Politique intérieure, d’abord. Citation : «le Front de
Libération nationale (FLN) algérien mène une véritable guerre civile
intra-musulmane qui lui permet de se débarrasser des élites algériennes qui
portaient un projet différent du sien, qu’elles soient traditionnelles
(caïds, bachagas) ou modernes comme les indépendantistes du Mouvement national
algérien (MNA) réunies autour de Messali Hadj. À l’indépendance, en juillet
1962, ce sont des sans culottes sans pedigree qui prennent les manettes à
Alger». Cette médiocrité du personnel politique explique largement les
échecs de l’Algérie Yin, alors que le Maroc n’a pas procédé du tout aux
mêmes purges internes.
Ces purges s’inscrivent dans une longue séquence : élimination
des modérés du GPRA dès l’entrée de l’armée des frontières arrivant de
Tunisie et du Maroc ; prise de pouvoir par le révolutionnaire Ben
Bella ; écrasement un an plus tard du maquis autonomiste kabyle dirigé par
Aït Ahmed, figure historique de la révolution ; putsch de l’armée en 1965,
répression des ex-alliés communistes et Boumediene régnant sans partage jusqu’à
sa mort treize ans plus tard.
Pierre Vermeren |
Mais l’Algérie Yin n’en aura pas fini avec la Kabylie : la région reste pauvre et sous-développée, et le pouvoir n’a toujours pas pardonné le printemps kabyle en 1980, puis les manifestations de 2000-2001. J’ai réalisé une interview en deux parties de l’historien Pierre Vermeren, à propos d’un livre remarquable (Dissidents du Maghreb), co-écrit avec Khadija Mohsen-Finan. (2)(3). Cet ouvrage aborde un angle mort de l’historiographie française, sans complaisance pour aucun des pouvoirs qui se sont succédés à Rabat, Alger et Tunis. Concernant les Kabyles, j’avais relevé que dans tous les domaines non directement liés à leur identité, comme la culture, les droits de l’homme, les médias et la recherche universitaire, ils ont été sur-représentés. Vermeren l’expliquait par la scolarisation spécifique de leur région à la fin du 19ème siècle, par les Pères Blancs puis par Jules Ferry. Cette population, plus cultivée et très importante dans l’immigration en France, sera une petite fenêtre pour ouvrir un peu un pays largement refermé sur lui-même.
On connait mieux l’histoire plus proche, avec comme une malédiction
d’un pays n’échappant pas à son côté obscur (Yin) : les émeutes d’octobre
1988, inorganisées et qui firent des centaines de morts ; l’effondrement
du parti unique et le début d’une libéralisation ; la montée, en
parallèle, de la mouvance islamiste lentement nourrie par l’importation en
Algérie de centaines d’imams salafistes égyptiens, jadis expulsés par
Nasser ; la victoire électorale du FIS (Front islamique du Salut) en 1991,
victoire refusée par l’armée et suivie par une décennie de guerre civile ;
et, depuis une vingtaine d’années - marquées par la gouvernance record de la momie
Bouteflika -, un immobilisme quasi-total du pays malgré la révolte pacifique du
Hirak en 2019, révolte inorganisée et qui ne fera pas bouger les lignes.
Revenons maintenant au Maroc Yang : le pays a-t-il
connu la tranquillité dans les premières années de l’indépendance ? C’est
d’abord vite oublier la deuxième révolte du Rif, qui fit des milliers de morts
en 1958-1959, et qui fut durement réprimée par une force armée commandée par le
Prince héritier Moulay Hassan, le futur Hassan II. Roi qui laissa pendant près
de 40 ans et en représailles, la région sans réel programme de
développement ; alors que dès son accession au trône, son fils Mohammed VI
rattrapa les décennies perdues, avec en particulier l’autoroute Casablanca -
Tanger et les extensions de ce port : Yang, donc, mais avec du
retard.
Autre front pour le pouvoir marocain, celui-ci politique. Pas
vraiment une monarchie constitutionnelle, le Maroc doit le multipartisme, selon
Pierre Vermeren, à la volonté du Makhzen (pouvoir autour du Palais)
de diviser pour régner : en refusant le parti unique qu’aurait représenté
l’Istiqlal, il permet la naissance au sein de ce parti - à la fois nationaliste
et conservateur -, d’une formation politique de Gauche, l’Union Nationale des
Forces Populaires dirigée par le jeune et brillant Mehdi Ben Barka. Mais
celui-ci, militant tiers-mondiste, est soutenu ouvertement par l’Algérie, ce
qui en fait un danger existentiel et entraîne son assassinat. En parallèle, des
émeutes très durement réprimées vont marquer la décennie 1965-1975, avec des
milliers d’arrestations et la pratique courante de la torture ; le pouvoir
sera aussi en conflit ouvert avec une large partie de la jeunesse étudiante,
dont le syndicat sera noyauté par l’extrême gauche, maoïste à l’époque.
Ce sont les fameuses années de plomb, de mémoire longtemps taboue
au Maroc ; mais là-encore, Mohammed VI aura eu le mérite de remettre plus
tard le pays dans son versant Yang, avec la création de l’instance «Équité
et réconciliation» créé pour apporter de la lumière sur la terrible
répression de cette période. Rien de pareil en Algérie où, dans une opacité
totale, les responsables du GIA ont été largement amnistiés sous Bouteflika.
Évoquons rapidement la «guerre des sables» qui opposa
militairement les deux pays en 1963. Dans son article, Driss Ghali (1) rappelle
le soutien sincère du Maroc aux frères algériens pendant la lutte pour
l’indépendance. Il indique que la frontière entre l’ex-protectorat français et
ce qui était encore l’Algérie française était mal définie, et affirme que les
dirigeants du FLN auraient fait des promesses de rectifications après
l’indépendance, les Marocains espérant récupérer Tindouf et Colomb Béchar. Au
terme d’une guerre inutile le Royaume ne récupéra rien mais l’Algérie en
conserva une grande rancœur. Citation, encore : «Les Algériens, vexés
par leurs mésaventures militaires face aux forces armées royales, vont mettre
un point d’honneur à se doter d’une armée puissante. On en connaît les
résultats dont l’une des ramifications fut la mise du pays en coupe réglée par
les généraux. Un véritable complexe militaro-économique s’est emparé de
l’Algérie et ne veut pas lâcher prise».
Mais le sujet pour lequel l’opposition Yin/Yang saute aux yeux est
clairement le traitement de leurs Juifs par chacun des deux pays. Au Maroc
subsiste la seule communauté juive organisée du monde arabe, avec entre 2.500
et 3.000 âmes selon les sources, et plusieurs dizaines de synagogues en
activité soit régulière, soit périodique. Si cette population est maintenant
concentrée à Casablanca, les lieux historiques associés aux régions où les
Juifs vivaient dans le passé sont partout soigneusement préservés, et on ne
compte plus les cimetières et les synagogues réhabilités. Au Maroc se trouve un
musée juif, de création récente (1997).
L’Alliance Israélite Universelle, jadis implantée dans plusieurs
villes et qui contribua si fortement dans le monde musulman à l’alphabétisation
et à l’apprentissage du français, maintient une école à Casablanca où étudient
côte à côte élèves juifs et musulmans : et les deux apprennent en
parallèle l’hébreu et l’arabe. Plus extraordinaire encore, le Maroc vient de
décider que l’histoire et la culture juive seraient enseignées à l’avenir dans
l’ensemble de ses écoles. Bien avant la normalisation officielle entre les deux
pays, les Israéliens venaient faire du tourisme avec leur propre passeport,
même s’ils devaient faire escale à Istanbul en l’absence de liaison aériennes
directes. Et, anecdote personnelle, j’ai eu le bonheur il y a une dizaine
d’années d’assister dans la palmeraie de Marrakech à un mariage juif somptueux,
et d’y entendre la chanteuse israélienne Zehava Ben, elle-même d’origine
marocaine !
En Algérie, l’écrasante majorité des Juifs ont pris la fuite, une
valise à la main et dans la masse des Pieds Noirs, au moment de
l’indépendance en 1962 et les mois suivants. Le gouvernement algérien a refusé
ensuite toute organisation du culte israélite, pour les quelques milliers de
personnes qui ont tenté malgré tout de rester. On peut écouter, pour en savoir
plus, deux émissions où je recevais des personnalités bien opposées par leurs
opinions. Benjamin Stora, historien de référence de la guerre d’Algérie, a écrit
des dizaines d’ouvrages dont l’émouvant «Les clés retrouvés» (4), où il
évoque avec une précision extraordinaire son enfance à Constantine, dans une
ville où la présence juive était forte et très ancienne ; on y découvre en
particulier combien sa famille a hésité à partir, puis comment l’obligation de
fuir s’est imposée. Jean-Pierre Lledo, lui, est né dans une famille communiste, ayant sincèrement fait le pari de vivre dans un
pays indépendant et multiculturel. Dans son film «Algérie, histoires à ne
pas dire» (5), il raconte combien le passé juif est totalement refoulé,
nié, effacé. Les cimetières juifs sont en ruine, il n’y a plus de synagogues et
aucune structure pour les quelques dizaines de personnes qui resteraient.
Peut-on en conclusion apporter un peu de nuance sur l’héritage du
passé, heureux pour les uns, douloureux pour les autres ? D’abord, ne
jamais essentialiser : il n’y a pas les gentils Marocains d’un côté et les
méchants Algériens de l’autre, chaque peuple comprenant – y compris chez les
Juifs – son pourcentage de salauds et d’imbéciles. De tradition plus frondeuse
que leurs voisins, les Algériens nous offrent, par exemple, les personnalités
remarquables de Boualem Sansal, Kamel Daoud, Slimane Benaïssa et tant d’autres
que j’ai pu connaitre ou croiser au fil des années. Ensuite, ne pas enjoliver
l’Histoire. Si le traitement de sa petite minorité juive est extraordinaire
dans le Maroc d’aujourd’hui, ils y ont été dhimmis comme ailleurs en terre
d’islam, et parfois victimes de pogroms. Enfin, si un fort attachement unit
l’ensemble des Juifs originaires du pays à la famille royale, la réalité
historique interdit de raconter tout et n’importe quoi sur le sauvetage de la
communauté pendant la Guerre : lire à ce sujet Georges Bensoussan, qui
apporte un éclairage bienvenu.
2. Emission avec Pierre Vermeren première partie
3. Emission avec Pierre Vermeren deuxième partie
4. Emission avec Benjamin Stora
5. Emission avec Jean-Pierre Lledo
6. Article de Georges Bensoussan
Cet article est très enrichissant , car il explore en détail les multiples interactions au fil du temps, dans chacun de ces deux pays et entre eux. Certes on connaissait sans doute une partie des événements, mais pas tous et surtout pas l'impact chez le voisin. C'est d'autant plus interessant que la France a occupé les trois pays du Maghreb et que chacun d'eux a suivi une route différente, nonobstant le même colonisateur pendant de longues périodes, au même titre que leur "printemps arabe" label crée par l'occident, a fait long feu , mais en laissant des traces très contrastées pour le moins.
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