LA TURQUIE HYPOTHÈQUE SA COOPÉRATION
MILITAIRE AVEC LES ÉTATS-UNIS
Par Jacques BENILLOUCHE
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La Turquie semble négliger les limites de son bras de fer avec les Etats-Unis. Elle n’a pas affaire à l’Europe qui, à la première
menace, préfère composer pour éviter le clash avec le dictateur Erdogan. A
fortiori lorsque, en face de lui, se trouve Donald Trump qui n’aime pas trop qu’on
lui marche sur les pieds. Les derniers
développements entre la Turquie et la Russie, qui fournira les systèmes de
défense S-400, ont poussé les Américains à suspendre toute livraison d’avions
furtifs F-35.
S-400 |
Le 21 août 2018,
Alexander Mikheev, patron de Rosoboronexport, l’agence chargée des exportations
russes d’équipements militaires, a confirmé que la livraison des premiers
systèmes de défense aérienne S-400 à la Turquie aurait lieu au premier semestre
2019. Il a été précisé que le paiement de cette commande, évaluée à 2,1 milliards d’euros, ne s’effectuera pas en dollars
mais en «devises locales». On ignore si la devise locale
sera la livre turque en pleine déconfiture.
La Turquie sait, pour
en être membre, que le système S-400 est incompatible avec les équipements dont
disposent les pays membres de l’Otan, et en particulier les avions F-35 qu’Erdogan
a commandés à 100 exemplaires. Il ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, car
les Américains ne sont pas prêts à mettre à la disposition de ses alliés russes les données
sensibles relatives à l’avion de 5ème génération développé par Lockheed-Martin.
Heidi H.Grant |
Heidi H.Grant,
sous-secrétaire adjointe de l’US Air Force pour les affaires internationales, avait
déjà mis en garde la Turquie en novembre 2017 : «C’est une
préoccupation importante, non seulement pour les États-Unis, car nous devons
protéger cette technologie de pointe, mais aussi pour tous nos partenaires et
alliés qui ont déjà acheté le F-35». Israël a depuis le début de l'année constitué plusieurs
escadrilles de F-35 en service. Dans sa folie anti-Trump, Erdogan ne semble pas
avoir assimilé cet avertissement.
Or le Congrès des
États-Unis a voté, avec une célérité inhabituelle, un budget de 716,3 milliards de dollars pour
le Pentagone. En effet, le 1er août 2018,
une semaine après la Chambre des
représentants, le Sénat a adopté, à large majorité (87 voix pour, 10 contre) le
projet de «National Defense Authorization Act» (Ndaa), qui fixe le
niveau des dépenses militaires américaines pour 2019. Mais ce projet contient des mesures
législatives qui interdisent au Pentagone de livrer le moindre avion de combat
F-35A à la force aérienne turque tant qu’Ankara maintiendra sa volonté
d’acquérir des systèmes de défense aérienne S-400 auprès de la Russie. Aucun de
ces appareils destinés à la Turquie ne sera autorisé à quitter le territoire
américain.
Andrew Brunson |
Mais le projet Ndaa comporte des exceptions pour les pays, comme l’Inde, qui ont déjà acquis du
matériel russe antérieurement au texte voté. Ankara ne bénéficie pas de cette exception.
Sachant pourtant que le texte promulgué touchait directement la Turquie, le président américain ne s’y est pas opposé et il l’a signé le 13 août
2018 en pleine crise entre Washington et Ankara à propos du sort du pasteur
Andrew Brunson, emprisonné en Turquie pour ses relations présumées avec le PKK
et avec le réseau du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être derrière le
coup d’État manqué du 15 juillet 2016. Les Turcs mettent
dans la balance l’extradition de Fethullah Gülen, réfugié aux États-Unis, en
échange de la libération du Pasteur.
Une
association pro-Erdogan, certainement suscitée par les autorités turques, a demandé
l’arrestation d’officiers américains, accusés d’avoir des liens avec le
mouvement Gülen. L’Association pour la justice sociale, qui réunit des avocats
et des juristes proches de Recep Tayyip Erdoğan, a déposé une plainte auprès du
bureau du procureur général d’Adana pour demander l’arrestation de plusieurs
officiers américains, dont certains sont encore affectés à la base aérienne
d’Incirlik.
Un expert français en relations internationales fait le parallèle entre la base d'Incirlik et celle de Bizerte qui en 1961 avait presque failli effondrer le régime de Habib Bourguiba. On se souvient que le président tunisien avait envoyé ses troupes et la population civile à l’assaut de Bizerte pour obtenir, par la force, sa restitution à la Tunisie. A l’époque, le général de Gaulle avait répondu par la force causant plus d’un millier de morts tunisiens. Donald Trump, sur ce plan, risque de se comporter comme le Général de Gaulle si la base est attaquée.
Officiers américains à Inciurlik |
Un expert français en relations internationales fait le parallèle entre la base d'Incirlik et celle de Bizerte qui en 1961 avait presque failli effondrer le régime de Habib Bourguiba. On se souvient que le président tunisien avait envoyé ses troupes et la population civile à l’assaut de Bizerte pour obtenir, par la force, sa restitution à la Tunisie. A l’époque, le général de Gaulle avait répondu par la force causant plus d’un millier de morts tunisiens. Donald Trump, sur ce plan, risque de se comporter comme le Général de Gaulle si la base est attaquée.
La
similitude est liée au fait que les
plaignants turcs veulent que les autorités turques bloquent les vols militaires
américains à partir d’Incirlik et exécutent un mandat de perquisition dans
cette enceinte afin de chercher des «preuves supplémentaires» contre
les officiers américains visés. L'Histoire est un éternel recommencement.
La Turquie reproche à ces militaires américains d’avoir des liens avec le
réseau Gülen et d’avoir «tenté de détruire l’ordre constitutionnel en
essayant d’empêcher partiellement ou totalement le gouvernement turc d’exercer
son autorité et mettant en danger la souveraineté de l’État turc». L’Association
soutenue par le gouvernement turc ose aller plus loin en exigeant «d’arrêter
les commandants de l’US Air Force qui en tant que supérieurs des soldats basés
à Incirlik, ont joué un rôle dans la tentative de coup d’État du 15 juillet
2016».
colonel John C. Walker |
Sont
notamment visés les colonels John C. Walker, patron du 39th Air Base Wing à
Incirlik, Michael H. Manion son adjoint, David Eaglen et David Trucksa ainsi
que les lieutenants colonels Timothy J. Cook et Mack R. Coker. Deux
sous-officiers sont aussi cités, à savoir les sergents Thomas S. Cooper et
Vegas M. Clark. Font également partie du lot le général Joseph Votel, le chef
de l’US Central Command, le commandement américain chargé de l’Asie Centrale et
du Moyen-Orient, ainsi que le général Rick Boutwell, directeur des affaires
régionales du sous-secrétaire adjoint à l’US Air Force et le général John
Campbell, qui fut le dernier commandant de la Force internationale d’assistance
à la sécurité en Afghanistan. Rien que cela. Plus c’est gros et plus la Turquie y croit.
Mais ce
qui risque d’irriter le gouvernement turc est l’excellence des relations des
Américains avec les militaires turcs. L’US Air Force a ouvertement affirmé, par
la voix de la capitaine Amanda Herman, porte-parole
de la base d’Incirlik : «Nous continuons à mener à bien notre mission
ici et nous sommes fiers de la relation que nous entretenons avec nos partenaires
militaires turcs».
Boeing KC-135R Stratotanker à la base Incirlik |
Il faut noter que la base d’Incirlik abrite
une partie des bombes nucléaires tactiques B-61 mises à la disposition de
l’Otan par les États-Unis. Comme pour Bizerte en Tunisie, le sort de cette base
a été régulièrement contesté par les autorités turques qui l’utilisent comme
moyen de pression. Par ailleurs, l’association prétend disposer d’une preuve sur
l’implication des États-Unis dans la tentative du coup d’État de juillet 2016.
Elle aurait découvert un document Word intitulé «directive sur le coup
d’État» trouvé dans des courriels adressés à un certain Hüseyin Ömür,
alors assistant du général Mehmet Partigöç, un officier accusé d’avoir pris
part à la tentative de coup d’État.
Bombe nucléaire B61 |
Il n’est
pas impossible que les États-Unis décident de réduire leur présence à Incirlik
pour protéger leurs militaires. Washington hésite cependant à rompre totalement avec la
Turquie, membre de l’Otan, en raison de la
position géographique stratégique qu’elle occupe, avec le contrôle des détroits
entre la mer Noire et la Méditerranée. Erdogan se sent en position de force
depuis que le Qatar a pris fait et cause pour lui en signant un accord
d’échange de devises pour un montant maximal de 3 milliards de dollars. Doha envisage
aussi d’acquérir des systèmes S-400. Le revirement du Qatar s'explique depuis que l'Arabie saoudite, le Bahreïn, les
Emirats et l'Egypte n'entretiennent plus de relations diplomatiques avec lui parce qu'il est accusé de flirter avec des groupes islamistes radicaux. Cela explique qu'il ait rejoint la Turquie dans son attitude anti-occidentale.
Aaron Wess Mitchell |
Aaron Wess Mitchell, chargé des relations avec
l’Europe et l’Otan au département d’État américain, a été clair : «une acquisition
de S-400 aurait inévitablement des conséquences sur l’avenir de la coopération
militaro-industrielle turque avec les Etats-Unis, y compris concernant les
F-35». Il menace de transférer aux Israéliens les activités relatives à
la production de l’avion de Lockheed-Martin, jusqu’alors confiées à des
entreprises turques. La seule gagnante de ce bras de fer sera sans aucun doute la Russie, dont l’accès à la Méditerranée dépend des détroits turcs.
Cher monsieur Benillouche,
RépondreSupprimerJe viens d'apprendre qu'un institut néerlandais - Clingendael Institute - avait rendu publique une étude consacrée au nombre de morts provoquées par les guerres et conflits du XXème siècle. Entre 1900 et 2000, ce sont 231 millions de personnes qui ont été "tuées à la suite d'une décision d'origine humaine".
Je n'ai aucun doute sur la supériorité des armes du XXIème siècle, sur celles du XXème, mais je me demande, si en nombre de morts, au XXIème siècle, nous ferons mieux ou moins bien, qu'au XXème siècle ?
Très cordialement.