LA NOUVELLE STRATÉGIE TURQUE
Par Jacques BENILLOUCHE
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Erdogan et Pérès à Davos |
L’article sur Slate du 14 septembre 2011 avait laissé sceptiques beaucoup de lecteurs incrédules qui qualifiaient ces phrases de naïves ou d’incantatoires : «La brouille entre Israël et la Turquie semble avoir atteint un point de non-retour. Pour autant, le conflit entre les deux pays ne devrait pas s’éterniser. Les intérêts communs stratégiques et économiques sont trop grands. Au-delà des invectives, des menaces populistes et des mouvements d’humeur, les protagonistes reviendront à de meilleurs sentiments, poussés en cela par leurs armées respectives. Israël et la Turquie ont besoin l’un de l’autre et ils n’ont pas de politique de rechange à court terme.»
Fin de la rupture
Il semble que
les deux pays aient estimé devoir reconsidérer leur rupture à la suite des
bouleversements intervenus dans la région. Durant ces trois années, les
diplomates n’ont pas trouvé de texte pouvant satisfaire la susceptibilité de
chacune des parties. Israël n’avait pas apprécié que son allié organise une
flottille armée pour violer le blocus de Gaza en mai 2010 tandis que la Turquie
a exigé des excuses pour les neuf morts qui se sont opposés à Tsahal.
Aujourd’hui la
situation politique et économique a évolué et explique un revirement politique.
Barack Obama a compris le problème et a imposé un appel téléphoné direct. Le secrétaire d'État américain John Kerry avait sondé les intentions turques à l'occasion de son déplacement à Ankara et avait préparé son coup après avoir obtenu la certitude que Tayyip Erdogan
abonderait dans son sens en ne fermant pas la porte au dialogue avec
Netanyahou. Alors qu'il était à l'aéroport Ben Gourion, en partance pour la Jordanie, le président américain avait réussi à convaincre Benjamin Netanyahou d'avoir, en sa présence, l'entretien de trente minutes qui a débloqué la situation.
Drapeaux turc et israélien |
En effet, le premier ministre turc estimait en 2010 qu’il avait un
boulevard devant lui pour obtenir le leadership du monde musulman et arabe.
C’était sans compter sur l’opposition farouche de l’Arabie saoudite qui ne
tenait pas à ce que ce pays, qui s’était compromis avec l’Otan, vienne occuper
ses terres. Il avait compris que cette conquête passait par une rupture de son
alliance avec Israël pour un rapprochement opportuniste avec la Syrie. Mais les
relations avec Bassar Al-Assad se sont complètement dégradées au point qu’une
guerre frontalière n’est pas exclue. Il avait même tenté, en vain, une
réactivation politique avec l’Iran qui ne lui pardonne pas aujourd’hui
d’apporter son aide aux rebelles syriens.
L’Égypte en première ligne
Il ne
s’attendait pas à ce qu’un nouveau venu sur la scène politique lui fasse de
l’ombre. Mohamed Morsi, le président de l’Égypte, que l’on avait qualifié de
second couteau des Frères musulmans et de candidat de substitution, s’est avéré
être un diplomate de talent et un négociateur hors-pair puisqu’il est arrivé à
ménager ses relations avec les États-Unis tout en ouvrant d’autres avec la
Chine et l’Iran. Il a été la vedette du sommet des non-alignés à Téhéran. Son
pragmatisme lui a donné des ailes pour reprendre le flambeau du leadership
arabe historiquement détenu par l’Égypte. Erdogan en a donc tiré les
conséquences et mis un terme à son rêve de contrôler le monde arabe.
Haniyeh et Erdogan |
Le Hamas était isolé à Gaza du temps de l’ère Moubarak mais
l’arrivée au pouvoir en Égypte des Frères musulmans, avec qui il partage la
même idéologie, lui a ouvert des horizons politiques et économiques qui mettent
au second plan l’aide que voulait lui apporter la Turquie. Il a changé d’allié
pour se tourner vers l’Égypte. Mais Mohamed Morsi avait bien précisé à son
allié Ismaël Haniyeh qu’il tenait au calme aux frontières avec Israël et qu’il
devait plutôt s’orienter vers une stratégie économique plutôt que
guerrière. Cela explique qu’une nouvelle
flottille pour Gaza ait été annulée et que l’influence turque soit en baisse
auprès du Hamas.
Pressions économiques
La rupture
des relations avec Israël avait donné des ailes aux militants kurdes du PKK qui
avaient été longtemps bridés par les israéliens et qui s’étaient libérés
de toute astreinte. Le réchauffement du front kurde a coûté beaucoup de morts
dans l’armée turque, à fortiori depuis la révolution syrienne qui a vu Bassar
Al-Assad s’allier avec le PKK pour contrer les velléités turques de lancer une
attaque conjointe avec l’occident.
Drone turc à base de technologie israélienne |
Les
militaires turcs expliquaient leurs échecs par une absence de matériel
sophistiqué livré par les industries militaires israéliennes. L’embargo imposé
par Benjamin Netanyahou a coûté à Israël la place de cinquième pays exportateur
d’armes alors que la Turquie a du mal à trouver une alternative efficace pour
équiper son armée, habituée depuis plusieurs années aux armes
américano-israéliennes. D’ailleurs Barack Obama n’a jamais accepté de se
substituer aux israéliens car il espérait faire ainsi pression pour une reprise
des relations entre les deux seuls pays qui entrent dans la stratégie
américaine au Proche-Orient.
L’aspect économique
n’est pas étranger à la justification d’une solution à la brouille de 2010. Les
israéliens ont limité l’importation de produits manufacturés turcs qui
inondaient le marché israélien comme les machines à laver et réfrigérateurs
ainsi que les produits comme les pâtes alimentaires et l’eau. Bien sûr les
industries israéliennes ont aussi souffert et des commandes de drones ont été
sinon annulées, au moins gelées.
Antalya plage |
Par nationalisme ou par
fierté, des milliers de vacanciers ont déserté la Turquie qui était leur
destination privilégiée. Les israéliens qui se sentent à l’étroit dans leur
petit pays ont besoin d’espace et de dépaysement. Alors, ils ont remplacé la
Turquie par la Crète, Rhodes, Chypre, les iles grecques et les pays de l’Est.
Une délégation d’hôteliers et de centres de vacances turcs s’était déplacée
en Israël pour convaincre les israéliens de revenir chez eux. Il leur a été
précisé que, pour des raisons de sécurité, ils ne reviendront en Turquie que le
jour où un ambassadeur israélien sera à nouveau en poste à Istanbul.
Pressions
militaires
Enfin
Israël tenait à la reprise des relations avec la Turquie pour des raisons
militaires. Les exercices de l’aviation au-dessus du territoire turc sont un
impératif de sécurité à la fois pour avoir de l’espace mais surtout pour
contrôler la frontière iranienne, longtemps survolée par les pilotes
israéliens. Le territoire turc reste aussi une option pour le survol d’une
armada en cas de frappe militaire contre les usines nucléaires iraniennes. La
susceptibilité israélienne de refuser de présenter les excuses s’avérait
négligeable face aux enjeux militaires. Israël avait besoin de la neutralité,
sinon de l’aide turque, pour s’attaquer à l’Iran.
Ehud Barak,
l’ancien ministre israélien de la défense, qui entretenait des relations
exceptionnelles avec l’État-Major turc, n’avait jamais fait mystère de son
souhait de reprendre les relations diplomatiques même s’il fallait qu’Israël «s’excuse»
pour les neuf morts. En tant qu’ancien militaire, il n’a pas les mêmes
sentiments de susceptibilité que les diplomates. Pendant trois ans, la
diplomatie israélienne s’était activée en vain. Elle était appuyée par les
États-Unis et l’OTAN qui considèrent que la Turquie est un élément fondamental
de l’influence occidentale dans la région. Ils ont tenté d’intervenir en tant
que médiateurs pour qu’Israël trouve des mots d’excuses appropriés sans faire
acte de contrition pour les morts de la flottille. Mais le blocage se trouvait
au sein même d’une partie du gouvernement, les nationalistes.
Avigdor Lieberman |
Le ministre
des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, était prêt à trouver une solution
pour mettre fin à l’impasse avec les turcs mais il ne voulait en aucun cas
présenter des excuses. Habitué aux diatribes et aux slogans nationalistes anti
arabes, il pouvait difficilement se plier aux exigences turques. Sa mise à
l’écart temporaire du ministère des affaires étrangères, pour cause de procès
en cours, semble avoir débloqué la situation pour permettre la reprise des
relations diplomatiques. Il a cependant fulminé contre une «grave
erreur qui sape le moral de l'armée».
Consensus israélien
La centriste Tsipi
Livni s'est félicitée «d’une décision très importante et correcte au regard
des intérêts communs à Israël, à la Turquie et aux États-Unis, surtout à la
lumière des évènements en Syrie». Le nouveau ministre de la Défense Moshé
Yaalon et le chef d'Etat-major Benny Gantz ont approuvé la décision de M.
Netanyahou de reprendre les relations diplomatiques. Cette décision avait été
précédée par quelques timides approches car le porte-parole de l'administration
militaire israélienne dans les territoires palestiniens, le commandant Guy Inbar,
avait annoncé qu'Israël avait autorisé Ankara à faire entrer des équipements
médicaux pour un hôpital construit dans la bande de Gaza par la Turquie.
Les relations des deux pays ont souffert, pendant trois ans, des politiques intérieures et des égos déguisés en fierté nationale. Alors, les troubles en Syrie, le programme
nucléaire iranien et les pressions américaines ont eu raison de l'intransigeance des premiers ministres israélien et turc. Une nouvelle ère de
collaboration s’annonce pour le bien de ces deux
pays mais surtout pour l’intérêt stratégique des États-Unis et de l’Otan.
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