Le 31 janvier dernier, je recevais
Pierre Vermeren. Historien, arabisant, professeur d'Histoire contemporaine à l’Université Paris-I
Panthéon-Sorbonne,
il a déjà consacré plusieurs ouvrages au Maghreb et en particulier au
Maroc. Nous avons parlé de son dernier
livre, «Le choc des décolonisations - De la Guerre d'Algérie aux Printemps
arabes». C'est un ouvrage impressionnant de 330
pages, dont l'ambition dépasse celle de ses livres précédents dans la mesure où
il parle de toutes les anciennes colonies françaises, et pas seulement de
l'Afrique du Nord. Sa perspective historique évoque largement le statut de ces
pays à l'époque coloniale, et rappelle aussi les conditions, par endroit
tragiques, de la décolonisation.
Pierre Vermeren |
J'ai retrouvé Pierre Vermeren -
découvert en 2004 pour son livre déjà iconoclaste «Maghreb, la démocratie
impossible» -, dans l'originalité de son approche, qui aborde toutes les
dimensions de ces sociétés, et dans sa dénonciation argumentée de ce que fut la
gouvernance de ces pays. Comme il l'écrit dans l'introduction : «L'échec des
élites décolonisées du Sud se double d'un gros mensonge des élites du Nord :
sous couvert d'amnésie, de respect de la souveraineté des anciennes colonies,
et derrière le cache misère du tiers-mondisme, les élites du Nord n'ont jamais
regardé en face les sociétés du Sud, leurs impasses et les mensonges de la
décolonisation sans les peuples».
En 1945, les émeutes de Sétif et la
proclamation d'indépendance du Vietnam par Hô Chi Minh annoncent le processus
de décolonisation. Or cela va prendre 17 longues années, des guerres en Algérie
et au Vietnam, contrairement à toutes les autres puissances européennes qui vont
décoloniser presqu'en douceur à l'exception du Portugal. Comment l'expliquer ? D'abord,
la France a été dévastée par la Seconde Guerre Mondiale, et les dirigeants vont
se dire à la Libération que le seul moyen de restaurer sa puissance nationale
et internationale, c'est de garder son empire. Or les élites des peuples
colonisées vont penser de leur côté que c'est le moment d'en sortir, d'où le
clash. L'Algérie en revanche avait été carrément intégrée au territoire
français avec des départements comme en Métropole.
Harkis en Algérie |
Le bilan de ces guerres coloniales a
été terrible, et Pierre Vermeren l'a confirmé. En Indochine, un habitant sur 30
tué ou blessé ; à Madagascar, la répression de 1947 fait des dizaines de
milliers de morts, et ces tueries n'ont pas du tout été médiatisées. Mais il y
a eu surtout la guerre inutile en Algérie, dont aucun but n'a été atteint
puisque les Européens n'ont même pas pu rester sur place : entre 300.000 et
460.000 Algériens tués par l'armée française, en majorité civils ; 40.000
Français tués ; 70.000 harkis engagés avec l'armée française, tués, y compris
ceux abandonnés par la France en 1962 ; et entre les tués et les exilés, 20% de
la population a disparu.
Quels en ont été les récits
officiels après l'indépendance de 1962 ? Côté français c'est l'amnésie, un
oubli décidé par De Gaulle, accompagné d'un déni : «il n'y a pas eu de
guerre, donc pas d'anciens combattants», et la volonté d'entrer dans la
construction européenne et la modernisation du pays. Pierre Vermeren a ainsi
évoqué les livres d'Histoire durant l'année où il a passé le Bac, où tout
s'arrêtait encore en 1945. En Algérie au contraire, le pays s'est construit
après l'indépendance sur un récit idéologique, mythique, avec un ou deux
millions de martyrs (tout le monde sait là-bas que ces chiffres sont faux, mais
cela fait partie de l'idéologie officielle). Les anciens combattants ou «Moudjahidin»
et le FLN ont été mis au cœur du pouvoir, et aucune recherche historique
indépendante n'a été tolérée dans les universités.
Le bilan économique de ces pays,
plus d'un demi-siècle après, est dans l'ensemble désastreux. En termes de PIB
par habitant, aucune ancienne colonie n'est considérée comme un pays développé.
Parmi les pays dits «intermédiaires», on trouve les pays arabes
méditerranéens, entre le Liban à la 63ème place et le Maroc à la 113ème place.
Ensuite, pour les «pays les moins avancés», 17 sur 44 dans le monde sont
des anciennes colonies françaises et parmi les 25 les plus pauvres, on trouve 9
anciennes colonies françaises.
Comment l'expliquer ? D'abord, le
développement économique n'a pas été la priorité de la France : présence
d'administrateurs, mais pas de peuplement - sauf, et c'est relatif, en Algérie
; pas d'industries, plutôt une prédation des ressources minières. Ensuite, il y
a eu la concurrence avec le Royaume Uni pour contrôler le maximum de
territoires colonisés, mais ce fut en termes de surface et non pas de richesses
potentielles. Et enfin, il y a eu l'explosion démographique, favorisée sous la
colonisation par les progrès médicaux et la vaccination, mais qui est venue
avant la croissance économique et qui au final l'a empêchée. Le fait que ces
pays étaient en majorité musulmans y a contribué, avec le refus de maitriser
cette croissance de population. Dans certains pays - Tunisie, plus tard Maroc -
il y a eu un effort, mais pas en Algérie, où par volonté politique il y a
aujourd'hui chaque année plus de naissances qu'en France.
Le livre a un titre terrible pour le
chapitre VII, «l'État, bien patrimonial». Quelle était la répartition
des propriétés agricoles avant, pendant et après la colonisation au Maghreb ? Dans
un lointain passé, la propriété privée n'existait pas ; il y avait les
biens relevant du Sultan, et le plus gros appartenait aux tribus. La
colonisation a créé un domaine public et un domaine privé en majorité aux mains
des Français. La décolonisation a repris le domaine public et nationalisé les
terres des colons, mais cela s'est fait - sous couvert de «nationalisme»
ou de «socialisme» - au profit exclusif des dirigeants et de leurs
obligés. Le livre raconte aussi comment la Sonatrach en Algérie pour le
pétrole, et l'Omnium Chérifien des Phosphates au Maroc, ont été utilisés
directement par les pouvoirs de ces deux pays.
Comment se sont construits les trois
pays du Maghreb après la décolonisation ? Pierre Vermeren écrit que partout «les États indépendants sont la
suite bureaucratique des États coloniaux» : est-ce à dire qu'il n'y avait
pas «d'États nations» ? Les États se sont construits en fait sur le
modèle colonial et jacobin, bureaucratie, armée, police ; et les décolonisés se
sont empressés d'entrer dans cette bureaucratie en accaparant le pouvoir. Si on
considère les trois pays du Maghreb, chaque cas est différent. En Algérie, les
élites ont été décimées par la guerre ou sont parties - comme les Juifs -, et
ceux qui ont eu la direction à l'Indépendance n'étaient pas des intellectuels.
Au Maroc, tous les acteurs - sauf Ben Barka - voulaient qu'il y ait une
continuité. En Tunisie, les pouvoirs personnels de Bourguiba, puis de Ben Ali,
ont structuré le pays, mais autour d'élites qui avaient au départ un modèle
moderniste.
Le livre donne plusieurs
explications pour le long maintien au pouvoir des régimes despotiques, au
Maghreb et en Afrique Noire : contrôle militaire et policier pire que du temps
de la colonisation ; répression féroce des militants de gauche ; répression des
opposants politiques, emprisonnés, exilés, voire assassinés à l'étranger. Pourquoi
les islamistes se sont retrouvés ensuite
face aux régimes, avec en Algérie la guerre civile des années 90, qui a été une
horreur avec 200.000 tués, et un échec ? Pierre Vermeren a répondu que, sous
ces dictatures, les Mosquées étaient le seul espace de liberté, et que les
dirigeants ont fait un mauvais calcul, pensant que «la religion est l'opium
du peuple» et que cela détournerait le mécontentement. Ils n'avaient pas du
tout intégré l'islam politique, et sa force potentielle, comme par exemple Ennahda
en Tunisie.
Foccart au centre de la photo |
À propos de l'Afrique Noire, le
livre raconte son passage presqu'en douceur vers l'Indépendance, en rappelant
que plusieurs pays actuels étaient regroupés au départ dans des fédérations,
l'AOF et l'AEF. Pourquoi cette balkanisation ? Ce fut une double volonté,
française et africaine : l'ancienne métropole a pu plus facilement «tirer
les ficelles», et gagner 20 partenaires à l'ONU ; les élites africaines ont
gagné ainsi des bonnes places, de gouvernants, diplomates, etc. ; et cela
explique en partie leur retard économique. La fameuse "Françafrique",
mise en place par de Gaulle et pilotée par Jacques Foccart, a-t-elle duré au delà de l'alternance politique en
France en 1981, et du fameux «discours de la Baule» de Mitterrand en 1990 ? La
réponse est oui, même si la Chine a maintenant pris, au niveau économique, la
place des anciens colonisateurs.
Très juste description/analyse des faits passés et présents notamment sur l'Algérie (mon pays)... Reste seulement, que le terme de "Maghreb" utilisé, est inapproprié pour désigner l'Afrique du Nord. Pour rappel, le premier parti politique ( En Algérie) se nomme bien Etoile Nord Africaine" et non Etoile du Maghreb.. Les mots ont leur importance dans cette guerre notamment, idéologique contre ces fascismes nouveau et ancien : " l'islamisme et l'arabisme".
RépondreSupprimerPourquoi la France a-t-elle tellement échoué dans sa décolonisation, contrairement à la Grande-Bretagne ? Pourquoi, malgré les richesses énormes mises en valeurs à l'époque coloniale, les anciennes colonies françaises sont toutes, sans exception devenues des républiques bananière pour ne pas dire des dictatures ? Pour ne parler que de ce que je connais, sous le contrôle de notre ami Hamdellah, la très grande majorité des gens de type européen, (j'utilise ce terme pour éviter de parler de colons, pieds noirs ou autres communautés installées en Algérie avant 1830) vivant dans l'Algérie de l'avant indépendance voulait une société multi-culturelle avec des responsabilités partagées, des élus des deux bords etc. La métropole, gouvernée par l'argent et les intérêts pétrolifères et gaziers refusait ce consensus jusqu'au jour où la ligne de non retour a été dépassée. Pourquoi à l'Algérie Française n'a pas succédé une Algérie républicaine à l'image de l'Inde ? C'est bien la faute au peuple de métropole qui est profondément raciste, bien que le politiquement correct nous interdise de tels propos. Qui fut préfet de Constantine : Maurice Papon. Qui fut préfet de Constantine une fois la ligne de non retour passée : El Haddad, qui fut un grand préfet mais malheureusement c'était trop tard.
RépondreSupprimerLes "indépendances" des pays africains constituent un vrai et douloureux ratage historique.... la thérapie appliquée fut très mauvaise et l'on voit la catastrophe que vit le continent africain.... après 50 ans .et notamment l'Algérie (mon pays où j'y vis) : très peu d'avancée démocratique... développement économique encore à attendre... régression des valeurs et ce en dépit de richesses importantes dont le pétrole/gaz.... ...Peut-être que la "thérapie" appliquée à la remontée des poissons pêchés dans les grands fonds, aurait été meilleure pour beaucoup de nos pays africain !!!!
RépondreSupprimerJ'ai lu et relu cet article. Il se pourrait qu'il manque un mot pour expliquer le bilan "dans l'ensemble désastreux" de ces pays. C'est le mot :"corruption".
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