Terrain miné. Je sais que je vais me faire agonir. Peut-être même,
abolir. Encore plus maintenant. Juste après ce drame épouvantable du mont Meron.
Mais compte-tenu de la place prise par ce phénomène, il est interdit de s’interdire
d’en parler. De s’interdire de le sortir de sous le tapis et de le mettre sur
la table. De le nommer.
Le cercle des participants, réunis sur la plage, en ce début d’été, à la fraîcheur du matin, pris par surprise par cette première intervention, si visiblement irrépressible, fit silence. Jonathan offrit à la jeune policière, habituellement toute mignonne mais cette fois, remontée comme une pendule, libre voie…à sa voix. Précisant d’entrée s’exprimer à titre personnel. Tout en s’inspirant de sa toute récente expérience directe, professionnelle. En même temps que du constat que tous pouvaient faire, à partir de la succession accélérée des évènements dans le pays.
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une cérémonie funéraire à Jérusalem |
Authentiquement bouleversée, néanmoins déterminée, la jeune femme
s’expliqua. Ces dizaines de morts, ces cent cinquante blessés, des enfants, des
femmes, venus partager la joie de la fête c’est insoutenable. Mais l’angoisse
lui avait déjà serré la gorge devant la vision, lors d’une retransmission télé
de cet évènement, de l’énormité et de la densité de la masse des religieux. Confinés
dans un espace aussi restreint. Le chiffrage contribuait déjà à son effroi. 3.000
personnes acceptées, puis 10.000, puis 30.000. Finalement 100.000. Serrées
comme des harengs. Sautant, dansant. Repoussant 5.000 policiers impuissants. Une
représentation avant drame de ce qu’est devenue la communauté religieuse juive
orthodoxe. Un ensemble autonome de la
société israélienne, suivant ses propres lois, hermétique aux recommandations
qui lui sont extérieures. Une colline devenue montagne. Un bloc. Un corps
étranger, au sein du pays. Respectable dans ses convictions, dit-elle,
parcourant d’un regard ferme le groupe toujours silencieux et grave, mais critiquable
dans l’exclusion de toutes autres.
Sa propre expérience l’avait poussé à bien y réfléchir. L’explication
de ce phénomène lui paraissait relever de facteurs historiques. Lien originel
entre judaïsme et Israël, bien entendu. Choix initial de fixer des cadres
religieux à la vie publique et une autonomie à la vie religieuse. Fixation d’ilots
géographiques. Enracinement et défense des singularités, éducation, rôles
respectifs des hommes et des femmes, taux de natalité, évitement de la vie
militaire…Pénétration de plus en plus influente de la vie politique par
l’intermédiaire de partis religieux de plus en plus courtisés pour des raisons
électoralistes. Avec pour conséquence, une solidification d’un univers juif
orthodoxe, singulier au départ, enhardi par la suite. Jusqu’à vouloir exporter
à l’ensemble de la population nationale les règles qui sont les siennes. Jusqu’au
refus d’application chez lui des règles nationales. Avec, pour conséquence
ultime, l’opposition par la violence aux intrusions du monde israélien
extérieur au sein de cet univers clôt. Une violence d’autant plus
impressionnante, sinon effrayante, qu’elle se manifeste par ce qui ressemble à
une armée, innombrable, d’hommes en uniforme, chapeautés, vêtement noir,
chemise blanche, vociférant, passant ouvertement à l’acte.
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affrontements police-orthodoxes |
Son expérience, c’est-à-dire, précise-t-elle, hochant la tête pour
bien l’enfoncer dans celles de ses auditeurs matinaux, sa participation aux
interventions policières à Bnei Brak et Mea Shéarim. Aux premiers temps, si
critiques, de la pandémie du Corona. L’impression, angoissante, de se trouver
devant une marée humaine. La fureur. L’intolérance. Le déchainement d’insultes,
de crachats, de lancements d’objets. Et, les coups. L’engrenage des attaques,
reflux, poursuites, des pertes de contrôle, forcément de part et d’autre, le
jeu grotesque du chat et de la souris. Le sentiment d’un affrontement stérile et
dangereux avec un monde, en définitive, immature, irresponsable. Ficelé dans
ses croyances, ses traditions et ses contraintes de vie pratique,
surpopulation, exiguïté.
Le moment est probablement mal choisi, dit-elle,
baissant alors ses yeux, comme s’excusant presque. Pas tout-à-fait cependant. Car,
reprit-elle, l’horreur est révélatrice. La dramaturgie du moment
explicite de fait, le caractère incontrôlable de ce qu’elle ressent
intimement comme une maladie du corps social israélien. Elle utilisa, sur
l’instant, une expression que Jonathan sentit comme profondément murie, celle d’un
gâchis ontologique. Le gâchis d’une communauté au rôle fondateur qui
s’égare dans un rôle de sécession. Au risque, avec le temps, de détruire la
société qu’elle a contribué à créer.
La petite policière avait réussi à prendre Jonathan de court. Le choc du drame humain, comme l’impact d’une
expression à cœur ouvert, le privait du recours habituel à une pichenette vaguement
intellectuelle en guise de conclusion. Il invita seulement l’audience à se
souvenir que, dans sa courte vie, Israël avait toujours su surmonter les
dangers rencontrés sur son chemin.
2 commentaires:
Pauvre Jonathan, le voilà comme Alexandre devant le Noeud gordien !
La question est : qui est le "corps étranger au sein du pays ?
Est-ce que ce sont les "religieux juifs" au nom desquels on a ressuscité Israël en Palestine ?
Ou bien est-ce que ce sont les autres - comme Jonathan - qui se sentent appartenir à la "start-up nation" ?
Gageons que le noeud n'est pas près d'être tranché !
Ce noeud se définissaant comme sans commencement ni fin apparents, Jonathan résoud la question en tranchant: en l'an 2021, il n'y a qu'un corps étranger. La secte des hommes en noir, robotisés, lobotomisés. Qui se constituent en Etat dans l'Etat. Avant de devenir l'Etat.
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