tout le temps, mais c'est comme une maladie, on essaie de limiter au maximum sa propagation.
Bien cordialement.