L'Institut Français des Relations Internationales (IFRI) m'avait invité à un séminaire passionnant le 13 novembre dernier : sur le thème «L'enjeu kurde au Moyen-Orient». Quatre experts nous ont dévoilé le dessous des cartes à propos d'une actualité que j'imaginais moins complexe.
Dans cette table-ronde, on a pu entendre des intervenants
jeunes, ayant étudié en profondeur chaque prisme du sujet, et surtout pour deux
d'entre eux, ayant vécu ou vivant dans la région. Ceci est d'autant plus
exceptionnel que dans le contexte actuel, où le Daesh terrorise les Occidentaux
par ses enlèvements et ses décapitations, les volontaires pour aller sur le
terrain doivent se faire plus rares.
Réveil kurde
Introduisant le débat, Christophe Ayad, rédacteur
en chef de l'International au journal Le Monde, devait resituer le
réveil kurde dans une région où au moins deux États nationaux sont en voie
d'implosion : la Syrie et l'Irak. Dans ce dernier pays, l'intervention
américaine de 2003 a consolidé les zones kurdes, passées d'une autonomie
précaire à une autonomie de fait mais non encore tout à fait consolidée car les
contentieux avec les autres communautés du pays demeurent (pétrole,
territoires). En Syrie, et profitant de la guerre locale, le mouvement
autonomiste local a installé un "proto-état". Et en Turquie, les
autonomistes kurdes se sont engagés depuis 2012 dans un processus de
négociations avec le gouvernement Erdogan suite au cessez-le-feu.
Or
tout ceci est remis en question par la fulgurante offensive de l'État Islamique
qui a débuté au printemps 2014, les Kurdes se retrouvant en première ligne,
bousculés par endroits, résistant ailleurs. En tout cas, ils sont maintenant en
première pages des média ; et cela alors que - et là il s'agit d'une remarque
personnelle - ce peuple gêneur volontairement oublié par les grandes
puissances, était aussi redécouvert par des journalistes peu curieux sur ce qui
sort de leurs grilles de lecture ; ni arabes, ni juifs, les Kurdes ont
longtemps été traités comme de la poussière cachée sous le tapis !
Kurdes en Syrie
Premier intervenant, Arthur Quesnay,
doctorant de l'Université Paris I, a fait plusieurs missions en Syrie, à Alep
et dans les zones kurdes. Il nous a révélé toute la complexité des relations
entre cette minorité, le pouvoir syrien et les différentes branches de
l'opposition armée. Pendant des décennies, les Kurdes du pays - minorité
importante de 2 millions d'âmes - ont été à la fois réprimés par le régime (qui
privait de nationalité des centaines de milliers d'entre eux) et manipulés : le
Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK, organisation toujours considérée
comme terroriste) avait sa base arrière en Syrie, jusqu'à ce que la Turquie, à
la fin des années 1990, menace son voisin d'une guerre, ce qui força à leur
abandon par le régime de Damas. S'en suivit une période de forte répression,
provoquant même des émeutes dans la ville de Kamishli en 2004.
Au moment du début de la révolution, au
printemps 2011, les Kurdes syriens furent donc logiquement les premiers
mobilisés, s'engageant dans l'opposition démocratique mais pas sur une base
communautaire. Le régime réagit alors avec une grande finesse pour diviser la
rébellion, n'envoyant pas l'armée dans les zones Nord à majorité kurde,
proposant même - mais sans succès - des réformes. Le régime abat alors sa carte
maitresse, le PKK, ou plus précisément le parti autonomiste frère, le
PYD. Et il lui sous-traite même carrément la répression de la rébellion, ce que
les groupes armés kurdes feront avec d'autant moins de scrupules que, peu à peu,
les éléments djihadistes - meurtriers vis à vis des minorités - prennent le
dessus sur les autres opposants.
S'en
est suivie une période trouble : les Kurdes syriens furent au début divisés,
mais au final l'avancée foudroyante du Daesh dans le désert du Nord-est les
força à se mettre d'accord. Aujourd'hui, la résistance de Kobané est devenue un
symbole pour tous les Kurdes, avec même l'envoi fin octobre d'un petit
contingent de Peshmergas venus d'Irak pour défendre la ville.
Kurdes irakiens
Anne Hagood travaille en Irak pour le Middle
Est Research Institute (MERI, à ne pas confondre avec le MEMRI,
américano-israélien qui ne travaille que sur les médias des pays de la région).
Elle vit à Erbil, ville kurde et elle est donc aux premières loges pour voir
l'envers du décor. Et ce qu'elle nous a dit était vraiment peu réjouissant. Les
quelques journalistes ayant un minimum de curiosité savent que les Kurdes
irakiens ont été toujours divisés entre deux partis politiques représentant en
fait deux clans familiaux. Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) des
Barzani, à gestion familiale, est présent dans le Nord, autour des villes de
Dohouk et Erbil. L'Union Patriotique du Kurdistan (UPK), des Talabani, contrôle
les zones Sud de la région autonome, autour de la ville de Souleymanieh.
Marxisant, ce parti est proche du PKK turc, qui l'a soutenu lorsqu'il y a eu un
épisode de guerre civile entre Kurdes, en 1996.
Grâce à la médiation américaine, il y a
eu un accord entre les deux partis, mais
«sans confiance entre eux», et cela plombe à la fois les aspirations à
l'indépendance du Gouvernement autonome du Kurdistan, et les capacités de
résistance militaire, face là aussi à la menace lancinante du Daesh. On sait
que Mossoul, capitale régionale peuplée en partie de Kurdes a été conquise par
les djihadistes, et que la grande capitale pétrolière de Kirkouk est toujours
menacée. Le monde entier a pu voir, à la télévision, les images dramatiques de
la fuite d'une demi million de réfugiés, chrétiens, yézidis, ou même musulmans
se mettant sous la protection des forces kurdes, elles-mêmes enfin armées par
les Occidentaux.
Mais
précisément, quelle est la valeur militaire des fameux Peshmergas ? Anne Hagood
a fortement refroidi l'assistance, en remettant à plat les fausses impressions
laissées par des reportages superficiels. Les unités kurdes ressemblent plus à
des milices qu'à une véritable armée ; leurs moyens de communication sont
rudimentaires, ils utilisent même des téléphones portables ; l'entrainement par
les unités spéciales de la coalition n'est pas encore effectif ; ils ont eu des
pertes conséquentes (déjà 1.300 tués au combat) ; les rivalités entre l'UPK et
le PDK contribue à la désorganisation. Mais surtout, et alors que le nouveau
gouvernement irakien arme les tribus sunnites pour les retourner contre le
Daesh, un affrontement inévitable risque d'avoir lieu ensuite entre Arabes et
Kurdes, les deux revendiquant souvent les mêmes régions.
PKK
Olivier Grojean, chercheur au CNRS/CERI
Sciences Po, a consacré son intervention à démythifier le PKK. Il l'a fait,
après avoir précisé au départ que, évidemment, il n'était pas question de
comparer les partis kurdes - même avec leur passif passé et présent - avec
l'horreur barbare du Daesh. Pour lui, le PKK, le plus puissant des partis
kurdes très représenté dans la Diaspora européenne, prétend à tort intervenir
dans un champ régional, en intégrant le PCDK irakien (complètement marginal),
le PYD syrien (qui chercherait à s'en démarquer) et le Pajak iranien. Le PKK ne
se veut plus officiellement marxiste-léniniste, et son programme politique en
Turquie est assez lénifiant (autonomie culturelle, conseils locaux, etc.). Dans
la pratique, il reste très centralisé, il pratique toujours l'élimination
des traîtres, et il n'est pas dit que les Américains qui ferment
aujourd'hui les yeux sur son caractère terroriste, ne rechangent pas à nouveau
d'avis.
Combattants PYD |
Enfin,
il a parlé d'un aspect étonnant de la guerre des Kurdes actuelle, les forts
contingents féminins chez les Peshmergas (40 % des effectifs) : pour lui, cela
a à la fois un côté très positif (la défense de la femme face à l'intégrisme
musulman), mais aussi révolutionnaire, la femme nouvelle combattante
étant bien une réplique de l'homme nouveau marxiste, longtemps théorisé
par Abdullah Öcalan, le vieux leader toujours emprisonné par la Turquie.
Prisme turc
Yohanan
Benaïm, chercheur de l'Université Paris I, devait conclure les exposés avec le
prisme turc, en soulignant des aspects peu rapportés par les medias. Le
gouvernement AKP a, dès le départ, joué la carte de l'apaisement avec la
minorité kurde, d'autant que l'armée, en première ligne pour leur répression,
était marginalisée. Il a ainsi établi des relations amicales avec le
gouvernement régional du Kurdistan irakien. Mais la guerre civile en Syrie,
l'irruption du Daesh dans le champ régional sont venues tout bouleverser et,
clairement, le pouvoir est très mal à l'aise. Les 250 kilomètres de frontière
avec la Syrie sont une zone poreuse, et il y a probablement des cellules
djihadistes dormantes dans le pays. Il y a eu des manifestations violentes (une
quarantaine de tués) dans les zones kurdes du pays, où la population reproche
au gouvernement de ne pas avoir soutenu les frères résistant à Kobané.
Et la crainte est que la société turque sorte encore plus divisée suite aux
différents conflits dans les pays voisins.
Les conclusions de cet article sont attristantes, on aurait tellement besoin de rêver en un Kurdistan uni, fort et amical !
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